Il y a 180 ans - novembre 1831 : La révolte des canuts et l'irruption de la classe ouvrière16/11/20112011Journal/medias/journalnumero/images/2011/11/une2259.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

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Il y a 180 ans - novembre 1831 : La révolte des canuts et l'irruption de la classe ouvrière

« Vivre en travaillant ou mourir en combattant »

Le 21 novembre 1831 marqua le début de la révolte des ouvriers tisserands de Lyon, qu'on appelait les canuts. Pour la première fois la classe ouvrière, mobilisée sous ses propres mots d'ordre, apparut comme la classe sociale à même de bouleverser l'ordre social bourgeois sur la base de la défense de ses propres intérêts. Si cette révolte allait réveiller la haine des possédants, elle allait aussi ouvrir la voie au mouvement ouvrier naissant, à la recherche des voies de la libération sociale.

À peine un an plus tôt, en juillet 1830, les ouvriers des faubourgs parisiens avaient été l'aile marchante de l'insurrection qui avait chassé du pouvoir le roi Charles X. Alors s'était mis en place un pouvoir dominé par la bourgeoisie de la banque et de la finance, sous l'égide de son représentant politique, le roi-citoyen Louis-Philippe.

La société changeait. La révolution industrielle initiée en Angleterre, avec le développement des grandes usines, prenait son envol en France. Avec le développement de l'industrie la classe ouvrière gagnait en nombre. Mais ces nouveaux prolétaires découvraient en même temps la misère de masse et la violence sans limites des bourgeois, prêts à tout pour s'enrichir le plus vite possible.

Bourgeois et ouvriers

Le comportement des patrons de la soie, industrie dominante à Lyon, deuxième ville de France, illustrait bien la nature de cette classe bourgeoise. Il y aurait eu de 30 000 à 40 000 canuts dans le seul secteur de la Croix-Rousse, et de 60 000 à 80 000 ouvriers au total pour toute la ville. On comptait 8 000 chefs d'atelier organisant le travail dans chaque structure et, face à eux, 1 400 patrons soyeux. Sous Charles X, avant les journées de Juillet, les ouvriers de la soie gagnaient entre 4 et 6 francs pour 13 heures par jour. En septembre 1831, ce salaire était tombé à moins d'un franc pour 18 heures par jour. Les femmes et les enfants, nombreux dans les ateliers, et qui allaient être l'avant-garde de la révolte, étaient encore plus misérablement payés.

Pour enrayer la résistance ouvrière face aux agressions patronales, l'article 291 du code pénal, héritier de la loi Le Chapelier que les révolutionnaires bourgeois avaient imposée très tôt dans la Révolution française, interdisait aux ouvriers le droit de s'associer pour défendre leurs intérêts économiques.

De l'organisation à l'insurrection

Mais les canuts, comme de nombreux ouvriers d'autres corporations, à Lyon et dans tous les centres industriels du pays, bravèrent cet interdit et s'organisèrent par milliers dans des organisations mutualistes, comme le Devoir mutuel pour les canuts. Car si le démarrage de l'insurrection fut spontané, il fut précédé par des mois de mobilisation et d'organisation. Le jeune prolétariat prenait conscience de sa force et de sa cohésion.

Les canuts, après avoir élu leurs représentants, imposèrent des négociations pour relever les salaires, où se retrouvèrent 22 délégués des canuts face à 22 patrons soyeux. À l'issue de celles-ci, un nouveau tarif fut fixé avec l'aval du préfet : une augmentation de 60 % de leur salaire était officialisée, ce que tous, y compris les patrons, considéraient comme raisonnable, vu les marges de profits soutirées jusque-là. Début octobre 1831 ce nouveau tarif entra en application. Mais l'accord fut remis en cause par 104 patrons de la soie, moins de 10 % du total. Ceux-ci firent appel au gouvernement, qui décréta l'annulation de l'accord, car contraire à la fameuse loi Le Chapelier. La réponse fut le soulèvement du prolétariat lyonnais.

Les ouvriers maîtres de la deuxième ville de France

Le 21 novembre, après avoir désarmé la Garde nationale de la Croix-Rousse, composée en partie des patrons de la soie, les milliers d'ouvriers insurgés descendirent vers la ville derrière leur étendard proclamant « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». En se répandant dans les quartiers ils rallièrent très vite la masse des autres ouvriers. Les troupes se disloquaient au contact des insurgés qui, après avoir fait prisonnier le préfet et le général commandant les troupes, se retrouvèrent maîtres de la ville. D'autant que les généraux restants eurent tôt fait d'ordonner le repli hors de la ville de toutes les troupes sur lesquelles ils pouvaient encore compter. Les combats firent une centaine de morts.

Les insurgés bénéficiaient de la sympathie de la grande masse de la population. Les témoins rendirent compte de l'abnégation, de la détermination, de l'enthousiasme des ouvriers combattants, tout particulièrement de celui des femmes et des plus jeunes, de leur générosité aussi vis-à-vis des vaincus. Il n'y eu aucune représaille ni mise à sac.

Pendant deux semaines les canuts restèrent les maîtres de la ville. Le chef du gouvernement, Casimir Perier, craignant la contagion dans le pays, adressa alors une circulaire à tous les préfets de France : « Lorsque le législateur a remis les armes aux citoyens (la Garde nationale), il a voulu armer la propriété, la liberté régulière, l'industrie contre tout ce qui peut la menacer. » Pour revenir dans la ville, les généraux réfugiés aux alentours attendirent les renforts envoyés de Paris, commandés par le maréchal Soult, qui entra dans Lyon le 3 décembre à la tête de 20 000 soldats et 150 canons. L'ordre bourgeois ainsi rétabli, le nouveau tarif fut définitivement annulé. Dix leaders des canuts arrêtés alors furent très vite jugés... et immédiatement acquittés.

La seule classe pouvant mettre à bas la bourgeoisie et son système

Cette formidable démonstration de force de la classe ouvrière fit enrager les porte-parole de la bourgeoisie. Casimir Perier déclara à la Chambre des députés après la reconquête de Lyon : « Il faut que les ouvriers sachent qu'il n'y a de remèdes pour eux que la patience et la résignation. » De son côté un conseiller d'État exprimait au même moment dans un journal la conscience des bourgeois sur la portée de l'événement : « La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale a sa plaie, comme toutes les autres sociétés ; cette plaie ce sont les ouvriers. Point de fabrique sans ouvriers et, avec une population d'ouvriers toujours croissante et toujours nécessiteuse, point de repos pour la société. (...) Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières. » À partir de là l'appareil d'État, royaliste ou républicain, se devait de terroriser les ouvriers quand ceux-ci osaient contester l'ordre bourgeois.

Le 9 avril 1834, le prolétariat lyonnais allait se soulever à nouveau, avec à sa tête les canuts. Il fallut cinq jours de bataille pour faire tomber la forteresse révolutionnaire de la Croix-Rousse. Thiers, le chef du gouvernement, donna l'ordre aux 15 000 soldats de sévir sans ménagements. On allait relever 1 200 morts. Les ouvriers parisiens qui se soulevèrent alors en solidarité avec leurs frères de Lyon subiront eux aussi une répression violente.

Le mouvement ouvrier avait pris son envol et rien ne pourrait plus l'arrêter, pas même la répression la plus féroce. Après les canuts, en Angleterre des centaines de milliers d'ouvriers rassemblés dans toutes les villes ouvrières allaient faire vivre le grand mouvement chartiste. Et en 1847 un jeune intellectuel allemand, Karl Marx, allait donner une base théorique à cette aspiration à l'émancipation sociale. Son Manifeste du parti communiste, écrit avec Friedrich Engels, montra que cette « classe des ouvriers » était justement la classe qui pouvait en finir une fois pour toutes avec l'exploitation de l'homme par l'homme en instaurant une société nouvelle, communiste. Suivant les pas de ces premiers combattants, la classe ouvrière prenait conscience de sa force, de ses intérêts propres et de sa mission historique.

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