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- Lutte ouvrière n°2291
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Égypte : L'élection de Mohammed Morsi ; l'armée et les Frères musulmans se partagent les rôles
Dimanche 24 juin, c'est après une attente de plusieurs jours que la commission électorale égyptienne a fini par proclamer les résultats de l'élection présidentielle et la victoire de Mohammed Morsi, candidat du Parti de la liberté et de la justice, autrement dit le parti politique constitué par les Frères musulmans.
Auparavant, le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) qui depuis la chute de Moubarak il y a quinze mois gouverne ce qui est censé être une « transition démocratique » en Égypte, avait en effet pris ses précautions en rognant d'avance les ailes de l'élu. Le Conseil constitutionnel avait annulé les élections de l'Assemblée législative effectuées en décembre et janvier et qui avaient abouti à une majorité islamiste dans laquelle les Frères musulmans tenaient la part du lion. Ainsi, si Mohammed Morsi a été déclaré élu, il ne dispose en fait de guère de pouvoir et reste dépendant du bon vouloir des militaires.
Selon tous les commentaires, d'intenses tractations seraient maintenant en cours entre les militaires et les Frères musulmans, sur les modalités d'un partage du pouvoir entre les deux forces. L'assemblée législative serait remise en place, mais les Frères musulmans s'engageraient à ne pas constituer un gouvernement uniquement islamiste et à ne pas chercher à introduire la charia comme base de la législation.
Si un tel compromis finit par s'instaurer, il serait dans la continuité de ce qu'était le pouvoir égyptien dès avant le départ de Moubarak. Comme dans d'autres pays à majorité musulmane, le parti islamiste base son influence sur des réseaux construits dans les quartiers autour des mosquées et qui jouent auprès de la population un rôle d'aide sociale, y compris souvent médicale, alors que l'État s'en désintéresse. Encadré par de riches bourgeois, des médecins, des ingénieurs, il s'appuye sur des militants religieux nombreux et très présents.
C'est pourquoi, si l'armée tenait à garder les leviers essentiels du pouvoir politique, elle a toléré de plus en plus largement les Frères musulmans, dont cette implantation dans les villes et les quartiers s'avérait un puissant facteur de contrôle social, empêchant que la misère de la population ne débouche sur des explosions incontrôlables. La crise ouverte avec la chute de Moubarak leur a permis de se renforcer encore, et cette fois de pouvoir prétendre au pouvoir politique, mais ce sera toujours à condition d'accepter de le partager avec d'autres, sous le haut arbitrage de l'armée. D'autre part, ils sont maintenant en butte aux surenchères des salafistes, qui trouvent les Frères musulmans trop enclins au compromis.
Des contacts ont visiblement été pris avec les puissances impérialistes influentes auprès des militaires, en premier lieu les États-Unis, qui ont cherché à s'assurer que ce parti religieux saurait fournir des politiciens responsables avec qui ils pourraient collaborer, sachant se souvenir que les Frères musulmans sont nés autrefois en Égypte grâce au soutien des services secrets anglais.
On pourrait donc assister maintenant à la suite de cette collaboration plus ou moins conflictuelle entre les islamistes et le pouvoir militaire. Un peu comme c'est le cas en Turquie, et comme cela a été le cas en Algérie dans le passé, l'armée pourrait se présenter comme la garante du maintien d'une certaine laïcité, du respect des minorités religieuses non musulmanes, sorte de rempart contre l'obscurantisme. Mais en Turquie cet affrontement est en grande partie factice, car l'armée au pouvoir a été la première à faciliter la croissance de la présence islamiste, dans laquelle elle voyait une assurance contre le développement des idées de gauche, voire révolutionnaires.
Au fond, il en est de même en Égypte, où la croissance du parti islamiste a été tolérée par les militaires depuis des années, au point que, si ceux-ci lui contestent encore aujourd'hui le fait d'exercer pleinement le pouvoir politique, on peut dire que depuis longtemps c'est ce parti qui a le pouvoir dans la société. Il suffit de voir comment le vendredi pas une rue du Caire n'échappe à la retransmission tonitruante des prêches des mosquées par des haut--parleurs installés à demeure, ou comment en quelques années le port du voile a été imposé presque unanimement aux femmes, la seule excuse pour ne pas le porter étant -- et encore -- le fait d'être chrétienne.
À l'image de l'élection présidentielle disputée entre un candidat islamiste et le candidat de l'armée, quinze mois après le départ de Moubarak, le pouvoir semble en voie de s'organiser entre une armée se présentant comme la garante d'un certain modernisme, et un parti obscurantiste se présentant comme la voix du peuple et son élu démocratique ; une situation ne laissant à la population que le choix de se demander lequel des deux partis est le plus à redouter.
Car, justement, aucun des deux ne peut représenter les aspirations démocratiques et sociales qui avaient commencé à s'exprimer en janvier et février 2011 contre le pouvoir de Moubarak. La révolution reste à faire en Égypte, et elle devra s'affronter à ce qui apparaît désormais comme les deux facettes du pouvoir de la bourgeoisie et de l'impérialisme.