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- Lutte ouvrière n°2394
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Dans le monde
Il y a 25 ans, juin 1989 à Pékin : Le massacre de la place Tien An Men
Le mouvement s'était développé alors que la réorientation économique lancée par le président Deng Xiaoping à la fin des années 1970 entraînait une aggravation générale des conditions de vie. Avec le rétablissement des lois du marché et la course au profit dans tous les domaines, les privilèges d'une minorité s'étalaient désormais au grand jour.
C'est à la mi-avril 1989, à l'occasion des funérailles d'Hu Yaobang, un ex-secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) limogé deux ans plus tôt, que la contestation éclata. En quelques jours, le mouvement de la jeunesse mobilisa des dizaines de milliers de manifestants, des étudiants mais aussi des gens du peuple, aux cris de « À bas les mandarins » ou encore « Tremblez, corrompus ».
Les slogans lancés lors des sit-in devant les bâtiments officiels de la place Tien An Men révélaient les aspirations des étudiants mobilisés. En demandant la réhabilitation d'un ancien dirigeant qu'ils percevaient comme un démocrate, ils revendiquaient plus de liberté, des journaux échappant à la censure. Encouragés par leur nombre croissant, ils réclamèrent bientôt la démission du vieux président en brisant symboliquement sur leur passage des milliers de petites bouteilles, appelées deng en mandarin. Ils dénonçaient aussi leurs conditions d'existence, les taudis où ils vivaient, la faiblesse des salaires des professeurs. Ils revendiquaient pour eux-mêmes mais, dans le contexte de l'ouverture croissante au capitalisme, leur dénonciation de la corruption et des fortunes des potentats trouvait un écho grandissant au sein du petit peuple, qui se mêlait de plus en plus nombreux aux manifestations. Leurs revendications démocratiques, de liberté syndicale sur le modèle de Solidarité en Pologne ou encore de transparence à l'image de la politique menée alors par Gorbatchev en Russie, emportaient une adhésion croissante au sein des classes populaires chinoises écrasées par la dictature et maintenue dans la misère.
Tout en réprouvant les manifestations, le gouvernement hésitait à les réprimer violemment. À la crainte de voir le mouvement s'étendre aux travailleurs, s'ajoutaient des luttes internes à l'appareil du parti, dont certains voulaient la chute de Deng Xiaoping. Ainsi le secrétaire général du parti, Zhao Ziyang, encouragea le mouvement, espérant pouvoir prendre les rênes du pouvoir contre le clan du Premier ministre Li Peng.
Fin avril, le mouvement prit une nouvelle ampleur, s'étendant à des villes de province comme Xi'an ou Changsha. Le 27 avril, à Pékin, la manifestation s'étendait sur des kilomètres, soutenue aux abords par des centaines de milliers de personnes. L'indignation gagnait des organismes de base du parti et de l'appareil d'État, des journalistes des médias officiels apportant leur soutien aux étudiants. À la manifestation du 4 mai se mêlèrent de plus en plus de jeunes travailleurs, d'employés, de petites gens des quartiers.
Les contestataires crurent que les autorités étaient prêtes au dialogue, même si elles refusaient encore de discuter avec les associations autonomes des étudiants. Une centaine d'entre eux décidèrent de se lancer dans une grève de la faim, rejoints bientôt par un millier d'autres.
Mais c'est la venue du dirigeant soviétique Gorbatchev à Pékin, le 14 mai, qui offrit une formidable tribune au mouvement, avec la présence des télévisions du monde entier. Le jour de son arrivée, les grévistes de la faim occupèrent la place Tien An Men prévue pour les cérémonies officielles, rejoints pendant la nuit par des dizaines de milliers de personnes qui décidèrent de camper sur place.
Le mouvement atteignit alors son point culminant. Ce n'était plus seulement des minorités éparses qui le rejoignaient. Le 17 mai des cortèges ouvriers défilèrent par usines entières avec des banderoles telles que : « La classe ouvrière est là ! », « Voici les grands frères ouvriers ». Derrière ces manifestations d'une nouvelle ampleur se cachaient les manoeuvres de plus en plus évidentes des dirigeants du parti qui voulaient chasser Deng. En témoignait la présence dans les défilés des représentants de la Fédération des syndicats, de professeurs de l'école des cadres du parti et de nombreux militaires en uniforme. Mais la présence massive des ouvriers montrait aussi qu'ils pouvaient s'emparer de cette possibilité de contester ouvertement le régime.
Devant l'ampleur des manifestations, qui se déroulaient désormais aussi dans de nombreuses autres villes, le président Deng Xiaoping décidait d'écraser le mouvement. Même les partisans de Zhao Ziyang, qui avaient joué avec le feu, s'inquiétaient désormais devant les risques d'explosion sociale et politique. La loi martiale fut décrétée le 20 mai et l'armée déployée, officiellement pour « protéger les bâtiments officiels ». Mais cette première tentative de reprendre sans armes la place Tien An Men échoua, donnant à ses occupants un sentiment illusoire de victoire sans combat.
Mais, dans la coulisse, le pouvoir déployait méthodiquement son plan : consultation des chefs de l'armée, acheminement vers Pékin de troupes de province, reprise en main du parti, de l'administration et des médias, qui dénoncèrent désormais les « malfaiteurs » et les « criminels » de la place Tien An Men. On dressait des listes noires dans les universités, les premières arrestations eurent lieu dans les usines. La peur commença à s'installer, alors que des signes d'essoufflement du mouvement poussaient les dirigeants étudiants à envisager un repli vers les campus. Beaucoup de contestataires venus de province repartirent par les trains gratuits mis à disposition par le gouvernement. La participation ouvrière diminua sous les menaces de licenciement émanant de l'appareil du parti. Seule une minorité, souvent de jeunes travailleurs, continuèrent de participer au mouvement. Après une semaine de loi martiale il ne restait plus sur la place Tien An Men que quelques milliers d'irréductibles.
Le vendredi 2 juin, l'armée rentrait dans Pékin, comptant 350 000 hommes avec blindés, automitrailleuses et canons. Face aux protestations dans les quartiers populaires, les soldats tuèrent à la baïonnette jusque dans les habitations. Face à l'héroïsme des étudiants prêts à affronter à main nue les blindés, le régime n'hésita pas. Les chars foncèrent sur les barricades et écrasèrent de nombreux manifestants, faisant entre 1 000 et 2 000 morts aux abords de la place Tien An Men. Après des exécutions sommaires et 30 000 arrestations les jours suivants, une immense vague de répression s'abattit, visant en particulier les milieux ouvriers : des rafles étaient organisées dans les quartiers, avec des appels à délation ; des ouvriers furent condamnés à mort et exécutés en public pour terroriser la population. Il s'agissait de détruire pour longtemps l'espoir de changement qu'avait suscité la contestation étudiante au sein des classes populaires.
En recourant à cette répression violente, la dictature démontrait aussi combien il était vain d'espérer une aide du côté des « réformateurs » du régime. Ces faux amis avaient été aussi prompts à encourager la contestation, pour servir leurs propres ambitions, qu'à abandonner les masses en lutte, pour rallier le camp de la répression.
Du côté des puissances occidentales, les protestations ne vinrent souvent qu'après le bain de sang. Cela reflétait aussi leur inquiétude de voir un retour à l'ordre insuffisamment rapide perturber la croissance de leurs affaires en Chine. Les dirigeants des grandes puissances eurent donc le « tact » nécessaire pour ne pas heurter cette dictature chinoise se targuant faussement de communisme, mais si efficace pour mettre au travail les ouvriers chinois et, en cas de besoin, pour réprimer leurs protestations dans le sang.