Turquie : La révolte n'a pas dit son dernier mot19/06/20132013Journal/medias/journalnumero/images/2013/06/une2342.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Turquie : La révolte n'a pas dit son dernier mot

Le 15 juin, Erdogan a fait intervenir sa police pour évacuer les manifestants qui continuaient d'occuper le parc Gezi, motif initial de la vague de contestation que connaît la Turquie depuis la fin mai. C'est un pas de plus dans une entreprise de reprise en main marquée par les discours dans lesquels Erdogan traite les manifestants de « terroristes » et par les meetings massifs organisés par son parti, l'AKP, afin de démontrer qu'il a la population derrière lui. Mais, même si le gouvernement Erdogan gagne l'épreuve de force avec les manifestants, cela n'aura pas été sans peine, et ces quinze jours ne seront pas sans laisser des traces.

Le 31 mai, c'est devant la détermination de dizaines de milliers de jeunes décidés à lui résister que la police avait dû évacuer le parc Gezi et la place Taksim. Pour une fois en Turquie, la violence policière s'était montrée impuissante. Comme l'a écrit un journaliste, « la peur avait changé de camp » et c'est dans tout le pays que les manifestations se sont étendues, gagnant près d'une centaine de villes. Des centaines de milliers ou peut-être des millions de jeunes, de travailleurs, affirmaient non seulement leur solidarité avec ceux qui, à Istanbul, contestaient l'arrachage des arbres du parc Gezi, mais leur refus de la violence policière, de l'autoritarisme du régime, de l'ordre moral que voudrait imposer le gouvernement Erdogan.

La contre-offensive d'Erdogan

Dans sa contre-offensive, Erdogan a dû procéder par étapes, commençant par des discours musclés destinés à rassembler derrière lui un parti et un gouvernement qui avaient fait entendre des voix divergentes. Puis il a cherché à diviser les manifestants, reconnaissant la légitimité d'une protestation sur l'arrachage des arbres du parc, mais stigmatisant le mouvement général de contestation comme le fait d'« extrémistes » manipulés par l'étranger, voire de spéculateurs de la Bourse voulant déstabiliser le pays, son économie et son gouvernement élu.

De même, après avoir reçu une délégation, choisie par lui, des défenseurs du parc Gezi, Erdogan a déclaré qu'il respecterait les décisions de justice au sujet des projets de transformation de celui-ci, ce qui est tout de même le moins que l'on puisse attendre d'un gouvernement, voire qu'il pourrait organiser un référendum sur la question. Enfin, tout en faisant évacuer la place Taksim le 11 juin, Erdogan a promis qu'en revanche il ne s'en prendrait pas à ceux qui occupaient le parc Gezi... avant de déclarer trois jours plus tard que cette occupation était inadmissible et de les faire évacuer de force par sa police.

Pourtant, pendant ces deux semaines, le mouvement a montré sa vitalité, non seulement autour des arbres de Taksim, mais dans tout le pays. Chaque jour, des manifestations ont continué, non seulement dans les grandes villes comme Ankara, Izmir, mais dans de nombreuses villes plus petites, voyant chaque fois des milliers de jeunes s'affronter à la police. Lors des interventions de celle-ci place Taksim, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées dans les différents quartiers d'Istanbul et sont parties en cortège pour tenter de gagner la place. Cela a été le cas samedi 15 juin au soir, après l'intervention de la police au parc Gezi, des milliers de jeunes affrontant celle-ci aux abords de la place. Dimanche 16 juin, c'est encore dans tout le pays que des manifestations ont eu lieu. Des dizaines de milliers de manifestants se sont rassemblés dans les quartiers périphériques d'Istanbul ou à Kadiköy, sur la rive asiatique, cherchant à gagner la place Taksim en empruntant le pont suspendu du Bosphore. Voyant la police en passe d'être débordée, le gouvernement a parlé de faire appel à l'armée.

Quelles perspectives politiques ?

De leur côté, les partis d'opposition comme le CHP social-démocrate et kémaliste et le BDP pro-kurde, s'ils ont apporté leur soutien au mouvement, ont surtout cherché à se faire voir par leurs drapeaux mais nullement à l'organiser et à lui permettre de vaincre. Deux syndicats, la confédération DISK et la KESK qui représente les services publics, ont appelé à faire grève les 4 et 5 juin, donnant lieu à des manifestations très suivies. Après l'intervention de la police au parc Gezi, ils ont appelé à une grève générale, s'attirant immédiatement la condamnation du gouvernement qui a déclaré cette grève illégale, car la loi turque interdit les grèves ayant un motif autre que professionnel, comme les grèves pour motif politique ou de solidarité. L'appel est cependant resté symbolique, la DISK étant très minoritaire et le principal syndicat Türk-Is n'ayant fait aucun appel.

Si le mouvement reflue maintenant, cela correspondra donc bien sûr au souhait d'Erdogan, mais aussi au fond à celui des dirigeants des partis d'opposition ou des syndicats, qui ont été en grande partie dépassés, le CHP craignant d'ailleurs d'y être finalement perdant sur le plan électoral. Mais cela sera finalement moins du fait de la force policière, qui a montré ses limites, que du fait du manque de perspectives du mouvement lui-même.

Le seul véritable mot d'ordre commun a été « Gouvernement, démission ! » Non seulement il était hors de portée du mouvement, mais il n'avait guère de contenu concret pour la masse de la population, sauf à signifier la revendication d'élections ramenant au pouvoir les opposants à l'AKP, autrement dit un CHP dont le crédit est fort entamé. Or ce qui a mobilisé des centaines de milliers de personnes dans toute la Turquie, c'est bien plus que cela : c'est la révolte contre la violence de la police, contre Erdogan et son ordre moral, contre un régime qui ne cesse de se vanter d'une réussite économique dont une grande partie de la population ne voit aucune retombée, sinon l'explosion de l'affairisme et du nombre de nouveaux riches qui se pavanent.

Ce ne sont certes pas les partis d'opposition parlementaire, respectueux de l'ordre établi, qui peuvent donner à ces aspirations une réelle expression politique. D'autre part, cette explosion de révolte, née au sein de la jeunesse comme c'est souvent le cas, n'a pas débouché pour l'instant sur une véritable explosion sociale qui aurait entraîné la classe ouvrière et dans laquelle celle-ci aurait commencé à se battre pour ses propres objectifs.

Ce sont là toutes les limites d'une explosion née spontanément, sans objectifs clairs et sans organisation. Mais le mouvement n'a peut-être pas dit son dernier mot et quelles que soient ses suites, son expérience ne sera pas oubliée pour les centaines de milliers de jeunes, mais aussi de travailleurs, qui y ont participé.

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