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- Lutte ouvrière n°2388
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Il y a 60 ans
Mai 1954 à Dien Bien Phu : La défaite de l'impérialisme français
Il y a 60 ans, le 7 mai 1954, le camp retranché français de Dien Bien Phu, à la frontière des actuels Vietnam et Laos, tombait sous les assauts des combattants du Vietminh, la Ligue pour l'indépendance du Vietnam, dont le principal dirigeant était Ho Chi Minh. La France signait en juillet 1954 les accords de Genève et abandonnait l'Indochine, qui allait être divisée en quatre pays : le Laos, le Cambodge et les deux Vietnam du Nord et du Sud.
Les premières troupes françaises étaient arrivées en 1862 dans le sud du Vietnam. La conquête coloniale, une longue suite de massacres, aboutit en 1887 à la création de l'Indochine (Laos, Cambodge et le reste du Vietnam). Une administration coloniale se mit en place pour exploiter les richesses du pays. Incapables de payer les taxes coloniales, les paysans pauvres furent chassés de leurs terres sur lesquels les colons mirent la main : dans les années 1920, les 700 plus gros propriétaires contrôlaient le quart du pays. Ruinés, les paysans allaient travailler dans les pires conditions - de 12 à 14 heures par jour parfois - dans les mines et les plantations (charbon, étain, zinc, thé, café). En 1924, la famille Michelin commença à planter des forêts d'hévéas, « l'arbre à caoutchouc », où des milliers de travailleurs devaient suer sang et eau pour faire de Michelin un trust mondial.
Dès l'arrivée des troupes françaises, des révoltes éclatèrent. La prétendue « mission civilisatrice de la France » vit la mise en place d'un régime policier. En 1917 fut créée une véritable police politique, la Sûreté générale indochinoise, qui tortura - la gégène fut utilisée dès 1930 - et emprisonna des milliers de militants dans des bagnes comme celui de Poulo Condor : deux ans de prison pour avoir diffusé un tract, neuf ans pour avoir déployé une banderole pour l'indépendance. La journaliste Andrée Viollis allait dénoncer, dans son livre Indochine SOS, cette répression policière devenue système de gouvernement.
En 1930, Ho Chi Minh créa le PCI, Parti communiste indochinois, qui devint vite une organisation influente. Mais, tout en se revendiquant du communisme et en militant pour l'indépendance et la réforme agraire, le PCI mena dans les faits une politique nationaliste bourgeoise, celle qu'une Troisième Internationale stalinisée imposa à tous les partis communistes des pays colonisés. Formés à l'école du stalinisme, ces partis ne défendirent plus l'internationalisme prolétarien et leur politique visa à créer des fronts patriotiques, censés être plus efficaces en rassemblant l'ensemble de la nation vietnamienne contre le colonialisme.
En 1941, date de l'invasion du pays par l'impérialisme japonais, le PCI créa la Ligue pour l'indépendance du Vietnam (Vietminh) et impulsa la création d'autres Ligues au Cambodge et au Laos. En 1945 la défaite japonaise permit à Ho Chi Minh de proclamer une République du Vietnam indépendante. Mais les Alliés, craignant le vide politique laissé par le départ des Japonais, envoyèrent des troupes chinoises et britanniques rétablir l'ordre colonial à Saigon et à Hanoi et préparer le retour de l'administration française. Ho Chi Minh engagea alors des négociations avec le gouvernement français, avec qui il signa en 1946 les accords de Fontainebleau, qui accordaient à la République du Vietnam un statut d'État-croupion dans un empire colonial français reconstitué, l'Union française.
Ce renoncement politique du Vietminh allait de pair avec une répression féroce contre les opposants à sa politique de front patriotique, notamment les trotskystes vietnamiens, militants des groupes La Lutte et la Ligue communiste internationaliste (LCI). Ceux-ci proposaient une politique s'appuyant sur la mobilisation des paysans et des ouvriers, qui commençaient à occuper les terres et les usines dans le sud du Vietnam. Les staliniens ne reculèrent pas devant les calomnies, les coups et même les assassinats, dont celui du dirigeant trotskyste Ta Thu Tau en 1946.
Si Ho Chi Minh était prêt à toutes les concessions, l'impérialisme français, lui, entendait n'en faire aucune pour récupérer la « perle » de son empire. En novembre 1946, la marine française bombarda le port de Haiphong, faisant 6 000 morts. La guerre d'Indochine commença, dans laquelle le Vietminh put compter sur la mobilisation sans faille des paysans qui luttaient pour défendre les terres distribuées lors de la réforme agraire mise en oeuvre dans les « territoires libérés », d'abord de façon limitée puis plus radicalement à partir de 1953. Le Vietminh put aussi compter sur l'aide de la Chine, où le Parti communiste de Mao Tsé-toung prit le pouvoir en 1949. À la veille de Dien Bien Phu, le Vietminh pouvait opposer au corps expéditionnaire français une véritable armée, dirigée par le général Giap, qui contrôlait une grande partie du territoire, seules les grandes villes restant sous contrôle français.
Pour tenter de rétablir la situation militaire, l'état-major français voulut obliger le Vietminh à une bataille décisive à Dien Bien Phu. Dans un camp retranché installé dans une région montagneuse éloignée, l'état-major avait prévu que 10 000 soldats français, ravitaillés par les airs, « brisent » les assauts du Vietminh et « saignent » son armée. Mais il en fut autrement, grâce à la mobilisation de 50 000 soldats vietnamiens et surtout de près de 260 000 volontaires qui assurèrent le ravitaillement et l'armement de l'armée de Giap. Des canons et de la DCA furent transportés sur plus de 400 kilomètres, par camions quand il y avait des routes, ou à pied ou sur des bicyclettes le long de pistes creusées à flanc de montagne. Au prix d'efforts surhumains, les pistes d'aviation sur lesquelles atterrirent au plus fort de la bataille 200 avions par jour pour ravitailler le camp furent prises sous le feu de la DCA du Vietminh. L'aviation française fut réduite à l'impuissance. Le 13 mars 1954 l'attaque fut lancée et le 7 mai, après 55 jours de combats acharnés, Dien Bien Phu tomba. L'inimaginable s'était réalisé, l'armée moderne d'une puissance impérialiste était vaincue par une armée de paysans pauvres dont la force était devenue invincible, car ils avaient le sentiment de défendre leurs terres et leur liberté.
Aujourd'hui, le Vietnam est réunifié sous le nom de République socialiste du Vietnam. C'est un pays dont la population a doublé depuis 1954, avec 90 millions de Vietnamiens, dont 30 % ont moins de 15 ans. Ses dirigeants disent construire le socialisme et avancer sur la voie du communisme, et des portraits de Marx et de Lénine décorent toujours les tribunes des congrès du Parti communiste. Le régime mis en place en 1954 au Nord-Vietnam, puis étendu en 1975 au reste du pays, n'a pourtant rien de communiste. Pour beaucoup, il évoque les boat people qui fuyaient dans les années 1980 la dictature et la misère. Comme chez son grand voisin chinois, la petite bourgeoisie nationaliste, aux commandes, vise à développer le pays à son seul profit.
À partir de 1986, des mesures de libéralisation économiques (politique du Doi Moi - "renouveau" en vietnamien) ont introduit l'économie de marché pour inciter les industriels occidentaux et asiatiques à investir dans le pays. En 1992, la propriété privée fut autorisée. En 1995, le Vietnam adhérait à l'ASEAN (Association économique des pays du Sud-Est asiatique) et en 2007 à l'OMC (Organisation mondiale du commerce).
Beaucoup parlent aujourd'hui du Vietnam comme d'un nouvel Eldorado, où les capitalistes trouveraient une main-d'oeuvre très bon marché, des infrastructures et une stabilité politique propices à leurs affaires. Le salaire moyen dans l'industrie au Vietnam serait de 101 dollars par mois, soit encore moins de la moitié du salaire moyen en Chine (217 dollars) ou en Thaïlande (234 dollars), ce qui en dit long sur la politique des dirigeants vietnamiens et sur la situation de la classe ouvrière, dans un pays où elle est censée être au pouvoir.
Si le Vietnam s'est libéré - et à quel prix ! - de l'occupation coloniale directe, il n'est pas libéré de l'emprise de l'économie impérialiste, et les paysans et les ouvriers vietnamiens n'en ont pas fini avec l'oppression. La politique des dirigeants nationalistes, comme des dirigeants chinois et d'autres pays voisins, y est pour quelque chose. Mais avant tout les responsabilités du colonialisme et de l'impérialisme français et américains sont écrasantes.