Ukraine : Pris entre deux nationalismes, le pays s'enfonce dans la guerre civile07/05/20142014Journal/medias/journalnumero/images/2014/05/une2388.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Ukraine : Pris entre deux nationalismes, le pays s'enfonce dans la guerre civile

Le jour même où le gouvernement ukrainien lançait son « offensive antiterroriste » pour reprendre les localités de l'est qui échappent à son autorité, le conflit gagnait Odessa. Ce port de la mer Noire, une ville russophone de plus d'un million d'habitants restée en marge de la contestation, a basculé dans l'horreur. Plus de quarante personnes y ont péri dans l'incendie de la maison des syndicats, où elles avaient cherché refuge lors d'affrontements entre soutiens du gouvernement et partisans de la fédéralisation du pays, ces « séparatistes » prorusses que dénoncent l'Occident et Kiev.

Une semaine après le drame, non seulement le gouvernement mis en place après la fuite du président Ianoukovitch n'a pas réussi à reprendre les localités où flotte le drapeau d'une République populaire de Donetsk, mais son opération se solde par un fiasco sur toute la ligne.

La déliquescence des forces de répression

La Garde nationale venait d'être créée pour briser la contestation prorusse dans l'Est. Mais ses effectifs ont fondu comme neige au soleil dès qu'il a fallu aller affronter des miliciens armés probablement encadrés par des officiers russes. La police, dans l'est, sympathise avec les séparatistes, quand elle ne les arme pas. Et là où la sympathie ne suffit pas, la corruption, qui gangrène l'appareil d'État, y supplée. Bien sûr, l'armée n'y échappe pas. En outre, elle est divisée entre des unités de conscrits russophones, que le gouvernement sait ne pouvoir utiliser chez eux, et des soldats de l'ouest ou du centre ukrainophones. Et ceux-ci ne voient pas ce qu'on les envoie faire dans l'Est où la population les regarde comme des envahisseurs, voire comme ces « fascistes » que pointe la propagande prorusse. Les autorités centrales en sont donc à devoir s'appuyer sur les forces spéciales. Sans grands succès jusqu'à présent.

Entre marteau et enclume

Politiquement, le bilan n'est pas plus brillant. Depuis des semaines qu'a débuté la contestation du pouvoir de Kiev, de plus en plus d'habitants de l'Est le tiennent pour hostile, et en tout cas illégitime. Et ce mouvement s'amplifie même dans des couches de la population qui n'avaient a priori aucune sympathie pour les gros bras des milices prorusses.

Le gouvernement central a finalement refusé de promulguer la loi retirant au russe son statut officiel de seconde langue là où il est largement pratiqué. Mais cette loi, l'une des toutes premières du nouveau pouvoir, a été ressentie comme une marque d'hostilité à l'égard des russophones, majoritaires dans l'est et le sud de l'Ukraine. Et même lorsque le pouvoir central cherche à soustraire ces régions aux sirènes prorusses en s'adressant en russe à leurs habitants, il laisse percer son mépris, non pas linguistique mais de classe, pour des populations dont la vie tourne autour du travail à la mine ou dans l'industrie.

Cette même population laborieuse n'a nulle raison de porter dans son coeur les politiciens prorusses opposés à Kiev. Elle sait qu'ils sont tous plus ou moins mafieux et liés aux « oligarques », ces pillards qui se sont enrichis en pillant l'économie grâce à l'appui monnayé des pouvoirs successifs. Et si des travailleurs de l'est voulaient faire entendre leur mécontentement, ils auraient de bonnes raisons de craindre de trouver face à eux, non pas les flics de Kiev, mais ceux des dirigeants et nantis du cru.

Mais alors que leurs entreprises licencient, ou ne paient que des salaires fortement amputés, que l'effondrement de la monnaie ronge le pouvoir d'achat des travailleurs, nombre d'entre eux, dans l'est et le sud, peuvent avoir l'impression que rien ne saurait être pire que de confier son sort à l'actuel pouvoir. D'autant plus que ce dernier a d'ores et déjà accepté le remède de cheval que les puissances impérialistes lui demandent d'imposer à la population en échange de prêts du FMI censés lui maintenir la tête hors de l'eau.

Toute la politique de Kiev semble avoir pour résultat de rejeter une fraction croissante de la population de l'est et du sud de l'Ukraine dans les bras des milices prorusses. S'agissant des méthodes qu'elles emploient et du nationalisme qu'elles professent, elles ne valent pourtant pas mieux que celles du bord opposé : ce que les grandes puissances occidentales vantent comme le dernier mot de la démocratie pour le peuple ukrainien n'est qu'un nationalisme teinté d'idéologie d'extrême droite.

Escalade dans la confrontation

Quel sera le résultat du référendum sur l'autonomie des régions russophones prévu le 11 mai ? De toute façon, le pouvoir central et ses soutiens occidentaux le rejettent par avance, faute d'avoir pu empêcher qu'il se tienne. Quant à la présidentielle du 25 mai, censée asseoir la légitimité du pouvoir central, si même elle a lieu, elle a déjà tout d'une farce sinistre sur fond d'affrontements armés.

Les États impérialistes d'Amérique et d'Europe ont de puissantes raisons, des intérêts économiques pour les uns, géopolitiques pour d'autres, de ne pas pousser les feux de la tension en Ukraine. Ils se satisferaient certainement d'avoir fait sortir de l'orbite de Moscou le pouvoir central ukrainien. Quant à avoir dû céder en échange la Crimée à la Russie, cela ne leur a rien coûté, même si cela permet à Poutine de se renforcer auprès de son opinion.

S'il devait maintenant s'instituer une fédéralisation de l'Ukraine, son découpage en entités largement autonomes regardant les unes vers l'Ouest, d'autres vers Moscou, tout en préservant un État central mais sans grand pouvoir, Washington, les capitales européennes ainsi que Moscou pourraient sans doute l'accepter. En Yougoslavie, et tout particulièrement en Bosnie, après des années d'une atroce guerre fratricide, c'est ainsi que les grandes puissances se mirent d'accord en 1995, après la partition que l'Occident avait avalisée sinon provoquée.

Mais les plans des diplomates, ministres et présidents sont une chose ; la réalité qu'impliquent leur politique et les affrontements qu'elle suscite, en est une autre. Et entre les deux, il y a souvent un fossé de sang, comme on l'a vu en Yougoslavie. On n'en est pas encore là en Ukraine. Mais les forces auxquelles les grandes puissances ont donné libre cours la poussent dans cette voie, et ces forces ont peut-être commencé à leur échapper.

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