Égypte : Le mouvement de révolte contre Moubarak à un tournant ?10/02/20112011Journal/medias/journalnumero/images/2011/02/une-2219.gif.445x577_q85_box-0%2C14%2C164%2C226_crop_detail.png

Dans le monde

Égypte : Le mouvement de révolte contre Moubarak à un tournant ?

La place Tahrir au Caire, centre de la contestation en Égypte, reste occupée en permanence par plusieurs milliers de manifestants qui veulent toujours le départ immédiat du dictateur Moubarak. La dernière des grandes manifestations, devenues bihebdomadaires, mardi 8 février a été aussi massive que les précédentes. À travers une succession de rebondissements, venant de la contestation ou du pouvoir, la semaine semble cependant marquer un tournant.

Lorsque, les jours précédents, le mouvement allait crescendo, les dirigeants américains se sont plus ouvertement démarqués du régime dont ils étaient jusque-là les principaux protecteurs. À la chef de la diplomatie américaine, Clinton, la seule à avoir parlé dans un premier temps de transition, ont succédé Obama et même les chefs du Parti Républicain dans l'opposition. À leur suite, tous les dirigeants du monde impérialiste, de Sarkozy à Merkel, se sont mis à clamer leur subite conviction de la nécessité d'une transition démocratique. Mais laquelle ? Toutes les chancelleries, avant tout celle des États-Unis, se sont mises à la recherche d'une solution de rechange susceptible de calmer le mouvement de protestation avant qu'il menace tous les intérêts, économiques bien sûr mais aussi diplomatiques et militaires, que Moubarak a si bien défendus jusqu'à maintenant.

À la différence de Ben Ali, Moubarak n'a cependant pas été débarqué sur-le-champ. Un faisceau de raisons - ne pas effrayer les dirigeants d'Israël ni ceux des monarchies arabes les plus réactionnaires comme l'Arabie saoudite, notamment - ont dû contribuer à ce que les dirigeants du monde impérialiste, tout en incitant Moubarak à accepter de servir de fusible, lui ont néanmoins laissé sa chance. On le laissait trouver sa propre solution à la crise, à la condition expresse de ne pas utiliser l'armée de façon violente et sanguinaire pour sauver sa place.

Les têtes pensantes de l'impérialisme savent qu'elles peuvent se passer de Moubarak, mais pas de l'armée. Il ne fallait pas que l'éventuelle chute du dictateur entraîne la chute de l'armée ou, du moins, une déconsidération qui rendrait plus difficile son rôle politique.

L'armée a, en effet, maîtrisé la situation. Elle a su jusqu'à maintenant éviter même les gestes intempestifs que certains militaires auraient pu avoir, soit par fidélité à Moubarak, soit par stupidité. Ainsi donc, cette armée, pilier fondamental pourtant du régime Moubarak, dont sont issus bien des dirigeants de l'État, qui en outre cumule entre ses mains un pouvoir économique considérable, est en position d'arbitre.

Moubarak, qui avait abandonné dès le début du mouvement l'idée de léguer le pouvoir à son fils Gamal, a promis de ne plus se représenter à l'élection présidentielle de septembre prochain. Voilà pour la concession. Mais il tente sa chance de rester au pouvoir jusqu'en septembre, pour être le maître d'ouvrage de sa propre transition. Il a des raisons de penser qu'il a des chances de rester, malgré les conseils plus ou moins amicaux de ses ex-protecteurs impérialistes. Même s'il n'a pas la libre disposition de l'armée, il a quand même celle de la police. C'est bien peu, peut-être, mais face à une population non armée - car les foules qui manifestent n'ont jamais franchi ce pas essentiel qui est de s'armer - cela représente une force pas négligeable.

LA BASE SOCIALE DU REGIME

Plus important encore, Moubarak sait que, pour dictatorial qu'ait été son régime, il a une base sociale, ne serait-ce que tous les profiteurs de son régime, ces couches de la bourgeoisie, grande, moyenne et en partie petite, qui ont bénéficié des retombées économiques, des 5 ou 6 % de croissance qu'affiche l'Égypte, des investissements occidentaux, des revenus du tourisme, sans parler du pillage des caisses de l'État, réservé il est vrai aux cercles proches du pouvoir et à la famille : Moubarak et sa parentèle possèdent, paraît-il, une fortune estimée entre 40 et 70 milliards de dollars - à comparer aux 5 « modestes » milliards du clan Ben Ali (Le Parisien du 8 février).

Mais bien au-delà de ce clan, la classe privilégiée est relativement nombreuse en Égypte, à la taille en tout cas de ce pays de près de 85 millions d'habitants.

Cette bourgeoisie, grande et moyenne, est soumise à une tension schizophrénique. Elle subit elle-même l'absence de libertés, notamment celles de presse ou d'expression. Que l'on songe seulement que certains des ouvrages de Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988, sont toujours interdits de publication en Égypte !

Tous les témoignages montrent la présence massive parmi les manifestants non seulement d'étudiants mais aussi d'architectes, médecins, avocats, voire de hauts fonctionnaires. Et même une partie de la grande bourgeoisie d'affaires a des raisons de se plaindre de la puissance économique de l'armée, ou tout simplement d'être écartée des décisions politiques et, surtout, des délices du parlementarisme, qui lui permettrait de peser plus directement sur les décisions politiques et de participer encore plus à ces mille petites magouilles, attributions de marchés, etc. sans avoir à en passer par la hiérarchie militaire.

Certains journaux ont relevé (cf. Libération du 7 février) la présence aux manifestations de bourgeoises de Zamalek, un des quartiers les plus chics du Caire. Mais, en même temps, tous ces gens étaient déchirés entre leur souhait d'un régime plus libéral et la crainte pour leurs affaires, voire pour leurs propriétés. Les milices civiles, contrôlant les rues en l'absence d'une police qui n'osait plus se montrer, n'étaient pas organisées dans les quartiers pauvres ou dans les usines.

De surcroît, Moubarak et les siens continuent à contrôler les grands organes d'information, notamment la télévision, et peuvent ainsi, par quelques informations du genre de la fuite de détenus d'une grande prison, raviver la crainte de pillards. Le « moi ou le chaos » est l'axe de Moubarak pour se maintenir au pouvoir

La manifestation du mardi 1er février semble avoir été, par le nombre de participants, le sommet de la contestation pour réclamer le départ de Moubarak. Un million de personnes, annonçaient les organisateurs - chiffre qu'il faut probablement diviser par quatre ou cinq, vu la superficie de la place. « Venus en famille, les manifestants ont donné à la place Tahrir un air de kermesse, écrit Le Monde, des éclopés à béquilles et en fauteuil roulant, des vieux cheikhs enturbannés, des femmes d'affaires élégantes ou recouvertes d'un niqab, des étudiants, des familles avec leurs petits-enfants. (...) L'Égypte, dans toute sa diversité, a répondu en masse. »

Puis, dans la journée du mercredi 2 février, il y a eu l'épisode tragi-comique de la tentative des partisans de Moubarak d'expulser les manifestants de la place Tahrir. Les quelques centaines de policiers déguisés en civils ou les chameliers de Gizeh mobilisés par leur député moyennant bakchich ont chargé les manifestants à coups de bâtons et de couteaux. Ceux qui étaient sur la place, quelques milliers de contestataires semble-t-il, ont résisté courageusement et les attaquants ont dû rebrousser chemin. C'était une provocation grossière de la part du pouvoir. Mais, fait ô combien significatif, il n'y a pas eu de sursaut des quartiers pauvres pour enlever au régime le goût et l'envie de recommencer. Les pro-Moubarak ont continué à s'agiter autour de la place Tahrir, séparés des manifestants par l'armée.

À partir de là, la situation s'est stabilisée. Le vendredi 4 février, la grande manifestation prévue en ce jour de prière a certes été massivement suivie. On pouvait en conclure que les manifestants n'avaient pas été découragés par la provocation policière. Mais c'était aussi le moment où les dirigeants du monde impérialiste étaient les plus bruyants pour demander à Moubarak - pour reprendre les mots d'Obama - que « la transition » soit engagée « dès maintenant ». Et l'armée promettait de ne pas intervenir. Du coup les manifestants, encouragés, sont revenus en famille. Et c'est à partir de ce moment d'ailleurs que la présence des Frères musulmans (cf. article ci-après) est devenue massive et visible.

La place Tahrir a résisté en tant que centre de la contestation. Cela a montré la détermination d'une fraction des manifestants, mais cela a donné aussi une indication sur les limites du mouvement. Cette place est devenue un peu comme la Sorbonne et le Quartier latin à Paris en mai 1968 : le foyer de contestation durable mais circonscrit. Les organisateurs de la manifestation eux-mêmes ont contribué à cette stabilisation de la situation. Pour se défendre de l'agression des partisans de Moubarak, ils ont entouré la place d'une barrière, avec filtrage de ceux qui y pénètrent. Cette barrière elle-même est entourée d'un cordon de troupes de l'armée. Une chaîne de télévision a rapporté que, pour les Cairotes qui souhaitaient rejoindre la place, il fallait deux heures à peu près pour traverser ces barrières, ces contrôles, ces filtrages !

Cette focalisation de la contestation sur un lieu parfaitement contrôlé par l'armée, qui non seulement entoure la place mais qui a des blindés à l'intérieur même de la place, a pu convaincre les dirigeants du monde impérialiste que l'explosion qu'ils avaient des raisons de craindre au début du mouvement, en particulier son extension aux quartiers pauvres et aux zones industrielles, ne s'est pas produite. Cela ne signifie pas que tout cela ne peut pas se produire, à la suite d'une provocation du pouvoir, d'un faux pas. Mais de toute évidence, tout en clamant leur parti pris pour une « transition démocratique », la hiérarchie militaire et, derrière elle, les dirigeants du monde impérialiste ont choisi de laisser Moubarak et les siens organiser ladite transition à sa guise et autour de lui-même.

Moubarak, après avoir annoncé qu'il n'était pas question qu'il quitte la présidence avant septembre, a laissé Omar Souleimane, son vice-président fraîchement nommé, chef des services de renseignement, engager dimanche 6 février les tractations pour organiser la transition.

LES TRACTATIONS DU POUVOIR POUR TENTER DE STOPPER LA CONTESTATION

La nouveauté des tractations, qui ont par ailleurs associé d'autres forces politiques d'opposition mais de peu d'influence, a été la présence de représentants des Frères musulmans. C'est une véritable nouveauté car les Frères musulmans étaient depuis près de soixante ans, plus précisément depuis l'arrivée au pouvoir de Nasser en 1952, pourchassés avec plus ou moins de violence suivant les périodes. Et, surtout, un des principaux arguments de Moubarak pour convaincre les puissances impérialistes quant à la nécessité de sa présence à la tête de l'État était qu'il était le principal rempart contre les Frères musulmans.

Cette invitation des Frères musulmans aux tractations n'a évidemment pas pu se faire sans l'accord de la hiérarchie militaire et, derrière elle, des États-Unis. Ces derniers n'ont pas eu, en réalité, de grand retournement à faire pour accepter que les fondamentalistes soient associés à la « transition démocratique ». Faut-il rappeler que, si aujourd'hui les dirigeants américains brandissent le fondamentalisme religieux ou Al-Qaïda comme les principales menaces sur le monde après la disparition de l'Union soviétique, ils ont contribué à fabriquer des variantes locales de ces organisations réactionnaires un peu partout dans le monde arabo-musulman, des talibans d'Afghanistan au Hamas en Palestine, sans parler des Frères musulmans eux-mêmes, soutenus en sous-main en tant que force anticommuniste et surtout hostile à Nasser ?

Les Frères musulmans n'ont pas tardé à répondre à l'appel du pied du pouvoir. Alors que leurs dirigeants revendiquaient, quelques jours avant, le départ immédiat de Moubarak, de « cet injuste, ce corrompu et ce tyran », pour reprendre l'expression du guide suprême de la confrérie, Mohammed Badi, le voilà qui envoie ses représentants aux négociations avec le bras droit de « ce tyran » qui est toujours au palais présidentiel. Mieux, les dirigeants de la confrérie viennent de déclarer qu'il était « plus sûr que le président reste jusqu'à l'instauration des amendements constitutionnels » nécessaires à l'organisation d'élections où l'opposition puisse être représentée. Il faut croire que les Frères musulmans, après des décennies de répression, sont prêts à profiter de la « transition démocratique » en donnant même des gages pour montrer aux puissances occidentales qu'elles n'ont rien à craindre et, pour commencer, en s'engageant à ne pas présenter de candidat à l'élection présidentielle.

Ainsi, on a vu défiler sur la place Tahrir un certain nombre de hauts dignitaires de la confrérie, rasés de près, habillés à l'occidentale, histoire de montrer qu'ils ne dépareraient pas dans un Parlement à l'occidentale. Il est vrai qu'à leurs côtés il y avait aussi des barbus enturbannés brandissant le Coran à chaque pas.

Cette image résume à la fois leur politique et leurs ambitions. Aux premiers, les sièges au Parlement, les couloirs ministériels, aux seconds, l'encadrement de la population pauvre.

L'arrivée au pouvoir de Khomeiny en 1979 a servi d'exemple à toute une génération de fondamentalistes. Les dirigeants des Frères musulmans ont aujourd'hui les yeux fixés surtout sur la Turquie, où un parti issu de la mouvance fondamentaliste a pu non seulement accéder au pouvoir mais le conserver en servant en même temps les intérêts des États-Unis.

La « transition démocratique » en chantier ce résume à ceci : l'armée continue à diriger le pays, avec l'appui des Etats-Unis, en associant les Frères musulmans. Si la population égyptienne peut mettre à l'actif de la mobilisation des contestataires l'affaiblissement du pouvoir de Moubarak, son demi-effacement pour le moment, les changements restent limités. Pour que même les dirigeants du monde impérialiste flirtent avec les mots « démocratie », voire « révolution », en parlant de l'Égypte, c'est que ce qui s'est produit jusqu'ici les gêne sans doute, ne serait-ce qu'à cause de l'exemple que cela donne aux autres pays arabes, mais ne leur fait pas considérer la situation comme dangereuse, ni pour eux-mêmes, ni pour la classe privilégiée égyptienne.

Ils se trompent peut-être. C'est en tout cas ce qu'on peut souhaiter. Mais il apparaît évident que, même simplement pour obtenir les droits démocratiques et les libertés élémentaires, pour ne pas être opprimé par une police pourrie et corrompue et par une armée qui l'est encore plus, il est nécessaire que le gros des classes exploitées entre dans la lutte. Le Caire, avec ses dix-huit millions d'habitants, dont au bas mot douze millions de pauvres et de très pauvres, et des millions de travailleurs de l'industrie regroupés dans de grandes entreprises, représente une force capable non seulement de balayer le régime corrompu de Moubarak, mais aussi de s'opposer à la classe bourgeoise qui détient le pouvoir économique et, derrière elle, la bourgeoisie impérialiste. Elle a la capacité de balayer la police et de faire éclater l'armée, le gardien de l'ordre, entre ses soldats issus du peuple et sa hiérarchie militaire liée à la classe possédante et soumise aux États-Unis.

Qu'il soit relevé ici une information qui ne vient pas d'Égypte mais de Tunisie, qui l'a précédée dans la contestation. Dans les villes de Sidi Bouzid et de Gafsa, d'où est parti le mouvement de protestation, des jeunes viennent d'attaquer des commissariats en constatant que les policiers haïs, qui s'étaient cachés pendant et après la chute de Ben Ali, étaient revenus occuper leurs postes. La tête a changé, mais l'armée et la police sont restées les mêmes, y compris ceux qui arrêtaient, torturaient impunément, pour terroriser la population !

En Tunisie et en Égypte, ni les dirigeants qui sont censés représenter le changement, ni l'armada des formations politiques qui sont censées incarner la « transition démocratique » n'ont revendiqué ne serait-ce que la dissolution de la police.

Alors si, pour le moment, un journal comme Les Échos peut titrer « Sortie de crise en vue au Caire après l'ouverture de négociations », il n'est pas dit que de nouveaux rebondissements ne mettent pas en mouvement cette fois-ci le prolétariat, les classes exploitées qui, eux, peuvent faire en sorte que l'Égypte soit ébranlée par une véritable révolution.

Que, dans le combat contre Moubarak et sa clique, la classe ouvrière et l'immense masse des pauvres prennent conscience de leurs intérêts de classe, découvrent quels sont leurs faux amis, la supercherie de la prétendue « transition démocratique », alors la contagion de la contestation dans les pays arabes deviendra un facteur révolutionnaire majeur.

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