Chypre : L'affrontement gréco-turc, un legs de la politique des grandes puissances06/01/20052005Journal/medias/journalnumero/images/2005/01/une1901.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Chypre : L'affrontement gréco-turc, un legs de la politique des grandes puissances

Parmi les conditions posées à la Turquie pour son entrée dans l'Union européenne, la question de Chypre figure en bonne place. Et, en effet, les gouvernements turcs successifs ont une grande responsabilité dans la persistance, depuis trente ans, de la division de l'île de Chypre en deux parties, avec une ligne de démarcation le long de laquelle les forces militaires, turques d'une part, chypriotes grecques de l'autre, s'observent et parfois s'affrontent.

Cependant, si la Turquie a sa part de responsabilité, il faut tout de même rappeler qu'elle est loin d'être la seule. Un degré supplémentaire dans l'absurdité de ce découpage d'une île en deux mini-États hostiles a d'ailleurs été franchi lors de l'entrée de Chypre dans l'Union européenne, le 1er mai 2004, sans qu'on puisse, cette fois-là, lui en imputer la responsabilité. Après de nombreuses négociations, au moment où la partie turque de l'île acceptait la réunification proposée par référendum, c'est le côté grec qui a voté non, à la suite d'une campagne marquée par les surenchères nationalistes, aussi bien de droite que de gauche, Parti Communiste Chypriote Grec compris. L'île est donc maintenant représentée dans l'Union européenne par le seul gouvernement chypriote grec, qui ne contrôle qu'une partie du territoire!

Mais si l'on remonte plus loin dans l'histoire de l'île, ce n'est pas la Turquie qui apparaît comme la principale responsable de la division entre Grecs et Turcs mais bien la politique des grandes puissances européennes, en particulier de la Grande-Bretagne.

De la tutelle ottomane... à celle de l'Angleterre

C'est seulement au XVIe siècle que les Turcs, ou plutôt en l'occurrence l'Empire ottoman, s'installèrent à Chypre, au milieu d'une population hellénophone. Le pouvoir du sultan accorda aux Grecs de l'île, de religion chrétienne orthodoxe, une certaine autonomie religieuse et culturelle, et même, au fil des siècles, une représentation officielle qui profita aux notables, en particulier ecclésiastiques. La population grecque autochtone vit arriver des colons turcs avec qui les relations furent généralement pacifiques et devinrent même parfois étroites quand il s'est agi de participer ensemble à des soulèvements contre le sultan.

Avec le déclin de l'Empire ottoman, au XIXe siècle, les grandes puissances de l'époque cherchèrent à se substituer à lui pour le contrôle de la Méditerranée orientale. C'est sous leur protection que la Grèce obtint son indépendance de l'Empire ottoman. Puis, en 1878, l'Angleterre accorda son aide au sultan pour s'opposer à l'expansionnisme russe en Orient. La monnaie d'échange fut l'établissement du contrôle anglais sur Chypre. L'île connut donc une colonisation de plus, qui ne fut pas la moins néfaste pour l'avenir et pour l'entente des deux communautés. Ici comme ailleurs, le gouvernement anglais joua sur leurs rivalités pour mieux contrôler la situation, et prit bien soin de ne jamais rien céder d'essentiel ni aux uns ni aux autres.

En 1925, Chypre fut officiellement proclamée colonie de la couronne britannique. Comme tous les redécoupages du monde après la Première Guerre mondiale, cette décision n'était que le résultat du rapport de forces et des marchandages entre les puissances européennes, qui ne se gênaient pas pour régler le sort des populations de Chypre -et d'ailleurs- sans leur demander leur avis.

Les Chypriotes grecs et turcs, malgré les tentatives de division, se solidarisèrent, dans les années 1928-1931, contre le gouverneur anglais; il répliqua par la répression, l'exil des opposants et la suppression des libertés.

Un "règlement" illusoire et empoisonné

C'est la fin de la Seconde Guerre mondiale qui enclencha le processus de retrait de l'Angleterre du territoire chypriote. Mais, avant ce dénouement provisoire, chaque camp sembla mettre les bouchées doubles pour rendre inévitable l'affrontement entre les deux communautés.

Les nationalistes chypriotes grecs de l'EOKA, dirigés par Giorgos Grivas, inspiré par l'Église et la droite ultranationaliste, menèrent des actions de guérilla. Les Chypriotes turcs répliquèrent en créant leur propre organisation terroriste, VOLKAN. L'Angleterre qui avait si longtemps joué sur les dissensions put, devant l'ONU, poser à l'arbitre du conflit gréco-turc.

Quand la République de Chypre fut proclamée en 1960, elle était donc pratiquement condamnée à l'échec. Sa constitution était basée sur le partage des pouvoirs et la coopération entre les deux communautés; le président était grec, le vice-président turc et le cabinet ministériel comptait quatre Grecs et trois Turcs. Mais, à la suite de la Grande-Bretagne, les nationalistes des deux camps continuèrent à creuser le fossé entre les communautés.

L'île était officiellement indépendante mais en liberté surveillée: la Grèce et la Turquie avaient le droit d'y cantonner des contingents; l'Angleterre gardait ses deux très grandes bases militaires; quant aux États-Unis qui, depuis l'affaire de Suez en 1956, remplaçaient ouvertement les Anglais dans cette partie de la Méditerranée, ils tenaient également à surveiller le premier président chypriote: l'archevêque Makarios. Celui-ci était un peu trop enclin, selon eux, à jouer les "non-alignés", comme c'était la mode en cette période de décolonisation, avec l'appui du parti communiste chypriote, l'AKEL, et le soutien de l'URSS.

La partition: aboutissement du jeu absurde des nationalismes

De 1960 à 1974, toute l'histoire de Chypre ne fut que celle des négociations et renégociations du statut de l'île, perpétuellement avortées, ponctuées d'affrontements entre les deux communautés -en réalité le plus souvent entre les nationalistes des deux camps, soutenus par Athènes et Ankara. Tout cela sous la surveillance des États-Unis, qui tentaient de garder le contrôle de la situation.

Makarios cherchait à élargir sa base politique en s'appuyant sur les forces de gauche, tout en laissant faire les mouvements terroristes grecs anti-turcs. Le gouvernement turc menaça à plusieurs reprises d'un débarquement, en 1964 et en 1967. Après le coup d'État d'avril 1967 en Grèce, les colonels au pouvoir dans ce pays comblèrent sans doute les voeux des gouvernements turc et américain en tentant de faire assassiner Makarios: en vain! Ils finirent par le renverser le 15 juillet 1974. Discrédités, à la recherche d'un succès extérieur, ils soutinrent un coup d'État militaire fomenté à Chypre par leur allié, le général Grivas, le dirigeant de l'EOKA. Mais l'objectif avoué étant le rattachement de Chypre à la Grèce, la Turquie réagit par l'occupation militaire du nord de l'île. Et, ce qui n'était pas prévu au programme, les colonels grecs, incapables de réagir, virent leur régime s'écrouler.

Depuis 1974, Chypre est donc coupée en deux: la population grecque s'est réfugiée au sud, dans la région qui s'est le plus développée économiquement; la population turque, réfugiée au nord, a connu au contraire une dégradation de sa situation; elle a aussi souffert de la présence de militaires et de nationalistes d'extrême droite, qui ont imposé la tutelle d'une véritable mafia dans une communauté où les partis de gauche étaient autrefois les plus influents. Plus le temps passe, plus l'entretien de la clique au pouvoir semble lourde et insupportable pour la population chypriote turque.

Aujourd'hui, les cliques politiciennes chypriote grecque comme chypriote turque s'accrochent à leurs mini-États, sans aucun profit pour les populations des deux côtés. Mais elles y ont été bien aidées par des années de colonisation et d'ingérence de la part des grandes puissances, sur lesquelles se sont greffées les rivalités entre les nationalismes d'Ankara et d'Athènes.

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