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- Lutte ouvrière n°1935
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Le 31 août 1980, à Gdansk, en Pologne : Une victoire éclatante mais sans lendemain
En Pologne, à quelques semaines d'élections générales, on a célébré le vingt-cinquième anniversaire des accords de Gdansk qui, le 31 août 1980, ont sanctionné la défaite du gouvernement devant la classe ouvrière en lutte.
Une classe ouvrière combative
Le régime de Démocratie Populaire s'était, non sans résistances, installé en Pologne de 1945 à 1948, grâce à la présence de l'armée soviétique. Il se heurta fréquemment à une classe ouvrière combative, qui luttait d'abord pour défendre ses intérêts matériels, et non par nationalisme antirusse ou pour afficher son catholicisme, quand de son côté la hiérarchie catholique collaborait discrètement avec le régime.
En juin 1956, le gouvernement avait réprimé dans le sang les émeutes ouvrières de Poznan, contre l'augmentation des normes de production et le mauvais ravitaillement, mais il avait dû appeler au pouvoir Gomulka réputé partisan d'une plus grande ouverure. En décembre 1970, des hausses de prix déclenchaient une vague de révoltes ouvrières, dont les centres furent Szczecin, Gdansk et Lodz. La répression fit des centaines de morts, mais Gomulka dut laisser la place à Gierek, un ancien mineur, qui négocia et finit, en février 1971, par annuler les hausses et geler les prix pour deux ans.
En 1976, les grèves et les manifestations des usines de Radom et d'Ursus, toujours contre des hausses de prix, avaient vu la naissance du KOR, le Comité de défense des ouvriers. Ses animateurs, en majorité issus de la contestation universitaire de mars 1968, se tournaient maintenant vers la classe ouvrière. Mais, laïcs et parfois marxistes au départ, ils capitulèrent rapidement devant l'Église, sous prétexte que beaucoup d'ouvriers étaient catholiques, et se firent les chantres de la religion et de la Pologne éternelle.
Les grèves de l'été 1980
En 1980, le gouvernement avait décidé d'augmenter de 50 à 80%, à partir du 1er juillet, les prix de la viande vendue directement dans les entreprises, la seule accessible aux ouvriers. L'une après l'autre, de nombreuses usines se mirent en grève contre cette mesure. Comme d'habitude, le gouvernement négocia, lâchant localement quelques augmentations de salaires, pour faire reprendre le travail aux plus déterminés.
La lutte prit un nouvel essor lorsque, le 14 août, les chantiers navals Lénine de Gdansk se mirent en grève, avec leurs 17000 ouvriers. Le mouvement avait été préparé par un groupe de travailleurs liés au KOR et soudés par des années de militantisme. Certains d'entre eux ne travaillaient plus aux chantiers, comme Walesa, qui en avait été licencié en 1976. Les revendications de départ étaient des augmentations de salaires et la réintégration d'une militante du syndicat clandestin récemment licenciée. La grève fut unanime. L'occupation de l'usine par 10000 ouvriers se déroula de façon disciplinée, sous la direction d'un comité de grève élu dont faisaient partie Walesa et ses camarades.
Dans les négociations avec la direction et les autorités, retransmises par hauts parleurs dans toute l'usine, le comité de grève accepta les augmentations proposées mais décida de poursuivre la grève, par solidarité avec les autres entreprises. Un comité de grève régional inter-entreprises fut constitué, dont les revendications étaient nettement politiques: liberté syndicale, droit de grève, liberté d'expression.
La grève, organisée localement et régionalement, s'étendit à tout le pays, faisant plier le gouvernement. Le 31 août, symboliquement, le vice-Premier ministre venait accepter et signer publiquement au chantier naval Lénine les 21 revendications du comité de grève régional de Gdansk, et les mêmes accords furent signés partout dans le pays.
Des lendemains qui déchantent
La classe ouvrière semblait maîtresse du pays. Le syndicat Solidarité, issu de la grève, organisait dix millions de personnes, salariés et petits paysans. Le gouvernement, dans lequel Gierek avait été remplacé par Kania, était sur la défensive. Mais la direction de Solidarité, se revendiquant du catholicisme et du nationalisme polonais, ne cherchait aucunement à renverser le pouvoir pour construire une autre société. Elle voulait une Pologne pro-occidentale et conservatrice, sur le modèle de la dictature de Pilsudski puis des colonels, entre les deux guerres mondiales.
De septembre 1980 à la fin de 1981, ce fut entre Solidarité et le gouvernement une suite confuse d'affrontements, de chantages et de négociations. Mais l'initiative fut vite dans le camp du pouvoir, tandis que le syndicat se contentait de résister et de parer les coups, d'exiger le respect des accords signés, au moyen de grèves puissantes mais défensives.
Et lorsque le 13 décembre 1981 le gouvernement, sous la direction du général Jaruzelski, décréta l'état de guerre, interdit le syndicat et arrêta ses dirigeants, la direction de Solidarité, en plein accord avec la hiérarchie catholique, freina les ouvriers, les détourna d'un affrontement avec le pouvoir. Elle se contenta d'une guérilla syndicale, dans le but de rouvrir les négociations avec le régime. D'ailleurs, comme Walesa l'écrivit dans ses Mémoires, le gouvernement n'était-il pas dirigé par un vrai Polonais, un général sous lequel il avait servi et qui, de plus, était issu de la noblesse? Quant aux dirigeants occidentaux, qui n'avaient pas de mots assez durs contre Jaruzelski, ils récompensèrent cette attitude responsable de Walesa en lui décernant en 1983 le prix Nobel de la paix.
Le gouvernement polonais n'ouvrit des négociations qu'en février 1989. Elles aboutirent à des élections relativement libres. Les partisans de Solidarité, victorieux, formèrent le gouvernement. L'année suivante, un mois après la chute du mur de Berlin, Walesa fut élu président de la République. Mais aucun des problèmes cruciaux des travailleurs polonais n'a trouvé de solution.
Malheureusement, dans les convulsions politiques que connût la Pologne après 1980, bon nombre de dirigeants politiques, et Walesa lui-même, utilisèrent leur audience acquise dans la classe ouvrière, et le syndicat Solidarité lui-même, pour défendre des buts et des intérêts opposés à ceux de la classe ouvrière.
Aujourd'hui, pour ce 25e anniversaire, vainqueurs et vaincus d'août 1980, promoteurs et victimes du coup d'État de Jaruzelski fin 1981, se sont retrouvés dans une belle unanimité, en compagnie de chefs d'État et de dirigeants politiques européens. Lech Walesa lui-même, le dirigeant de la grève de 1980 puis du syndicat Solidarité, y avait invité l'actuel président polonais, Kwasniewski, qui à l'époque était dans le camp d'en face. Se réclamant de «l'esprit de Solidarité», tous ont fêté la «fin du communisme» dont cette victoire ouvrière aurait été le prélude, neuf ans avant la chute du mur de Berlin.
En Pologne, la classe ouvrière elle-même a mené la lutte contre un régime qui, bien que se proclamant socialiste, était avant tout un régime de dictature antiouvrière dont la pression soviétique constante bridait les tendances nationalistes. Mais les dirigeants de cette grève victorieuse visaient seulement à négocier des places pour eux-mêmes et à procurer à la Pologne une meilleure place sur la scène internationale. Les cérémonies actuelles témoignent de la réussite de ces ambitions réformistes et nationalistes, aux dépens d'une classe ouvrière qui pouvait et méritait mieux.
Reste que le mouvement gréviste de juillet-août 1980 aura montré à la fois quelle était la puissance de la classe ouvrière, quand elle se mobilisait, et combien, pour changer durablement ses conditions d'existence, il lui était indispensable de se donner une direction décidée à aller jusqu'au bout, jusqu'à instaurer un véritable pouvoir prolétarien capable de changer toute la société.