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Ukraine : Après le "3e tour" de l'élection présidentielle
En Ukraine, Iouchtchenko, que des fraudes électorales massives du pouvoir avaient privé de la victoire au second tour de l'élection présidentielle du 22 novembre, l'a finalement emporté sur son rival, le Premier ministre Ianoukovitch, le 26 décembre. Il a recueilli 52% des voix, contre 44% à son adversaire, 4% des votants ayant choisi un bulletin " contre tous " (un vote blanc motivé).
Pour qu'ait lieu ce " 3e tour ", non prévu par le code électoral, il a fallu deux semaines de manifestations massives des supporters de l'opposition parlementaire et de son candidat en plein centre de Kiev, la capitale. C'est la mobilisation de la jeunesse estudiantine et de la petite bourgeoisie urbaine, plus ou moins soutenues ensuite par d'autres couches de la population, qui a forcé le pouvoir à reculer. Elle l'a obligé à revenir sur la proclamation de la victoire de son poulain Ianoukovitch, puis à l'annuler, enfin à accepter que se tienne un nouveau scrutin dont l'issue ne faisait guère de doute.
Une majorité d'électeurs peut considérer ce résultat comme une victoire, au moins morale, sur ce " régime criminel et corrompu " dénoncé par Iouchtchenko tout au long de sa campagne, celui du président Koutchma, en place depuis dix ans, et des clans qui, lui étant associés au pouvoir, n'ont cessé de mettre le pays et la population en coupe réglée.
Ce pillage explique que, même dans les régions russophones peu favorables à un Iouchtchenko flirtant, entre autres, avec les nationalistes ukrainiens, les " torgatchi " (petits commerçants et kiosquistes que l'on trouve à tous les coins de rue) ont apporté, dès le début, un fervent soutien à l'opposition. Rançonnée depuis des années par les mafias, et d'abord par les différentes instances détenant une parcelle d'autorité qui lui imposent une protection rémunérée, cette toute petite bourgeoisie hait le régime. Et elle l'a fait savoir, se transformant en un puissant agent électoral contre Koutchma, ses hommes et ce qu'ils représentent.
À cela s'est ajouté le fait que, dans les régions de l'ouest et du centre, ukrainophones, peu développées et semi-rurales, la propagande du pouvoir, qui se vantait d'un prétendu " miracle économique ", sonnait encore plus comme une insulte que dans l'est et le sud du pays. Dans les régions industrielles, à défaut de miracle, les salaires sont enfin payés à temps et ont été, un peu, augmentés. Mais ailleurs, la population n'a même pas droit à ce minimum dérisoire: c'est par centaines de milliers que, dans la seule région de Lvov, des sans-travail ont dû émigrer en Pologne et en Allemagne, souvent de façon illégale, pour subvenir aux besoins de leur famille.
De là le rejet massif du régime, des urnes jusque dans la rue, dont Iouchtchenko a d'autant plus profité que cet ancien Premier ministre de Koutchma, limogé en 2001, paraissait en butte au pouvoir en place. Mais de là à prétendre que ce changement de président puisse avoir des effets positifs pour la population, même pour la seule petite bourgeoisie qui formait le gros des troupes des manifestants pro-Iouchtchenko, rien n'est moins sûr.
Durant deux mois de crise politique ouverte en Ukraine, les journaux d'ici n'ont pas tari d'éloges sur le chef de " l'opposition démocratique " et les changements dont, à les croire, il serait porteur. Aujourd'hui, les mêmes expliquent, avec une belle unanimité, que Iouchtchenko devra composer avec les clans de Koutchma et de Ianoukovitch; qu'il s'apprête à constituer un gouvernement d'union nationale (avec qui, sinon avec ces derniers ou leurs représentants); qu'il n'entend pas procéder à une épuration parmi les gouverneurs des régions, nommés par son prédécesseur et " parrains " des fameux " oligarques ", ces hommes d'affaires qui, comme en Russie, ont mis la main sur toute une partie de l'économie lors de l'effondrement de l'URSS. Pas question, non plus, de revenir sur les privatisations qui ont profité aux hommes du pouvoir, alors que Iouchtchenko, avant son élection, laissait entendre qu'il le ferait.
En fait, tout se passe comme si les clans dirigeants et ceux qui viennent d'accéder aux affaires cherchaient, au mieux de leurs intérêts communs, à se partager le pouvoir. La mobilisation populaire des semaines passées aura, de ce point de vue, servi d'arme aux Iouchtchenko, Timochenko (ancienne vice-Premier ministre et richissime affairiste) et autres Parachenko (un des " oligarques " qui les soutient) pour forcer leurs rivaux à les accepter, à nouveau, au sommet de l'appareil d'État, clé politique du pillage économique du pays, et donc de l'enrichissement de tous ces gens. Voyant pâlir l'étoile du tandem Koutchma-Ianoukovitch, des politiciens vont en profiter (s'ils ne l'ont déjà fait) pour tourner casaque sans changer de poste.
Reste à savoir si cette relève entre clans dirigeants à la tête de l'Ukraine aura des conséquences sur les orientations internationales de celle-ci. Iouchtchenko est apparu comme le champion de l'ouverture du pays à l'Occident, à l'Union européenne et aux États-Unis, qui ont pris ouvertement fait et cause pour lui au nom de la " démocratie ". Sa victoire permettra certainement aux dirigeants européens et américains de parler de " changements démocratiques ". Peut-être chercheront-ils à en profiter pour enfoncer un peu plus un coin entre l'Ukraine et la Russie, et faire du nouveau gouvernement ukrainien un interlocuteur favorable aux intérêts des trusts occidentaux.
Mais quant à ouvrir au peuple ukrainien un avenir radieux et l'occasion de sortir du marasme économique qui est son lot, c'est une autre affaire. Ce ne sont ni les discours de Iouchtchenko, ni ses prises de position favorables aux États-Unis ou à l'Union européenne qui apporteront aux Ukrainiens un réel développement économique et social.