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Editorial
Le grand cirque du ballon rond
Du pain et du cirque ! L'adage, vieux de 2 000 ans, résumait la recette cynique des dignitaires de l'Empire romain pour que le bon peuple oublie sa misère et se tienne tranquille. Par ces temps de crise, il n'est pas sûr que le pain soit assuré à tous sur cette planète. Le cirque, en revanche, le sera à partir de l'ouverture de la Coupe du monde de football. Les arènes de naguère sont relayées par la télévision. Les quatre semaines de cette Coupe seront suivies par des centaines de millions, voire des milliards de téléspectateurs partout dans le monde. Tout le monde pourra, ne serait-ce que de la rue, derrière la vitrine d'un magasin de télévisions, assister aux matchs, se gaver de commentaires ou d'anecdotes sur les faits et gestes des footballeurs vedettes.
Sans parler des petits malins de la politique qui s'engouffreront dans tel ou tel épisode des jeux de Johannesburg. Ici, en France, le premier épisode en est l'échange de coups entre Rama Yade, secrétaire d'État aux Sports, et sa ministre de tutelle, Roselyne Bachelot, au sujet de l'hôtel de luxe où est logée l'équipe de France. La première estime « indécent » le prix des chambres (600 euros la nuit) en ces temps de crise et eu égard aux performances de cette équipe. La seconde dénonce, sur le ton du patriotisme outragé, le fait qu'un membre du gouvernement, responsable des sports de surcroît, puisse ainsi chercher des poux dans la tête d'une équipe qui n'a pas besoin de cela pour ne pas être au meilleur de sa forme.
La machine est en tout cas lancée. Sur le devant de la scène, les 32 équipes nationales participantes et, avant même que les performances sportives se produisent, une débauche de nationalisme. Et, dans les coulisses, des centaines de millions d'euros brassés. La Coupe du monde est avant tout une grosse affaire commerciale, avec les profits qu'elle génère directement pour les propriétaires des grandes chaînes de télévision, pour la multitude de publications sportives, pour des fabricants de vêtements ou d'équipements sportifs, et indirectement pour toutes les grandes entreprises qui se servent des joueurs de football comme hommes-sandwichs. Hommes-sandwichs certes bien payés mais dont les salaires, réalisés sur quelques courtes années pendant lesquelles ils sont performants, sont très loin des profits réalisés par leurs sponsors.
Oh, que le sport en général ou le football en particulier seraient beaux si l'argent ne les pervertissait pas ! Mais, dans cette société capitaliste, il n'y a guère d'activités humaines qui ne soient pas perverties par l'argent. Les joueurs eux-mêmes, pour enviable que puisse être leur sort aux yeux des pauvres qui les regardent et dont ils sont issus, ne sont que des marchandises qu'on achète et qu'on revend, comme n'importe quelle autre marchandise !
Que le peuple s'amuse donc et reste scotché devant les écrans de télévision pendant quatre semaines : tout cela fait tourner la machine à profit.
Le lieu où se déroule la Coupe du monde de football ajoute un petit côté odieux supplémentaire à ce grand cirque. Certes, l'Afrique du Sud est le pays le moins pauvre du continent africain. Mais il reste pauvre quand même, et surtout un des plus inégalitaires du monde. À quelques pas des stades, il y a les « townships », ces bidonvilles de 50 000, 100 000 habitants ou plus.
Comment les rendre discrets pour qu'ils ne froissent pas trop brutalement les yeux des téléspectateurs ? Comment cacher le fait que, vingt ans après la chute de l'apartheid - la ségrégation raciale officielle à l'égard de la majorité noire et pauvre -, la grande majorité de la population noire est toujours pauvre ?
Si la plupart des ministres d'Afrique du Sud sont aujourd'hui noirs et si quelques Noirs riches ont pu se glisser parmi les grands bourgeois blancs, la vie des travailleurs des chaînes de production n'a guère changé, pas plus que celle des mineurs ou des innombrables chômeurs. Les frontières de la ségrégation sociale recouvrent largement la ségrégation raciale.
Alors, là où on l'a pu, on a déplacé les habitants à des dizaines de kilomètres plus loin, on a déporté les mendiants des centres-villes. Mais il y a trop de bidonvilles pour pouvoir tous les déménager.
Alors oui, le football, comme tous les sports, pourrait être une belle chose, et pas seulement comme spectacle. Mais il est marqué par le chauvinisme, l'affairisme, la loi de l'argent, le capitalisme. Les sports en eux-mêmes n'y sont pour rien : ils sont tels que la société dans laquelle ils baignent les fabrique.
Arlette LAGUILLER
Éditorial des bulletins d'entreprise du lundi 7 juin