Il y a 70 ans, janvier 1945 : Renault nationalisé, tout sauf une conquête ouvrière21/01/20152015Journal/medias/journalnumero/images/2015/01/2425.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

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Il y a 70 ans, janvier 1945 : Renault nationalisé, tout sauf une conquête ouvrière

Présentée autrefois par la direction du Parti communiste comme une conquête ouvrière de la Libération, la nationalisation de l'entreprise Renault, en janvier 1945, fut au contraire le symbole d'une mise au pas des travailleurs par un gouvernement désireux de faire redémarrer les affaires de la bourgeoisie.

Une légende bien ficelée par la société d'histoire maison présente les frères Renault comme d'ingénieux entrepreneurs qui, grâce aux talents de bricoleur du jeune Louis, dans son petit cabanon au fond d'un jardin de Billancourt, lancèrent une véritable aventure industrielle du XXe siècle. Grâce à un pécule de 60 000 francs-or venant de leurs parents et à des terrains familiaux situés près de la Seine en banlieue parisienne, la première usine Renault et ses ouvriers travaillant douze heures par jour produisirent les premières automobiles individuelles.

La Première Guerre mondiale leur fournit ensuite, outre une certaine notoriété grâce aux taxis de la Marne, un marché de véhicules militaires, de chars, d'ambulances et d'obus. Les voyages sur le nouveau continent, eux, permirent à Louis Renault d'importer les méthodes d'Henry Ford, avec le travail à la chaîne et le fractionnement des tâches. Une usine moderne ouvrit sur l'île Seguin en 1929. En 1939, Renault était devenu le troisième constructeur du pays.

De la collaboration à la nationalisation

Légère ombre au tableau, l'amateur de voyages fut photographié avant-guerre au salon de Berlin en compagnie d'Hitler et de Goering. À l'instar de la plupart des grands patrons français, il maintint la production sous l'Occupation. Camions, tanks, avions, moteurs d'avion, bombes incendiaires, canons antichars furent construits entre 1940 et 1944 par Renault pour l'armée allemande. Louis Renault devint donc à la Libération une cible : en septembre 1944, il fut arrêté et incarcéré à l'infirmerie de Fresnes. Quelques jours plus tard, les biens de la Société anonyme des Usines Renault étaient mis sous séquestre. Un administrateur provisoire fut nommé et Louis Renault mourut en prison en octobre 1944. Le 15 novembre, le Conseil des ministres décida la confiscation de Renault et l'ordonnance de nationalisation était promulguée le 16 janvier 1945.

La vraie raison de cette décision était que, au sortir de la guerre, et dans une économie moribonde, les capitalistes français avaient besoin de l'aide de l'État pour repartir à la course aux profits. Le gouvernement provisoire, dirigé par de Gaulle, procéda alors à de nombreuses nationalisations, en particulier dans l'énergie, la banque, la production d'armements... Mais concernant Renault, demeurée bénéficiaire pendant la guerre, même si en partie détruite, de Gaulle expliqua plus tard avoir voulu « placer sous la coupe de l'État l'usine pilote par excellence »... Pour l'exemple, en quelque sorte.

Concrètement, la Société anonyme fut dissoute, son actif et son passif passant aux mains de l'État. Les participations de Louis Renault, propriétaire à plus de 95 %, furent confisquées, les autres actionnaires étant indemnisés. L'usine devenait « régie nationale », dotée de l'autonomie financière et dirigée par un président-directeur général assisté d'un conseil d'administration et d'un comité central d'entreprise. La légende de la participation ouvrière à cette régie tenait en tout et pour tout, sur un total de quinze membres du conseil d'administration, à six représentants du personnel, choisis par le ministre parmi les délégués du comité central d'entreprise !

La « bataille de la production »

La vie des ouvriers dans l'usine nationalisée n'eut rien à envier à ce qu'elle était des années auparavant. Bien au contraire, la « bataille de la production », fer de lance de la politique des staliniens du Parti communiste, membre du gouvernement provisoire avec de Gaulle, la SFIO et les centristes du MRP, entraînait des cadences démentielles et de dangereuses courses à la productivité. La Régie Renault, confiée à la présidence de Pierre Lefaucheux, connu dans les réseaux de résistants gaullistes, les FFI, sous le nom de « commandant Gildas », s'était vu fixer pour objectif, aussitôt reconstruite, de produire encore et encore.

Pour accélérer l'exploitation des ouvriers, en ce lendemain de guerre où la nourriture était encore rationnée et les salaires strictement encadrés par l'État, il fallait une autre autorité que celle des chefs et contremaîtres à la réputation ternie par l'image de collaborateur attachée à Louis Renault. De Gaulle, en impliquant les dirigeants du Parti communiste dans le gouvernement et la vie politique, comptait bien prévenir tout dérapage social. En même temps, les militants communistes engagés dans cette opération remplaçaient avantageusement l'encadrement pour relancer la production.

Celle-ci s'emballait, mais les salaires étaient loin de suivre. Chez Renault, selon une note des Renseignements généraux de l'époque, « les salaires étaient jugés très inférieurs à ceux pratiqués dans les autres usines de la région parisienne ». Le PC intervint alors auprès du ministre du Travail Ambroise Croizat, PCF lui aussi, pour augmenter la cadence au-delà de la limite fixée, sous prétexte, déjà, de travailler plus pour gagner plus. Car la CGT de l'usine, loin de réclamer une augmentation de salaire, ce dont elle s'abstint jusqu'en 1947, observait attentivement les consignes de limitation salariale du gouvernement. C'est le PDG lui-même, Pierre Lefaucheux, qui dut intervenir pour mettre fin aux accidents croissants en baissant la cadence.

« L'entreprise sociale »

Il fallut la grève d'avril-mai 1947, menée par des militants trotskystes de l'Union communiste, dont Pierre Bois, à l'origine de Lutte Ouvrière, pour obliger Renault à faire quelques concessions sur les salaires et le PC à quitter le gouvernement pour éviter de continuer à se discréditer dans la classe ouvrière.

Plus tard, la Régie Renault se forgea une image « sociale », en dépit de son fonctionnement banalement capitaliste. Banc d'essai de la politique des gouvernements de la IVe, puis de la Ve République, elle accorda à ses salariés la troisième semaine de congés payés, en 1955, puis la retraite complémentaire, puis, en 1962 la quatrième semaine de congés payés. À chaque fois, il s'agissait de désamorcer une éventuelle extension des luttes engagées par des travailleurs d'autres secteurs. C'est ce qui valut à l'usine sa réputation journalistique de « forteresse ouvrière », en rapport lointain avec les luttes des ouvriers de la Régie.

Mais en guise de social, la Régie Renault montra également l'exemple d'un recul en licenciant, en 1961, trois mille travailleurs à un moment où la législation, bien souvent violée, interdisait encore les licenciements collectifs quand l'horaire hebdomadaire de l'entreprise dépassait 40 heures. Mais les impératifs de préservation des profits de l'entreprise, même nationalisée, prévalaient en un moment de ralentissement économique.

Trois décennies plus tard, en juin 1990, Michel Rocard, le Premier ministre PS de François Mitterrand, ouvrait le capital de Renault, tout en en conservant les trois quarts à l'État. Puis une alliance avec Volvo, ensuite avec Nissan ramenèrent cette participation à 15 % dans le capital de Renault.

Le long épisode du statut régie débuta sous des auspices aux allures collectives, soulignées par la propagande stalinienne. Mais l'entreprise Renault servit surtout pendant des années de locomotive aux affaires de la bourgeoisie. À ses dizaines de milliers de salariés, elle ne fournit au fond ni plus ni moins d'avantages que ceux que la lutte, dans les usines Renault ou ailleurs, leur permirent d'acquérir. La nationalisation ne fut jamais pour eux une garantie, et les gouvernements s'en débarrassèrent d'ailleurs quand elle ne leur convint plus. Pour les travailleurs, la perspective n'est pas de prendre le contrôle d'une entreprise dans le cadre du système capitaliste, mais bien celui de l'ensemble de l'économie.

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