Ukraine : Derrière les gesticulations guerrières05/03/20142014Journal/medias/journalnumero/images/2014/03/une2379.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Dans le monde

Ukraine : Derrière les gesticulations guerrières

« Ukraine : la guerre de Poutine » était à la une de Libération du 4 mars, qui annonçait en pages intérieures : « Dans la péninsule [de Crimée] les Russes progressent. »« Démonstration de force de l'armée russe en Crimée », avait titré Le Monde de l'avant-veille, avec en pleine page : « Barack Obama met en garde la Russie ». On pourrait multiplier de tels exemples car chaque jour apporte sa moisson de titres où le sensationnalisme le dispute aux informations biaisées, voire carrément fausses.

Dans cette nouvelle guerre de Crimée, qui n'existe heureusement que sur le papier, les titres sur les « Russes qui progressent » gomment ainsi le fait qu'ils étaient déjà sur place. Ils représentent en effet les deux tiers de la population locale et les russophones sa quasi-totalité. Quant à l'armée russe, quel besoin aurait-elle eu d'envahir cette péninsule ? Elle y dispose déjà de bases militaires conséquentes et de l'appui d'une large fraction de la population. Que les médias étalent là leur ignorance des réalités et de l'histoire, ou qu'ils pratiquent sciemment une désinformation qui serait, à les en croire, une spécialité du seul Kremlin, peu leur importe si cela permet aux chaînes de télévision de gonfler l'audience, et du coup leurs recettes publicitaires.

Et puis, cela permet à tout un petit monde de politiciens et de diplomates d'exister. Les uns affichent un air grave, façon Fabius, dans les conférences internationales qui se multiplient sans rien résoudre. D'autres prennent la pose guerrière (« On ne peut laisser faire ») ou pacificatrice (« Il faut amener Poutine à négocier »). Sur le mode dérisoire, des gens comme Cohn-Bendit profitent de l'occasion pour pontifier sur une crise qui souligne « l'absence d'une politique européenne de défense ». La belle découverte !

Ces gesticulations, ces déclarations creuses seraient presque comiques si, derrière, il n'y avait précisément ce sur quoi médias et gouvernants font silence : la situation des classes populaires d'Ukraine qui se dégrade à grande vitesse.

Un pouvoir qui se délite

Car si le pouvoir corrompu et honni de Ianoukovitch s'est effondré, le gouvernement qui s'est mis en place avec l'onction des puissances occidentales peine à se faire obéir, sinon à garantir un certain ordre, même dans les régions pro-Maïdan.

Ainsi dans l'Ouest, bastion de la droite et de l'extrême droite, des bandes nationalistes ont investi et pillé de nombreux commissariats, elles ont souvent chassé les autorités dans les villes et bourgades où elles font la loi. Cette vacance du pouvoir se retrouve aussi, mais pour d'autres raisons, dans l'Est, globalement anti-Maïdan. Ici, le gouverneur et le maire de la capitale régionale ont fui ; là, ils refusent de reconnaître les ordres de Kiev. Sur les routes, les autocars peuvent se faire arrêter plusieurs fois entre Kiev et une capitale régionale par des bandes de nervis, leurs voyageurs se faire sommer, sous peine de prendre des coups, ici de chanter l'hymne ukrainien, là d'entonner un air patriotique russe. Dans les villes de province, à l'ouest comme à l'est ou dans le sud du pays, des groupes de nationalistes patrouillent au grand jour.

De lourds sacrifices programmés...

Quant au gouvernement de Kiev, malgré son peu de prise sur les événements, il n'est pas en reste d'annonces qui n'augurent rien de bon pour les plus démunis. Le nouveau Premier ministre, Iatseniouk, a d'emblée déclaré qu'il allait exiger de « sévères sacrifices ». De qui ? Des parasites cousus d'or, les oligarques ? Certainement pas. Ces individus, qui ont cristallisé la haine de bien des manifestants parce qu'ils symbolisaient la corruption du pouvoir précédent et le pillage du pays, se retrouvent, tel Rinat Akhmetov, l'homme le plus riche d'Ukraine, jadis protégé de Ianoukovitch, à avoir tourné casaque et à appuyer le nouveau gouvernement. Alors, ceux que l'on veut faire payer – et qui paient déjà lourdement le chaos qui s'instaure – ce sont les travailleurs, les petites gens.

Dans bien des villes, lors de la chute de Ianoukovitch, les produits de grande consommation ont disparu, pour réapparaître peu après en magasin, mais bien plus chers. Avec l'annonce d'une prochaine dévaluation et la chute brutale du cours de la monnaie ukrainienne, la gryvnia, nombre d'autres produits, et pas seulement d'importation, voient leurs prix flamber. La « démocratie », que vantent et les pro-Maïdan et les dirigeants occidentaux, n'a apparemment pas de prix ! En tout cas, elle n'en a pas pour les margoulins proches du pouvoir, qui en profitent pour faire de bonnes affaires au détriment de la population.

Parmi les travailleurs, dont le pouvoir d'achat salarial a fondu en quelques semaines, se fait jour une inquiétude immédiate en liaison avec le délitement du pouvoir : les salaires seront-ils versés, et quand ? Et ce n'est pas tout. La Banque centrale vient d'interdire les retraits bancaires de plus de 1 000 euros par jour, une mesure qui vise les gens aux comptes bien remplis qui souhaiteraient sortir leur argent du pays. Pour les très riches, c'est déjà fait. Mais pour des millions de petites gens, cela rappelle des souvenirs pas si lointains, à la fin des années 1990 quand les banques locales avaient fait faillite, engloutissant les avoirs des petits déposants.

Depuis, ces banques sont pour la plupart passées sous la coupe de groupes financiers ouest-européens, notamment français. Les crédits qu'elles ont consentis, généralement libellés en devises dites fortes, étranglent les débiteurs, qu'il s'agisse de particuliers ou d'entreprises.

... contre les travailleurs

Aujourd'hui, l'État ukrainien et les entreprises sont perclus de dettes. On avance le chiffre d'une trentaine de milliards d'euros à trouver dans les deux ans qui viennent. Depuis plusieurs semaines, la presse financière américaine et européenne s'inquiète pour le compte de banquiers occidentaux, dont certains pourraient se retrouver avec une grosse ardoise. Et cela d'autant plus que l'Union européenne ne veut ou ne peut pas prêter de telles sommes. Quant au Fonds monétaire international, il n'accepte de discuter de la chose qu'après la mise en oeuvre de « réformes structurelles ». Or elles prendraient des années, mais se traduiraient tout de suite par une cascade de fermetures d'entreprises et la fin des subventions à certains secteurs industriels ainsi qu'à la consommation d'énergie par les particuliers.

En clair, les nouvelles autorités installées à Kiev sont là pour sauver la mise aux oligarques honnis de la population, et aux banquiers occidentaux qui tiennent le pays dans leurs griffes. Et pour ce faire, c'est une austérité « à la grecque » – licenciements massifs, baisse des salaires et des pensions, suppression de services publics, etc. – qu'elles ont l'intention d'imposer à la population laborieuse.

Absente de la scène de la crise ukrainienne, la classe ouvrière du pays pourrait être contrainte d'y rentrer, ne serait-ce que pour préserver ses conditions d'existence actuelles, pourtant peu enviables. En tout cas, elle n'aura pas d'autre choix si elle ne veut pas être la principale victime des possédants locaux et internationaux.

Partager