- Accueil
- Lutte ouvrière n°2212
- Côte d'Ivoire : Le bal des hypocrites
Editorial
Côte d'Ivoire : Le bal des hypocrites
Cinquante morts déjà en Côte d'Ivoire dans les affrontements entre les partisans d'Alassane Ouattara et ceux de Laurent Gbagbo, qui se sont affrontés à l'élection présidentielle et se sont proclamés, chacun, président de la République.
Gbagbo était le président en place qui a repoussé par toutes sortes de subterfuges l'élection présidentielle qui aurait dû avoir lieu il y a cinq ans. Ouattara est l'ancien Premier ministre de Houphouët-Boigny, premier chef d'État de la Côte d'Ivoire, installé lors de la décolonisation.
La rivalité entre présidentiables n'est pas une originalité ivoirienne. Même dans les régimes bourgeois prétendument les plus démocratiques, cela fait partie des règles du jeu et contribue à faire croire qu'il y a de telles différences entre les rivaux que les électeurs ont vraiment un choix et que c'est ce choix-là qui détermine la politique.
Plus ennuyeux pour la bourgeoisie est qu'à la suite d'une tentative de coup d'État liée aux rivalités au sommet, l'armée ivoirienne s'est scindée en deux, créant une partition de fait de l'État ivoirien entre un Sud avec Gbagbo pour président et un Nord sous la coupe des militaires rebelles qui se reconnaissaient plus ou moins dans Ouattara.
Voilà pourquoi le simple fait que l'élection présidentielle ait fini par être organisée a été salué, par les grandes puissances impérialistes, comme un grand succès pour la démocratie et la promesse d'une réunification du pays.
La participation massive au premier tour de cette élection a montré qu'à défaut d'autres changements, les classes pauvres y voyaient au moins la fin de l'état de guerre entre les deux factions de l'armée. Chose appréciable déjà car cette division du pays, si elle a permis à des militaires et à des trafiquants des deux bords de faire fortune, a enfoncé les classes populaires encore plus dans la misère.
Mais l'élection présidentielle n'a même pas amené la paix et l'unification du pays. À peine le Conseil électoral a-t-il déclaré Ouattara vainqueur que le Conseil constitutionnel a désigné Gbagbo pour se succéder à lui-même. Et la fraction de l'armée derrière Gbagbo fait face à celle derrière Ouattara sous le regard des troupes de l'ONU et de l'armée française, présente elle aussi en Côte d'Ivoire.
Le pire est cependant que les camps rivaux essayent de dresser une partie de la population contre l'autre au nom de leurs appartenances ethniques. Les dirigeants ont largement usé dans le passé de la démagogie ethniste et xénophobe. Si, en plus de mots haineux, ils appellent à sortir les machettes, ce sera une catastrophe pour la population. Du Liberia voisin au Rwanda, bien des pays d'Afrique portent les stigmates de ce type d'affrontement.
La population ivoirienne payera alors par des larmes et du sang la rivalité pour le pouvoir de deux hommes que pas grand-chose ne distingue. Mais elle paiera plus encore pour les crimes de notre propre bourgeoisie et de nos dirigeants politiques.
Les dirigeants impérialistes sont unanimes aujourd'hui à considérer Ouattara comme le président élu. L'ONU, de son côté, en rajoute en dénonçant les « violations massives des droits de l'homme » commises par les partisans de Gbagbo. Comme si, au temps où Ouattara était Premier ministre sous la houlette de Houphouët-Boigny, la Côte d'Ivoire était un modèle de respect des droits de l'homme ! L'histoire de l'Afrique après la décolonisation, c'est l'histoire de dictatures plus ou moins infâmes mais toutes soutenues, armées, protégées par les puissances impérialistes, dont la France, du moins tant qu'elles respectent les intérêts des ex-métropoles coloniales.
Et, si les classes populaires de Côte d'Ivoire vivent dans la misère alors que le pays n'est pas pauvre, c'est que ce dernier a été pillé par notre bourgeoisie au temps des colonies, comme il continue à l'être aujourd'hui pour le plus grand profit de Bolloré, Bouygues et quelques autres. Alors, entendre la caste dirigeante française, de Sarkozy aux dignitaires du PS, donner des leçons de démocratie à la Côte d'Ivoire soulève le dégoût.
La crapulerie des dirigeants ivoiriens qui sacrifient leur peuple à leur ambition de pouvoir ne rachète en rien la crapulerie plus grave de nos propres dirigeants. Qu'ils soient de droite ou de gauche, ils ont tous servi l'oppression coloniale, comme ils ont tous émargé à cette « Françafrique » qui en a pris la suite. Les pires responsables de la violence stérile qui monte à Abidjan sont dans les palais officiels d'ici.
Arlette LAGUILLER
Éditorial des bulletins d'entreprise du 20 décembre