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Dans le monde
La torture en Algérie : Un demi-siècle d’hypocrisie
La publication du livre du général Aussaresses, dans lequel il raconte complaisamment comment, avec les hommes qui étaient sous ses ordres, il a torturé on ne sait combien d'Algériens «suspects» d'être des militants du FLN, et procédé à autant d'exécutions sommaires, avec la bénédiction des autorités politiques de l'époque, a donné lieu, parmi le personnel politique de la bourgeoisie, à un véritable concert de cris d'indignation. Mais, à y regarder de plus près, on ne sait pas trop ce qui scandalise le plus ces gens-là : qu'Aussaresses (et bien d'autres) ait été un tortionnaire... ou qu'il le reconnaisse ouvertement aujourd'hui, en «mouillant» au passage les responsables politiques de l'époque.
En fait, Aussaresses, s'il apporte quelques précisions supplémentaires, par exemple sur la manière dont Mitterrand, en tant que garde des Sceaux, suivait ces affaires, ou sur l'assassinat du dirigeant algérien Larbi Ben M'Hidi, ne nous apprend pas grand-chose de nouveau. Dès 1956-58, qui voulait le savoir savait que la torture était une pratique courante, non seulement en Algérie, mais aussi dans un certain nombre de commissariats français.
Le drame s'était joué en deux actes. Le gouvernement du «socialiste» Guy Mollet avait demandé au Parlement des «pouvoirs spéciaux», que celui-ci, Parti Communiste compris, lui avait accordés. Et, en vertu de ces pouvoirs spéciaux, il avait confié à l'armée tous les pouvoirs de police et de justice (c'est Mitterrand qui signa le décret en ce qui concerne les pouvoirs de justice).
Peu importe d'ailleurs que le gouvernement ait ouvertement donné son feu vert pour l'emploi de la torture et des exécutions sommaires à l'armée (comme le déclare aujourd'hui Aussaresses), ou qu'il ait seulement couvert les actions de celle-ci. Car même les pires salauds n'aiment pas laisser des traces ouvertes de leurs actes, si l'on en juge par l'amour que les nazis, qui mirent en place la «solution finale», portaient aux euphémismes.
Les représentants du gouvernement socialiste niaient certes avec aplomb tout recours à la torture. Guy Mollet, secrétaire national du Parti Socialiste et chef du gouvernement osait même déclarer à la télévision : «S'il était vrai qu'il y ait des brutalités organisées par un individu ou deux (...), cela serait intolérable. Il y a des méthodes que d'autres emploient, que nos adversaires emploient. Mais même dans ce cas-là on n'a pas le droit de leur répondre par les mêmes méthodes. La France c'est dans le monde le pays des droits de l'Homme.»
La torture était une méthode trop répugnante pour que nos gouvernants osent s'en réclamer ouvertement.
De tous les responsables politiques et militaires de la répression menée en Algérie, il n'y en eut qu'un, le général Pâris de la Bollardière, pour s'élever contre ces méthodes, en mars 1957. Mais il n'y eut aucun chef de l'armée, aucun haut fonctionnaire, aucun ministre, et surtout pas Mollet, le chef du gouvernement, ni Mitterrand, le ministre de la Justice, pour se solidariser avec sa protestation. Et le général de la Bollardière fut même sanctionné.
Pour qui cependant avait encore des doutes, le livre de Henri Alleg, La Question, publié en 1958, aussitôt saisi sur ordre du gouvernement, mais qui circulait sous le manteau, racontait non seulement par le détail les méthodes utilisées, mais révélait (à travers les premières lettres de leur nom) l'identité d'un certain nombre de tortionnaires, comme le capitaine Faulques ou le lieutenant Charbonnier.
Soit dit en passant, à ceux qui accusent Lutte Ouvrière de ne pas voir la différence qui existerait entre la gauche et la droite, on ne voit pas bien comment les Pinay ou les Laniel (les hommes de droite de l'époque) auraient pu faire pire que Mollet et Mitterrand !
Aujourd'hui, entre ceux qui, comme Jospin, se prononcent contre toute commission d'enquête sur la période, sous prétexte que ce serait aux historiens d'écrire l'histoire, et ceux qui comme Chirac souhaitent que le général Aussaresses soit suspendu de son grade dans la Légion d'honneur, c'est toujours à qui sera le plus hypocrite.
A la vérité, on ne voit pas pourquoi Aussaresses n'aurait pas sa place dans l'ordre de la Légion d'honneur aux côtés des fusilleurs de juin 1848, des massacreurs de communards, des tortionnaires de toutes les guerres coloniales, qui furent et sont encore nombreux dans les rangs des décorés de la Légion d'honneur. Et on attendra bien sûr en vain que ceux qui font preuve d'une si belle indignation aujourd'hui, et qui reçurent leur Légion d'honneur d'un Mitterrand qui avait couvert Aussaresses de son autorité, renvoient leurs morceaux de ruban rouge.
Il y a un peu plus d'un siècle, le socialiste allemand Friedrich Engels résumait en une phrase lapidaire son opinion, et celle de Karl Marx, sur l'Etat, en disant que «l'Etat, c'est des bandes d'hommes armés pour la défense de la propriété». Le cas du général Aussaresses est en ce sens exemplaire. Ce n'est pas une brute inculte. Il fit, selon lui, de bonnes études. Mais il fut ensuite, de guerres coloniales en guerres coloniales, un des rouages de l'appareil d'Etat, ni plus, ni moins responsable que tous les hommes politiques, de droite ou de la gauche parlementaire, qui géraient à la même époque les affaires de la bourgeoisie. Et ces gens-là ne reculent devant aucune infamie quand il s'agit de défendre ce qu'ils appellent les «intérêts du pays», c'est-à-dire les intérêts de la classe capitaliste.
La tête d'Aussaresses, c'est la sale gueule de l'Etat bourgeois.