Il y a quarante ans au Portugal : En 1974, la « Révolution des oeillets »30/04/20142014Journal/medias/journalnumero/images/2014/05/une2387.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Il y a quarante ans au Portugal : En 1974, la « Révolution des oeillets »

Le 25 avril 1974 à l'aube, la dictature qui régnait sur le Portugal depuis plus de quarante ans tombait. Sans tirer un coup de feu, un détachement commandé par de jeunes officiers s'emparait des points stratégiques de Lisbonne, les troupes gouvernementales se ralliaient, les ministres et le président en place étaient faits prisonniers. Les partis d'opposition n'avaient pas été avertis du putsch en préparation. La foule en liesse gagnait les rues et les places, appuyant et souvent devançant les militaires.

Une période de luttes politiques et sociales intenses commençait, dont la bourgeoisie portugaise allait mettre dix-huit mois à faire émerger un pouvoir stable, grâce entre autres à la collaboration du Parti socialiste et du Parti communiste.

Arriération et guerre coloniale

Le Portugal de 1974 était un pays mal développé. Près de la moitié de la jeunesse vivait dans l'émigration, fuyant la misère et les quatre ans de service militaire, pour la plupart effectués dans la guerre que menait le pouvoir dans ses colonies d'Afrique. Ainsi 800 000 de ces jeunes Portugais peuplaient les bidonvilles de la banlieue parisienne et les loges de concierge de la capitale. Au pays, les petits paysans étaient en surnombre au nord et au centre, les ouvriers agricoles des grandes propriétés du sud vivaient dans des situations de grande misère, et l'industrie sous-développée n'offrait que peu d'emplois, mal payés. Installée en 1932, la dictature policière et calotine de Salazar, puis de son successeur Caetano, s'opposait à tout changement et sa police politique, la Pide, traquait opposants et syndicalistes. Enfin, le Portugal s'accrochait aux profits qu'il tirait de ses colonies, la Guinée-Bissau, l'Angola et le Mozambique, dont la superficie était plus de vingt fois celle de la métropole. Ces colonies étaient entrées en rébellion à partir de 1961.

Beaucoup, dans la bourgeoisie portugaise, auraient voulu sortir de cette impasse, en finir à la fois avec la guerre coloniale, la dictature et l'arriération économique. Le chef de l'état-major lui-même, le général Spinola, ancien de la guerre d'Espagne de 1936-39 et de l'armée allemande en Russie, durant la Seconde Guerre mondiale, venait de publier un livre préconisant une solution négociée à la guerre coloniale.

La décision de renverser la dictature vint des jeunes officiers du Mouvement des forces armées (MFA), des lieutenants et capitaines souvent issus de la petite bourgeoisie qui constataient l'impasse de la guerre coloniale et l'arriération du pays. Le 25 avril, ils franchirent le pas.

Leur action libéra toutes les forces que la dictature tenait comprimées. Ouvriers, employés, petits artisans et commerçants, ouvriers agricoles des grandes exploitations d'Alentejo, marins, soldats, étudiants : la chute du régime mit toute la population en mouvement. Les grèves, les manifestations, les occupations de logements, de grandes propriétés et d'usines allaient en amener beaucoup à s'engager politiquement et syndicalement.

Cette mobilisation posait à la bourgeoisie, portugaise et mondiale, le problème de la reprise en main. La dictature ayant interdit tout parti politique, les nouveaux partis de droite manquaient de base et d'expérience. Déconsidérés et apeurés, les cadres de l'ancien régime étaient en fuite, des riches bourgeois s'exilèrent en Espagne ou au Brésil. Restaient alors les partis de gauche, PS et PC, dont les principaux dirigeants, Mario Soares et Alvaro Cunhal, rentraient d'exil.

Deux options pour la bourgeoisie

Le MFA forma une Junte de salut national et en nomma président le général Spinola, qui avait soutenu le coup d'État en sous-main. Un gouvernement provisoire fut formé, où figuraient Soares et Cunhal. Depuis 1947, c'était la première fois qu'en Occident un dirigeant d'un PC devenait ministre.

Les combats dans les colonies cessèrent aussitôt et les négociations s'engagèrent. L'indépendance de ces pays fut partout acquise en 1975. En revanche, pour moderniser le pays et faire cesser la mobilisation populaire, deux options s'opposaient : la mise en place d'un pouvoir militaire, ou celle d'un régime parlementaire. Les militaires n'étaient pas d'accord entre eux et le MFA se divisa vite en plusieurs tendances, tandis que les sous-officiers et les soldats du rang se politisaient.

Les seuls partis ayant une existence réelle étaient le PS et le PC. À cause de ses liens avec l'Union soviétique et avec la classe ouvrière, la bourgeoisie se défiait du PC, seul parti à avoir eu une existence militante à l'intérieur du pays durant la dictature, et qui disposait d'une base populaire. Le PS était de constitution récente, mais ses liens étroits avec la social-démocratie allemande le rendaient fiable aux yeux de la bourgeoisie. Il se fit le champion du parlementarisme, soutenu par les bourgeoisies européennes et les services secrets américains, tandis que le PC, lui, emboîtait le pas aux militaires radicaux du MFA.

La difficile reprise en main

Les deux partis se réclamant de la classe ouvrière s'étaient donc alignés chacun sur une des options politiques de la bourgeoisie. Ils allaient s'opposer violemment. Mais ni le bonapartisme militaire ni le parlementarisme bourgeois ne constituaient une politique pour la défense des intérêts des travailleurs, leur permettant de défendre à la fois leurs intérêts immédiats, pouvoir d'achat, emploi, liberté d'expression et d'organisation, et, à terme, la contestation du pouvoir des capitalistes.

Spinola fut le premier à tenter une remise au pas. S'appuyant sur une prétendue « majorité silencieuse », il démissionna dès septembre 1974 de la présidence, puis tenta le 11 mars 1975 un coup d'État qui échoua. Il dut s'exiler en Espagne. La Junte de salut national fut alors remplacée par le Conseil de la révolution. Cependant la radicalisation se poursuivait dans la population et dans l'armée. Manifestations, grèves et occupations de terres, d'usines et de logements se multipliaient, avec l'appui et parfois la participation des régiments les plus politisés. Dans les régions rurales, le MFA lança une « campagne de conscientisation ».

Le 25 avril 1975, les élections à l'Assemblée constituante donnèrent 38 % des voix au PS, 34 % aux deux partis de droite qui s'étaient constitués, et seulement 12,5 % au PC. Brandissant le drapeau de la démocratie, le PS passa à l'offensive contre le PC et le MFA. L'affaire du quotidien Republica et de la radio catholique Renascença, occupés par leurs salariés, lui permirent d'apparaître comme le défenseur de la propriété privée et comme l'ennemi du pouvoir populaire.

Le Conseil de la révolution était profondément divisé. À Otelo de Carvalho, qui passait pour l'aile d'extrême gauche du mouvement, s'opposait le Groupe des neuf, proche du PS. En septembre 1974, la politisation parmi les soldats, dont certains manifestaient avec les organisations d'extrême gauche, atteignit un niveau critique aux yeux de l'état-major. Le gouvernement entreprit alors de réduire l'armement des régiments marqués à gauche et de constituer un noyau de troupes fidèles, sous le commandement d'officiers ouvertement réactionnaires. La situation était mûre pour donner un coup d'arrêt au mouvement.

Celui-ci se réalisa le 25 novembre, sous le patronage du général Costa Gomes, qui avait remplacé Spinola à la présidence de la République. Une provocation justifia l'état de siège et les régiments les plus à gauche furent écrasés et démantelés. Le gouvernement put alors, à titre symbolique, rendre la radio Renascenza à l'Église catholique et donner des garanties aux grands propriétaires expropriés.

Le 25 novembre 1975 a marqué le coup d'arrêt à la « révolution des oeillets ». Dès lors, le balancier politique se déplaça de plus en plus vite vers la droite. Un régime parlementaire se mit en place. Une fois la Constitution adoptée, le 25 avril 1976 les élections législatives donnèrent 35 % des voix au PS, respectivement 24 et 16 % aux deux partis de droite, et 14,6 % au PC. En juin, le général Eanes, qui avait dirigé la reprise en main des militaires, était élu président de la République et en septembre était formé le premier gouvernement constitutionnel, dirigé par le socialiste Mario Soares.

Au terme de deux années de bouillonnement, le Portugal était doté d'un régime parlementaire classique. Mais le second objectif des capitaines d'Avril, le développement économique, était autrement difficile à atteindre. À l'heure de la crise mondiale, le Portugal est toujours un des pays les moins développés de l'Europe occidentale.

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