29 octobre 1965 : l’assassinat de Ben Barka04/11/20152015Journal/medias/journalnumero/images/2015/11/2466.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

il y a 50 ans

29 octobre 1965 : l’assassinat de Ben Barka

Le 29 octobre 1965, Mehdi Ben Barka, principal opposant à la dictature du roi du Maroc Hassan II et leader nationaliste tiers-mondiste, était interpellé par deux policiers français en plein Paris. On ne devait plus jamais le revoir. L’enquête révéla qu’il avait été remis à des truands travaillant pour le compte des services secrets marocains.

S’il ne fait aucun doute que Mehdi Ben Barka fut assassiné, son corps n’a jamais été retrouvé. Mais l’enquête allait mette au jour le tissu de relations et d’accointances liant entre eux les services secrets marocains et français, les polices officielles et parallèles, les barbouzes et les truands, le tout avec la complicité de l’appareil d’État français au plus haut niveau, jusqu’à Roger Frey, ministre de l’Intérieur du gouvernement Pompidou sous la présidence de de Gaulle.

On n’a cependant jamais su vraiment qui a tué Ben Barka ni sur ordre de qui. Les appareils d’État français et marocain ont gardé leurs secrets, imposé leur loi du silence. Il fallait préserver l’amitié entre la France et le Maroc et les affaires allant avec.

Qui était Ben Barka ?

Ben Barka était un militant nationaliste radical. Un des plus jeunes dirigeants de l’Istiqlal, le parti de l’indépendance, il devint président de l’Assemblée consultative du Maroc à la fin du protectorat français en 1956. Trois ans plus tard, avec l’aile la plus à gauche du parti, il scissionnait de l’Istiqlal pour fonder le parti d’opposition UNFP (Union nationale des forces populaires). Il devint dès lors un ennemi du pouvoir, un subversif, et dut partir pour l’exil. S’il revint au Maroc en 1962, après la mort de Mohamed VI et l’arrivée sur le trône de son fils Hassan II, prêt à passer des compromis avec celui-ci, ce fut pour reprendre quelques mois plus tard la route de l’exil. Ben Barka fut accusé de complots, d’actes de subversion et de tentative d’assassinat du roi et, à ce titre, condamné à mort par contumace. C’est dire qu’il était surveillé et menacé par la police et les services secrets marocains.

Ben Barka était aussi un des dirigeants les plus en vue du mouvement tiers-mondiste. En octobre 1965, au moment de son enlèvement, il préparait avec Fidel Castro la Conférence tricontinentale qui aurait dû réunir trois mois plus tard à La Havane les dirigeants des mouvements nationalistes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. C’est dire qu’il était aussi sous l’œil des États-Unis et la CIA.

L’enlèvement

Ce 29 octobre 1965, Ben Barka devait déjeuner au Quartier latin, à Paris, avec un journaliste et un cinéaste, pour discuter d’un projet de film sur la décolonisation. Un dénommé Georges Figon, qui proposait de financer le film, devait aussi être du repas. En fait, il avait tendu une souricière. À l’entrée de la brasserie, deux policiers en civil demandèrent à Ben Barka de les suivre : « Vous avez rendez-vous avec des personnalités politiques auprès desquelles on m’a demandé de vous conduire. » Ben Barka obtempéra, pensant sans doute que le rendez-vous qu’il avait avec de Gaulle était avancé. Les policiers, eux, diront que, selon les ordres reçus, ils pensaient conduire Ben Barka à un rendez-vous avec des personnalités politiques marocaines.

Dans la voiture des policiers, un truand et un dénommé Lopez, agent des services secrets français, le Sdece, étaient déjà installés. Deux autres gangsters prirent place dans une voiture suiveuse et Ben Barka fut conduit à Fontenay-le-Vicomte, en banlieue parisienne, dans la villa d’un certain Boucheseiche, une figure du milieu, collaborateur de la Gestapo pendant la guerre, barbouze ensuite et proxénète de tout temps. Propriétaire d’hôtels de passe à Paris et du Grand Hôtel à Casablanca, il comptait parmi ses intimes le général Oufkir, le ministre de l’Intérieur du royaume marocain.

Ben Barka fut laissé à la villa entre les mains des quatre truands. Le lendemain, Ahmed Dlimi, patron de l’armée marocaine et des services de sécurité, puis le général Oufkir atterrirent d’urgence à Orly et se rendirent à la villa de Boucheseiche, comme allait le démontrer l’enquête.

De même, l’enquête allait montrer que Figon, l’organisateur de la rencontre, était un fils de famille, bon copain pendant ses études d’un certain Pierre Lemarchand, un avocat, député gaulliste de l’Yonne, spécialiste des polices parallèles et proche ami de Roger Frey, alors ministre de l’Intérieur, lui-même à tu et à toi avec le général Oufkir, chez qui il séjournait avec sa famille pendant ses vacances au Maroc. On n’en finirait pas de citer les liens noués entre les dirigeants de l’État, les services secrets, les polices, les barbouzes et les malfrats prêts à n’importe quelle besogne contre finances.

Dans quelles conditions Ben Barka a-t-il été tué ? Figon a accusé Oufkir de l’avoir poignardé. Un autre témoin a accusé Boucheseiche de l’avoir tué en l’assommant. Un autre encore a dit qu’il avait succombé à une trop forte dose de somnifère. Quoi qu’il en soit, Ben Barka est mort dans la villa et son cadavre, que l’on n’a pas retrouvé, aurait été rapatrié au Maroc pour détruire toute trace.

La loi du silence

L’affaire Ben Barka a donné lieu à deux procès. Parmi les truands, Figon fut beaucoup trop bavard et on le retrouva suicidé dans son appartement. Les quatre autres truands s’envolèrent vers le Maroc, où ils moururent, éliminés par les services marocains pour trois d’entre eux et par un cancer pour le quatrième. Seuls Lopez, l’agent du Sdece, et l’un des policiers qui participèrent à l’interpellation de Ben Barka furent condamnés à des peines de prison de 6 et 8 ans, qu’ils n’effectuèrent pas en totalité. Le général Oufkir, absent au procès, fut condamné en France par contumace aux travaux forcés à perpétuité. Mais il resta ministre de l’Intérieur de son pays jusqu’à ce qu’Hassan II le fasse abattre en 1972, après qu’il eut tenté de le renverser. Quant à Dlimi, qui contre toute attente s’était présenté au procès, il fut innocenté.

Les services secrets français et les responsables de l’État allaient se sortir indemnes de l’affaire. « Rien n’indique que le contre-espionnage et la police, en tant que tels, aient connu l’opération, a fortiori qu’ils l’aient couverte », déclara de Gaulle avant le procès. Il y eut tout au plus quelques mutations au sein des services, et de Gaulle transféra la responsabilité du Sdece à l’armée. Il en dépossédait ainsi le Premier ministre Pompidou, dont le ministre de l’Intérieur Roger Frey avait trempé dans l’affaire. Mais il n’y eut aucune condamnation.

Cinquante ans plus tard, la plupart des protagonistes de l’affaire Ben Barka sont morts, mais l’appareil d’État continue à faire obstacle à l’enquête. Ainsi, en 2010, alors que le ministre de la Défense avait autorisé la déclassification et la communication d’un certain nombre de dossiers des services secrets, ceux-ci, une fois livrés, se sont révélés inexploitables, uniquement constitués de pages blanches et de coupures de presse.

Révéler la façon dont les services de l’État, français et marocain, peuvent collaborer en recourant d’un commun accord à des personnages du milieu ferait mauvais effet. Et puis, il faut bien que le capitalisme français puisse continuer à faire de bonnes affaires avec le régime marocain.

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