La grève d’octobre 1905 en Russie21/10/20152015Journal/medias/journalnumero/images/2015/10/2464.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

il y a 110 ans

La grève d’octobre 1905 en Russie

Le 9 octobre 1905, les cheminots de la ligne reliant Saint-Pétersbourg et Moscou, les deux principales villes de l’Empire russe, se mettaient en grève, avançant un programme de libertés démocratiques face au régime du tsar, qui régnait sur le pays en monarque absolu. En quelques jours, gagnant l’ensemble du réseau ferroviaire et la plupart des autres secteurs de l’économie, la grève était devenue quasi générale.

Depuis l’entrée en guerre de la Russie contre le Japon en janvier 1904, des mobilisations de plus en plus importantes se succédaient dans tout le pays contre le régime. Les défaites de l’armée russe avaient achevé de discréditer un pouvoir qui ne représentait qu’une minorité de privilégiés, gros propriétaires terriens et dirigeants d’une haute bureaucratie d’État qui étouffait toute liberté. L’agitation pour revendiquer une Constitution et la tenue d’élections avait commencé dans les milieux de la bourgeoisie et avait gagné la classe ouvrière au début de l’année 1905.

Le Dimanche rouge, début de la révolution

Le dimanche 9 janvier 1905, un long cortège de manifestants ouvriers s’était dirigé vers le palais du tsar, dans l’intention de lui remettre une pétition. La troupe avait ouvert le feu, faisant plusieurs centaines de victimes. Pour ce sanglant bilan, ce jour garda le nom de Dimanche rouge.

Représentant trois millions de personnes, la classe ouvrière russe était minoritaire à l’échelle d’un pays essentiellement rural de plus de 100 millions d’habitants. Mais, par rapport à la paysannerie, elle avait l’avantage d’être très concentrée dans les quelques régions où l’industrie s’était développée. Elle était durement exploitée, avec des journées de travail souvent de plus de dix heures pour des salaires très faibles. Jeune et inexpérimentée, elle commença à s’éveiller à la lutte dans les mois qui suivirent le Dimanche rouge, participant à des grèves de plus en plus nombreuses, aussi bien pour des revendications économiques que politiques. Pour la majorité des travailleurs qui rejoignaient la mobilisation, la revendication n’était plus d’obtenir une démocratisation de l’autocratie. L’idée de la renverser faisait son chemin.

L’armée elle-même était gagnée par l’état d’esprit révolutionnaire et connaissait des mutineries, la plus célèbre étant celle des marins du cuirassé Potemkine à Odessa en juin 1905. Grèves, émeutes, révoltes dans les campagnes, mutineries : la guerre avait fait naître une situation révolutionnaire en Russie.

La grève politique d’octobre

Le 19 septembre 1905, les compositeurs de l’imprimerie Sytine à Moscou se mirent en grève pour exiger une diminution des heures de travail et la prise en compte des signes de ponctuation dans le calcul du salaire. La grève s’étendit aux autres imprimeries, puis aux autres branches de l’industrie. « On commençait par des signes de ponctuation et l’on devait, en fin de compte, jeter à bas l’absolutisme », écrivait Trotsky. Car, en se généralisant à partir du 9 octobre avec l’entrée en lutte décisive des cheminots, le mouvement devint politique, adoptant pour mots d’ordre les libertés civiques, l’amnistie des prisonniers politiques et la convocation d’une Assemblée constituante. À ces revendications démocratiques, la classe ouvrière ajoutait les siennes propres, avec le droit de grève et la journée de huit heures.

Surpris par la façon dont le mouvement avait fait tache d’huile, le pouvoir se retrouvait incapable d’organiser la répression, ne sachant même pas, faute de moyens de communication, quels régiments lui restaient acquis. Le tsar lui-même avoua n’avoir plus « personne sur qui s’appuyer, à l’exception du brave Trepov », le gouverneur-général de Saint-Pétersbourg, responsable de la fusillade du 9 janvier.

Le 17 octobre, incapable de venir à bout de la mobilisation, le tsar publia un Manifeste des libertés dans lequel il s’engageait à accorder une Constitution et à faire élire un Parlement. Ce premier recul suscita une explosion de joie et d’enthousiasme dans la population. Mais beaucoup de militants et de travailleurs étaient conscients que le régime, en faisant ces promesses, cherchait seulement à gagner du temps afin de pouvoir regrouper ses forces et préparer la reprise en main.

Les soviets et leur rôle

En fait, le principal acquis du mouvement gréviste d’octobre 1905 fut l’apparition dans de nombreuses villes des soviets, les conseils en russe. Dans les premiers jours du mouvement, ces soviets jouèrent le rôle de comités de grève, s’attachant à étendre la mobilisation. Après la grève, ils continuèrent à se réunir, devenant des organes représentatifs des travailleurs à l’échelle d’une ville. Les soviets purent ainsi organiser la parution de leurs propres journaux grâce à l’appui des ouvriers des imprimeries. Ils organisèrent des milices ouvrières pour empêcher les pogroms, ces massacres de Juifs organisés par les hommes de main du régime pour tenter de contrer l’état d’esprit révolutionnaire en encourageant l’antisémitisme.

Bénéficiant de la confiance et du soutien des travailleurs qui n’hésitaient pas à défier l’absolutisme, les soviets représentaient l’embryon d’un gouvernement révolutionnaire se posant en concurrent de celui du tsar. Les travailleurs mobilisés purent ainsi, pour la première fois, se poser d’une façon concrète le problème de la conquête du pouvoir politique. Ce fut plus particulièrement le cas à Saint-Pétersbourg, où les militants révolutionnaires qui inspirèrent la politique du soviet combattirent les illusions sur la possibilité d’une évolution vers une monarchie constitutionnelle. Trotsky, l’un de ses principaux dirigeants durant cette période, expliquait au contraire que le conflit était inévitable avec le pouvoir du tsar, qui gardait le contrôle des forces de répression, et que la politique du soviet devait viser à un seul objectif : « préparer l’insurrection ».

Ainsi, le 1er novembre, le soviet de Saint-Pétersbourg appela la classe ouvrière de la capitale à une grève générale à la fois contre la répression frappant la Pologne, intégrée alors dans l’Empire russe, et contre le passage en cour martiale de marins de Kronstadt ayant participé à la lutte d’octobre. Mais, après la fin de la grève, les armées du tsar lancèrent leur contre-offensive.

D’une révolution à l’autre

Le régime pouvait désormais compter sur le soutien de la bourgeoisie. D’abord favorable à des réformes démocratiques qui auraient pu lui profiter, elle avait été effrayée par l’irruption des travailleurs sur la scène politique. Ce sentiment ne fit que s’accroître au fur et à mesure que la classe ouvrière, renforcée par la victoire d’octobre, se sentit encouragée à revendiquer pour son compte. Comme l’écrivit Trotsky, « il ne s’agissait plus de la liberté de la presse, ni de combattre l’arbitraire des galonnés, ni même du suffrage universel. L’ouvrier demandait des garanties pour ses muscles, pour ses nerfs, pour son cerveau. Il avait décidé de reconquérir une partie de sa propre existence. Il ne pouvait attendre davantage et ne le voulait pas. Dans les événements de la révolution, il avait pris conscience de sa force, il avait découvert une vie nouvelle, une vie supérieure. » En novembre, le soviet de Saint-Pétersbourg organisa la lutte pour la reconnaissance immédiate de la journée de huit heures, appelant les travailleurs à quitter leur travail après huit heures de présence. Il se heurta à l’opposition farouche du patronat, qui répondit par le lock-out de plus de 100 000 travailleurs et se montrait prêt à appuyer la répression.

Le 3 décembre, les membres du soviet de Saint-Pétersbourg furent arrêtés, après cinquante jours d’existence de celui-ci. À Moscou et dans de nombreuses villes, des insurrections éclatèrent et furent écrasées par l’armée fidèle au régime. Le paysan sous l’uniforme ne se sentait pas encore du côté de la révolution, et il faudrait encore attendre douze ans pour que cela change.

La révolution russe de 1905 fut donc vaincue. Le régime tsariste allait connaître un sursis, mais l’expérience de cette année-là ne fut pas perdue. La révolution de février-octobre 1917 allait reproduire celle de 1905, à un niveau plus élevé. Elle allait permettre aux travailleurs non seulement de mettre à bas l’autocratie, mais aussi de prendre le pouvoir entre leurs mains au travers des soviets, et de fonder le premier État ouvrier.

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