Nelson Mandela : De la lutte contre l'apartheid à l'accord avec la bourgeoisie blanche11/12/20132013Journal/medias/journalnumero/images/2013/12/une2367.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Nelson Mandela : De la lutte contre l'apartheid à l'accord avec la bourgeoisie blanche

Les funérailles de Nelson Mandela, regroupant nombre de chefs d'État, sont l'occasion d'un de ces concerts d'auto-satisfaction mêlée à une large dose d'hypocrisie que le monde des dirigeants bourgeois de la planète aime à mettre en scène. Ainsi Hollande, au nom de l'impérialisme français, rend hommage au militant anti-colonialiste que fut Nelson Mandela. Mais à l'époque de l'odieux régime d'apartheid, la France aussi opprimait bien des populations noires, et ses dirigeants étaient solidaires du régime sud-africain.

Nelson Mandela, né en 1918 au sein d'une famille importante de l'aristocratie tribale des Xhosas, faisait partie de cette toute petite élite noire ayant accès à une éducation universitaire lui ayant permis de devenir avocat. Mais l'avenir de cette couche sociale privilégiée par rapport à la masse des paysans et des mineurs noirs était bouché en Afrique du Sud par la volonté de la bourgeoisie blanche de masquer sa domination sur l'ensemble de la société par un racisme d'État.

L'apartheid, mode de domination de la bourgeoisie blanche

En créant un fossé presque infranchissable entre les Blancs (moins de 20 % de la population) et les Noirs ou les Indiens, le régime d'apartheid dirigé par le Parti national créait l'illusion d'une communauté d'intérêts entre tous les Blancs, qu'ils soient de riches propriétaires de mines ou bien simples employés ou ouvriers qualifiés.

Symétriquement, l'ANC (Congrès national africain), le parti auquel adhéra Mandela en 1944, défendait l'idée que tous les Noirs avaient les mêmes intérêts, qu'ils aspirent à diriger la société et à former une nouvelle bourgeoisie ou bien qu'ils soient ouvriers agricoles, mineurs manoeuvres, domestiques... Comme ses compagnons de l'ANC, Walter Sisulu et Oliver Tambo, Mandela était bien décidé à éviter que la classe ouvrière sud-africaine se mobilise sur sa propre politique et n'avait rien d'un communiste. Comme il l'a lui-même raconté dans son autobiographie : « J'ai même interrompu des meetings du Parti communiste en me précipitant à la tribune, en arrachant les banderoles et en prenant le micro ».

Le régime d'apartheid mis en place à partir de 1948 était particulièrement odieux. L'État divisait la population en quatre catégories : Blancs, Indiens, Métis et Noirs. Les Noirs, bien que les plus nombreux, n'avaient pratiquement aucun droit. Ils ne pouvaient habiter que dans des zones restreintes du pays, et ne pouvaient se rendre dans les zones « blanches » que durant la journée, pour y travailler, avant de retourner le soir dans les « townships », souvent de véritables taudis. Il leur fallait un passeport intérieur pour circuler dans le pays et ils étaient privés du droit de vote. L'inhumanité de ce racisme d'État s'exprimait aussi dans la loi sur la « moralité » qui interdisait les relations sexuelles et le mariage entre membres des différentes catégories.

L'ANC et la classe ouvrière

La classe ouvrière, de plus en plus nombreuse avec le développement de l'activité minière et industrielle, n'acceptait pas cette dictature de la minorité bourgeoise blanche. Dans les années 1950, il y eut bien des grèves et des manifestations contre l'apartheid dans son ensemble ou certaines de ses dispositions. Mandela se méfiait des masses ouvrières. Comme il l'a écrit, « je pensais que l'ANC ne devait participer qu'aux campagnes qu'elle dirigeait », et bien des fois les dirigeants de l'ANC sabotèrent des mouvements de grève qui leur échappaient. Toutefois leur influence sur les ouvriers noirs fut renforcée par le fait que les dirigeants staliniens du Parti communiste et de certains syndicats firent allégeance à l'ANC. Choisissant une politique nationaliste, ils tournèrent le dos à la perspective de voir la classe ouvrière se mettre à la tête du combat des masses contre l'apartheid.

L'ANC suppliait le régime blanc de discuter avec elle d'un partage du pouvoir. Mais l'État durcit au contraire son oppression et réprima durement tout mouvement, toute manifestation, comme celle de Sharpeville en 1960 où la police fit 69 morts et des centaines de blessés. L'ANC fut déclarée illégale. Après dix-sept mois de clandestinité, Mandela fût arrêté en 1962 et condamné à la prison à perpétuité avec cinq autres militants, dont un Blanc, au procès de Rivonia.

La classe ouvrière sud-africaine, la plus importante du continent, reprit de grandes luttes grévistes dans les années 1970. Elle entraîna la jeunesse scolarisée qui se souleva dans le township de Soweto en 1976. À nouveau la police mena la répression, faisant des dizaines de morts. Mais le massacre n'arrêta pas le mouvement. La fin des années 1970 et les années 1980 connurent bien des grèves ouvrières, contestant à la fois l'exploitation patronale et l'oppression politique. Les patrons commençaient à reculer et se voyaient obligés, sous la pression, de reconnaître les syndicats noirs et de négocier avec eux. Les townships devenaient ingouvernables pour les autorités blanches, d'autant plus qu'une partie de la jeunesse blanche commençait à refuser de participer à la répression contre les travailleurs noirs.

Vers la fin de l'apartheid

C'est cette situation de moins en moins maîtrisable pour l'État, et potentiellement périlleuse pour la domination des capitalistes, qui amena les multinationales minières et avec elles l'impérialisme américain à pousser le régime à répondre enfin favorablement à partir de 1985 aux demandes de négociations que Mandela adressait régulièrement aux ministres du fond de sa prison. Ces négociations eurent lieu dans le secret, sans que ni le gouvernement ni l'ANC n'en informent les travailleurs noirs bien que leurs luttes et leurs sacrifices en soient la cause. Dans le dos des masses noires, Mandela arriva à un compromis avec le président Frederick De Klerk, qui incarnait cette nouvelle politique de la bourgeoisie blanche. En 1990, il fut libéré de prison.

Il fallut encore attendre quatre années de grèves et de révoltes réprimées dans le sang pour que la population noire puisse officiellement s'exprimer par le vote. Le régime qui porta Mandela à la présidence en 1994 donnait toute garantie à la bourgeoisie : indépendamment du résultat des élections, les postes au futur gouvernement étaient attribués à l'avance d'un côté à l'ANC et à ses alliés du Parti communiste et des directions syndicales, et de l'autre au Parti national de De Klerk et à ses alliés noirs de l'Inkhata.

Mandela mit alors en scène toute une série de gestes destinés à faire accepter à la majorité noire que le parti de l'apartheid, le Parti national, reste au pouvoir après presque cinquante ans d'oppression féroce. Il eut l'appui des dirigeants des grandes puissances et, symboliquement, il reçut le prix Nobel conjointement avec De Klerk. Le Parti national finit d'ailleurs par intégrer les rangs de l'ANC, devenu le parti de toute la bourgeoisie sud-africaine, quelle que soit sa couleur.

Le nouveau visage de l'oppression

Le nouveau gouvernement, sous la présidence de Mandela, privatisa la poste et les télécoms. Son premier budget comportait une baisse de 6 % des salaires réels des fonctionnaires et de 10 % des crédits pour la santé. Les généraux, les chefs de la police, haïs par leurs victimes noires, restèrent en poste. Ils firent juste un peu de place pour intégrer dans leurs rangs des Noirs prêts eux aussi à tirer sur les travailleurs, comme ils l'ont fait en 2012 sur les mineurs de la mine Marikana. Quand Mandela, âgé de 81 ans, passa la main à un autre dirigeant de l'ANC, Thabo Mbeki, la transition entre un pouvoir blanc et un pouvoir « arc-en-ciel » avait été assurée sans que la propriété et les intérêts de la bourgeoisie sud-africaine aient été sérieusement menacés. C'est bien ce qui explique l'hommage des puissances impérialistes à l'ancien prisonnier politique.

Aujourd'hui, presque vingt ans après la fin de l'apartheid, une petite fraction de la population noire s'est enrichie au point de faire complètement partie de la grande bourgeoisie. Ces grands bourgeois noirs viennent d'ailleurs le plus souvent des rangs de l'ANC. C'est un succès pour la bourgeoisie noire. Mais les masses pauvres le restent tout autant qu'avant, bien que ce soient elles qui ont mené les combat pour faire disparaître l'apartheid. À présent elles sont opprimées par une police noire. Elles peuvent entendre des ministres noirs leur expliquer qu'il leur faut faire des sacrifices. Elles continuent de subir des conditions de travail, de vie et de logement indignes.

Si la couleur de peau n'est plus le critère principal, l'Afrique du Sud reste un pays toujours très inégalitaire. L'apartheid social n'a pas disparu. Le nationalisme de Mandela, même soutenu par le Parti communiste et les bureaucrates syndicaux, n'a pas changé le sort de la classe ouvrière, qui trime toujours pour le compte des capitalistes. En Afrique du Sud, le combat de l'avenir est celui des exploités contre tous leurs exploiteurs, noirs ou blancs.

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