Les oligarques ukrainiens, leur régime et l’Occident

02 Mars 2022

L’Ukraine figure depuis longtemps en haut du tableau des régimes les plus corrompus au monde, même si la presse d’ici n’en dit plus rien depuis que les puissances occidentales y avancent ouvertement leurs pions face à la Russie.

Il n’est plus question non plus de rappeler que le chef de l’État ukrainien, Volodymyr Zelensky, un acteur et surtout un entrepreneur de spectacles propriétaire de sociétés dans des paradis fiscaux, a été porté à la présidence en 2019 avec le soutien financier de l’un des principaux oligarques du pays, Igor Kolomoïsky.

Lancé en politique par un des parrains du monde des affaires, et de la mafia selon la justice de divers pays, Zelensky ne dépare pas dans la galerie des dirigeants de l’Ukraine depuis trente ans. Et cela bien que, propagande oblige, dans leur bras-de-fer avec la Russie de Poutine, les États-Unis, la France, l’Allemagne, etc., qui en font un nouveau David face au Goliath russe, le présentent comme un combattant de la liberté.

Entre contradictions et pôles opposés

Depuis que l’Union soviétique a éclaté fin 1991, ceux qui incarnent le pouvoir en Ukraine n’ont cessé de naviguer entre des impératifs contradictoires. Les liens s’étaient rompu avec le reste de l’URSS, et d’abord avec la Russie. Mais l’économie ukrainienne – héritage de l’économie soviétique construite et fonctionnant comme un tout depuis plus de soixante-dix ans – ne pouvait se passer de fournisseurs ni de débouchés en Russie. Les dirigeants et affairistes ukrainiens pouvaient bien ne plus jurer que par leur attachement à une économie dont le moteur serait la recherche du profit capitaliste, cela ne changeait rien à la réalité.

Un aspect, et non des moindres, de cette réalité était que les États impérialistes refusaient de s’ouvrir aux produits ukrainiens, même peu nombreux, qui auraient pu y être exportés. Et leurs capitalistes ne se bousculaient guère pour « investir » en Ukraine, sinon pour rafler tout ce qu’ils pouvaient. Ne pouvant en espérer collectivement que des miettes, les bureaucrates-affairistes locaux ont dû s’arranger, tout comme leurs homologues russes qui se heurtaient à la même réalité du monde capitaliste.

Ainsi ceux d’entre eux qui avaient fait main basse sur les entreprises lors des privatisations, et dont seuls les plus chanceux avaient pu se transformer en magnats du monde des affaires, les oligarques, ont cherché à protéger leurs liens et leurs trafics avec leurs homologues russes. Et cela même lors des changements, nombreux et parfois brusques, à la tête de l’État.

Au fil des convulsions politiques qui ont secoué le pays – en 2004 avec la « révolution orange », en 2014 avec les événements dits du Maïdan –, le pouvoir ukrainien, déjà tiraillé de toutes parts, s’est encore affaibli. Dans les provinces, les autorités, aux mains d’oligarques qui entretenaient parfois des groupes paramilitaires, ne reconnaissaient que formellement l’autorité de Kiev. Au niveau central, même les politiques affichant le plus leur attirance pour l’Occident, n’ont cessé de jouer sur deux tableaux, tels en 2004 la Première ministre Ioulia Timochenko, qui avait fait fortune dans le trafic du gaz à grande échelle avec la Russie, ou Porochenko, un homme d’affaires bien implanté en Russie, qu’une sorte de coup d’État soutenu par les États-Unis avait porté au pouvoir en 2014. Ils ont voulu ménager Moscou tout en faisant des avances politiques à l’Occident. Sans grand succès : les demandes, non suivies d’effet, d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne ne datent pas du conflit actuel mais remontent au moins à 2004.

Bien sûr, depuis trente ans, au fil des présidences Kravtchouk, puis Koutchma, Iouchtchenko, Ianoukovitch, Porochenko et maintenant Zelensky, le dosage entre ces deux pôles d’attraction de la politique ukrainienne au sommet a fluctué. Ces dernières années, il s’est opéré au détriment de Moscou, la pression occidentale s’accentuant avec la fourniture d’armements modernes et de conseillers militaires, ainsi que d’une « aide financière » croissante, qui faisait de Kiev un obligé de l’Occident. En effet, l’Ukraine se trouve en permanence au bord de la faillite. Cela résulte du délabrement et de la corruption de l’appareil d’État et du pillage des ressources locales par les bureaucrates, les oligarques et de grands groupes occidentaux. L’aggravation de la crise mondiale s’y ajoute pour étrangler le pays et précipiter sa population dans la misère.

Militarisation et poison nationaliste

Si la guerre lancée par Poutine a fait fuir des masses d’Ukrainiens, des millions d’autres ont déjà quitté leur pays depuis des années pour chercher de quoi vivre à l’étranger, notamment en Pologne. Bien sûr, les médias occidentaux ne le rappellent pas. Ils préfèrent montrer des petites filles réfugiées dans le métro de Kiev auxquelles leur maman demande, en russe, de chanter l’hymne national en ukrainien, ou des gens qui vibrent en évoquant la patrie ukrainienne.

À défaut d’avoir rapidement mis à genoux le pouvoir ukrainien, Poutine lui aura rendu un fier service : ses bombardements, son cynisme et son mépris de la vie, y compris celle des russophones qu’il prétendait « sauver d’un génocide » auront – espérons-le pour un temps seulement – soudé comme jamais la population ukrainienne derrière « ses » dirigeants. Et cela malgré tout ce qu’elle a subi et subit encore de leur part, et qui fait que, régulièrement, elle est appelée à soutenir un nouveau venu à la tête du pouvoir, chaque fois que son prédécesseur, à s’être trop déconsidéré, a récolté la seule chose qu’il n’ait pas volée : son renvoi par la rue.

Tout cela, le pouvoir de Kiev s’efforce de le faire oublier en saisissant l’occasion offerte par l’intervention militaire de Poutine. Il a ainsi pu décréter la mobilisation générale. Des récalcitrants ont pu être arrêtés dans la rue ou chez eux. Le pouvoir a aussi organisé, selon ses dires, jusqu’à un million d’hommes et de femmes dans des groupes de défense territoriale. Qu’ils ne fassent pas le poids face aux blindés de Poutine, qu’importe aux Zelensky, Biden et Macron. Leur existence comme leur mort contribuent à souder en une union sacrée sur le terrain du nationalisme les pauvres et les riches, les travailleurs et ceux qui les exploitent, ce que les oppresseurs appellent le peuple, derrière ceux qui le font marcher au pas.

Pierre LAFFITTE