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Turquie : Le gouvernement Erdogan et la question Kurde
En décidant début décembre l'interdiction du parti politique pro-kurde DTP, la Cour constitutionnelle turque a provoqué dans le pays une série de manifestations de protestation. Mais elle a aussi révélé les contradictions du gouvernement turc dans sa politique à l'égard des Kurdes.
En effet, en particulier depuis cet été, le gouvernement d'Erdogan dit qu'il va apporter une solution au problème kurde, resté au premier plan depuis le début de la guérilla nationaliste du PKK en 1984. Les 20 millions de Kurdes vivant en Turquie ont subi jusqu'à une date récente une répression féroce. Selon les chiffres officiels, la population de plus de mille villages a été déplacée. Des villages entiers ont été brûlés, des jeunes, des intellectuels ont été assassinés (on parle de plus de soixante mille morts). Parler la langue kurde était interdit.
Le gouvernement, dominé par le parti dit « islamiste modéré » de l'AKP, prétend aujourd'hui apporter la démocratie dans les régions kurdes, alors qu'il n'a pas hésité à mener cette guerre au début de son mandat. Désormais le Premier ministre, que ce soit au Parlement ou lors de réunions de son parti, n'hésite pas à faire des discours sentimentaux et à déclarer que « les mères ne vont plus pleurer ». Car alors que pendant des années la sale guerre menée dans les régions kurdes a contribué à fabriquer une machine infernale de répression, c'est maintenant la bourgeoisie turque qui voudrait mettre fin à un conflit qu'elle estime inutile et coûteux.
QUELLE « OUVERTURE » ?
En effet, ce sont maintenant des représentants en vue de la bourgeoisie qui critiquent les généraux et l'armée, constatant que la guerre menée pendant 25 ans contre la population kurde a coûté plus de 300 milliards de dollars pour finalement n'aboutir à aucune solution. La bourgeoisie turque veut pouvoir saisir les occasions de bonnes affaires qui lui sont offertes au Moyen-Orient, en Irak, dans le Caucase, de même que l'occasion que lui offre l'acheminement du volume important de pétrole et de gaz qui doit transiter par la Turquie à destination de l'Europe. Et pour cela, la permanence du conflit dans les régions kurdes est un obstacle et un boulet.
Depuis la fondation de la Turquie moderne en 1923 par Mustafa Kemal, ses dirigeants ont nié les droits de la minorité kurde. En les reconnaissant en partie, le gouvernement Erdogan voudrait trouver un appui auprès de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie des régions kurdes. Il est bien placé pour cela puisque 70 députés de l'AKP seraient de cette origine. Les Kurdes influencés par l'islam soutiennent l'AKP tandis que ceux influencés par le PKK soutiennent ou soutenaient le DTP, expression légale du PKK et qui vient d'être interdit.
En fait, après avoir parlé pendant des mois d'« ouverture démocratique », le gouvernement Erdogan commence seulement maintenant à expliquer quelles mesures concrètes il entend mettre en oeuvre : on pourrait désormais parler et écrire librement le kurde, et depuis l'an dernier d'ailleurs, un canal TV émet déjà en kurde. Il est même question qu'une commission voie le jour pour examiner les plaintes contre les exactions antérieurement perpétrées par l'armée et la police contre les Kurdes.
UNE POLITIQUE CONTRADICTOIRE
Mais voilà surtout que l'interdiction du DTP prononcée par la Cour Constitutionnelle a semblé démentir tous les beaux discours d'Erdogan sur l'« ouverture » aux Kurdes. Une explication est d'abord qu'une grande partie de l'appareil d'État, l'armée en particulier, n'accepte pas sa politique. Entre celle-ci et les hommes de l'AKP, des frictions incessantes se produisent et, en l'occurrence, certains généraux dénoncent les concessions à la minorité kurde comme une insulte au nationalisme turc tel que le concevait Mustafa Kemal. Ils usent de leur influence pour mettre en échec Erdogan, sur ce point comme sur d'autres.
Mais d'autre part l'AKP lui-même ne semble pas unanime, puisque ses représentants à la Cour Constitutionnelle ont voté l'interdiction tout comme les autres. Enfin la politique d'Erdogan n'est pas si claire puisque, tout en parlant d'« ouverture », il ne voudrait pas donner l'impression qu'en définitive, les Kurdes ont gagné ce qu'ils demandaient. En tout cas le résultat est que la grande « ouverture » d'Erdogan semble se fermer à mesure que l'on s'en rapproche.
On peut se demander si Erdogan a vraiment les moyens de sa politique, à supposer qu'il arrive à l'appliquer malgré les résistances de la police et de l'armée. Le gouvernement de l'AKP voudrait offrir quelques facilités à la bourgeoisie des régions kurdes afin de la gagner à sa politique. Mais dans le contexte de la crise économique qui s'aggrave, cela risque d'être bien limité. Et même si la bourgeoisie kurde trouve finalement là quelques possibilités de se développer et s'enrichir, il est évident que la situation des travailleurs kurdes ne s'améliorera pas pour autant.
Bien sûr, si le climat d'oppression et de guerre dont elle paye le prix depuis des années disparaissait, ce serait tant mieux pour la population des régions kurdes. Ce serait tant mieux aussi si elle ne se trouvait plus reléguée dans la marginalité simplement parce qu'elle parle kurde. Mais au fond, plus qu'un résultat de la politique d'Erdogan, ce serait un résultat de la détermination de la population kurde à défendre ses droits.
Reste que dans toute la Turquie, que ce soit dans les usines, dans les chantiers navals, dans les hôpitaux, travailleurs turcs et travailleurs kurdes se retrouvent à travailler ensemble, vivant dans les mêmes quartiers et devant affronter la même exploitation. Et ce sera dans une lutte commune, pour leurs revendications essentielles, que se forgera leur unité, indépendamment de leur origine, de leur langue ou de la chaîne de télévision qu'ils suivent.