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Russie : Crise du pouvoir, " de l'énergie "... le froid et la gabegie tuent
Nommé en mai dernier ministre russe de l'Energie, son premier hiver ministériel a été fatal à Alexandre Gavrine. Poutine vient de le limoger pour avoir laissé des gens mourir de froid, notamment dans la région du Primorié, face au Japon. Dans la foulée, il a " accepté " la démission du gouverneur local, Evguéni Nazdratenko, et lancé un avertissement à EES, le monopole russe de l'Energie, dont le chef est Anatoli Tchoubaïs, l'ex-monsieur Privatisations du clan Eltsine.
De la glace dans les habitations
Gavrine, Nazdratenko et Tchoubaïs sont trois des protagonistes de ce que la presse russe appelle la " crise des barons de l'énergie ", un drame qui se joue aux sommets de la bureaucratie russe sur le dos de la population. Dans le Primorié, la situation a pris un tour aigu - la vie de toute une région se trouvant gelée depuis l'automne -, voire explosif, avec des manifestations dans les villes, des blocages massifs des voies ferrées, des tentatives de prise d'édifices officiels. C'est d'ailleurs cela qui a obligé le pouvoir central à ne plus faire semblant de l'ignorer.
Depuis novembre, la Russie extrême-orientale connaît une situation dramatique avec un hiver précoce rigoureux alors que fuel, électricité et gaz font défaut. Depuis, les médias ont montré des villages coupés de tout, sans éclairage ni chauffage ; des adultes se terrant chez eux car plus aucune entreprise ne fonctionne ; des enfants en vacances forcées à la maison, les maîtres ne voulant pas les accueillir dans des classes transformées en chambres froides. Dans les villes, dont Vladivostok la capitale régionale, le tableau est à peine moins effrayant : usines et services publics tournent au ralenti, quand ils fonctionnent. La température ne dépasse pas les 10-12 % dans les HLM qui sont " chauffées ". Dans les autres, le thermomètre ne décolle guère du zéro et les gens se réfugient dans leur cuisine. Un peu partout, le ravitaillement se faisant plus rare faute de carburant, malnutrition et dénutrition font des ravages en fragilisant les plus vulnérables. Du coup - et les autorités se gardent bien de publier des statistiques précises - on ne compte plus ceux qui meurent de froid, chez eux ou dans la rue.
Chaos économique...
Il n'y a là nul cataclysme naturel. De tels faits se reproduisant d'ailleurs depuis plusieurs années, et pas seulement dans des lieux éloignés de Moscou, puisque le journal Kommersant du 6 février rappelait qu'en Russie centrale, au climat plus clément, " en hiver, les habitants de la région de Samara gèlent " par la faute des autorités.
C'est toute la désorganisation économique et étatique générale consécutive à la disparition de l'URSS que reflète, à sa façon, le gel dans les habitations de maintes régions, l'approvisionnement des centrales de chauffage urbain (un système que l'URSS avait généralisé) n'étant plus assuré régulièrement.
Les entreprises, non payées par l'Etat et leurs clients, se trouvent au bord de l'asphyxie financière, les administrations privées de subventions - car on a vidé les caisses de l'Etat - restent sans le sou et les unes comme les autres ne peuvent plus régler leurs factures d'électricité, de gaz et de fioul, ce qui entraîne la débacle financière du secteur public chargé de fournir le pays en énergie. Depuis des années, celui-ci se débat dans un problème insoluble : il doit fournir de l'énergie à qui ne peut (et parfois ne veut) le payer, problème redoublé du fait que l'Etat s'avère incapable de remettre de l'ordre dans le pays. Au contraire, les différents secteurs de cet Etat sont directement responsables de l'instauration et de l'aggravation de ce chaos.
Car l'Etat, ou plutôt son appareil et les hommes qui le constituent, poursuit en la matière des buts tout aussi variés et contradictoires que les intérêts que cela recouvre.
Au sommet, Poutine se heurte au même problème qu'avant lui Eltsine. Il est censé éviter que la désintégration économique du pays n'empire et garantir quelques règles sociales communes, bref, faire respecter un minimum de lois. Mais il n'a même pas la force d'obliger les entreprises à payer leurs factures d'électricité car l'Etat central devrait pour cela forcer d'autres entreprises à régler leurs fournisseurs... alors qu'elles trouvent leur compte à ne pas le faire en tant que clientes, tout en étant étranglées par ces mêmes agissements en tant que productrices. Et, soit dit en passant, l'Etat lui-même devrait s'obliger à s'acquiter de ses propres dettes (ce dont il n'a pas les moyens) pour éviter la faillite... de ses propres monopoles publics de l'énergie.
... et décomposition de l'Etat
A chaque niveau de la pyramide économique ou administrative, on retrouve le même cercle vicieux des égoïsmes rivaux des hommes de la bureaucratie russe. Dans le cas du Primorié, le gouverneur Nazdratenko a beau jeu de dénoncer la " mafia des énergétiki " (ceux qui tiennent EES, le monopole russe de l'Energie, à commencer par Tchoubaïs) et de les accuser de couper le courant et le chauffage à la population, en expliquant qu'ils sont prêts à la laisser mourir de froid pour exporter leur précieuse énergie, contre devises sonnantes et trébuchantes. Quant à Tchoubaïs et compagnie, ils sont évidemment à l'origine des révélations de certains journaux concernant certains trafics des amis de Nazdratenko, lesquels avaient un monopole régional d'achat du fioul, fioul qu'ils revendaient au prix fort au coeur de l'hiver après avoir provoqué eux-mêmes la pénurie.
Car le pire est que, même dans cette Russie en pleine désorganisation, ce n'est pas un manque réel de produits énergétiques qui condamne nombre de gens à geler, et parfois à en mourir. C'est la décomposition des sommets dirigeants, leur avidité sans borne, leur rivalité aussi pour contrôler les sources d'enrichissement - et dans ce cas, celle qui oppose les dirigeants d'EES aux gouverneurs des régions, Nazdratenko n'étant pas le seul de son espèce à refuser de payer EES.
En fait Poutine n'a rien " tranché ". Nazdratenko a (été) démissionné... mais, dit le quotidien russe Kommersant, " le président l'autorise " à briguer sa propre succession. Même si Poutine voulait l'en empêcher, il n'en aurait ni les moyens juridiques ni surtout politiques comme le remarque toute la presse russe, car par l'intermédiaire de son clan il contrôle tout le Primorié. Et c'est cela, lui dont le slogan de la précédente élection était " La région, c'est moi ", qui lui a permis depuis huit ans de tenir la dragée haute à Eltsine d'abord, à Poutine maintenant.
Comme avant lui Eltsine, Poutine aimerait faire respecter son autorité et voir les barons du régime s'y plier. Mais il ne le peut pas, même quand la rapacité de ces derniers fait planer une menace de mort sur nombre de gens. Alors Poutine tente de donner le change. Cette fois-ci, il a éjecté un ministre, celui de l'Energie promu... fusible.