Avril 1916, la conférence de Kiental : un pas vers la révolution27/04/20162016Journal/medias/journalnumero/images/2016/04/2491.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

il y a 100 ans

Avril 1916, la conférence de Kiental : un pas vers la révolution

Un an après le début de la Première Guerre mondiale, en septembre 1915, les militants socialistes restés fidèles à l’internationalisme avaient tenu une première conférence à Zimmerwald en Suisse. Ils avaient proclamé leur opposition à la politique d’union sacrée avec les gouvernements impérialistes, menée par la IIe Internationale, au nom de laquelle les ouvriers des deux camps étaient envoyés s’entretuer. Neuf mois plus tard, du 24 au 30 avril 1916, une nouvelle conférence se réunit dans le petit village suisse de Kiental.

Depuis Zimmerwald, la situation avait évolué et les populations rejetaient de plus en plus cette boucherie dont on ne voyait pas la fin. Malgré le régime militaire imposé dans les usines, des grèves avaient éclaté en Allemagne, en France et en Russie. L’opposition à la guerre se renforçait au sein du mouvement socialiste.

De Zimmerwald à Kiental

En Allemagne, alors que Karl Liebknecht avait été le seul à voter contre les crédits de guerre le 3 décembre 1914, un groupe conséquent le suivit un an plus tard. En décembre 1915, vingt députés social-démocrates votèrent contre ces crédits, et vingt-deux sortirent pour ne pas participer au vote. Les sommets même du mouvement socialiste commençaient à modifier leur attitude pour tenter de répondre à l’hostilité grandissante à la guerre. Des dirigeants de la IIe Internationale comme Kautsky, qui avaient soutenu sans sourciller leur gouvernement lors de la déclaration de guerre, se proclamèrent « pour une paix sans annexion ». On allait vers la scission du Parti social-démocrate allemand.

C’est dans ce contexte que fut convoquée la conférence de Kiental. Il ne s’agissait plus seulement de lever le drapeau de l’internationalisme, mais de répondre aux questions concrètes : fallait-il renouer avec la IIe Internationale ou en fonder une nouvelle ? Comment le mouvement ouvrier pouvait-il lutter pour mettre fin à la guerre ?

Instruits par l’écho qu’avait eu Zimmerwald, les gouvernements firent tout pour empêcher les délégués de se rendre à cette seconde conférence. Les principaux internationalistes français, comme Alfred Rosmer, se virent refuser tout visa vers la Suisse, et en furent réduits à envoyer un projet de manifeste commun avec Trotsky alors en exil aux États-Unis. La France fut représentée par trois députés menés par le pacifiste Pierre Brizon. Aucun représentant du mouvement ouvrier anglais n’eut de passeport. Quarante-quatre délégués internationalistes réussirent cependant à se rendre à Kiental, dont Lénine et Zinoviev représentant les bolcheviks russes.

La question de la IIIe Internationale

Les plus réformistes des délégués de Kiental reconnaissaient certes qu’en août 1914 la IIe Internationale avait failli à sa mission. Mais ils étaient prêts à passer sur cette trahison en prétextant que les masses ouvrières elles-mêmes étaient alors animées par des sentiments patriotiques. Il fallait donc selon eux tendre la main aux chefs socialistes qui avaient trahi l’internationalisme prolétarien ; tout pourrait alors recommencer comme avant, au prix peut-être de quelques changements de personnes. « Pourquoi, effectivement, ne pas s’amnistier les uns les autres ? », déclarait le menchevik russe Axelrod.

Au contraire, la gauche de Zimmerwald, menée par les bolcheviks russes, défendait l’idée que la scission était nécessaire, inévitable, et d’ailleurs en partie déjà accomplie. Un de ses représentants, Zinoviev, dans le compte-rendu qu’il fit de la conférence, s’exprimait ainsi : « Ce n’est qu’en appelant hardiment et ouvertement les ouvriers de tous les pays à rompre avec les traîtres et à créer leur IIIe Internationale qu’on pourra sauver l’honneur du socialisme. Bien entendu, la IIIe Internationale ne peut naître que dans l’orage et les tempêtes d’un mouvement de masse. Bien entendu, aucune conférence ne peut donner de résultat plus sérieux qu’une préparation idéologique et politique à la IIIe Internationale. C’est cela qu’il faut préparer, c’est la voie qui doit être choisie définitivement et sans retour. » Lénine, de son côté, considérait que la faillite de la IIe Internationale n’était pas une erreur momentanée, et encore moins une question de personnes. C’était le résultat sans retour possible de toute une époque où le mouvement ouvrier s’était laissé gangréner par l’opportunisme, s’adaptant à l’impérialisme. La faillite du 4 août 1914 avait révélé de façon dramatique une transformation survenue depuis longtemps.

Pacifisme ou révolution

La seconde question était de savoir comment lutter pour mettre fin à la boucherie. Là aussi deux positions s’affrontèrent. Les sociaux-pacifistes voulaient s’appuyer sur la lassitude des populations vis-à-vis de la guerre pour imposer aux gouvernements impérialistes le retour à la situation antérieure. Ils défendaient un programme d’arbitrage entre les nations en guerre, devant conduire à un désarmement progressif et à une paix démocratique. Le but qu’ils assignaient au mouvement ouvrier était de faire pression sur les gouvernements pour qu’ils acceptent de revenir à la situation d’avant-guerre. Face à ce programme, la gauche affirmait que les travailleurs ne pourraient abréger le carnage qu’en se fixant des objectifs révolutionnaires. Pour Lénine, développer l’idée qu’on pouvait mettre fin à la boucherie et arriver à une « paix démocratique » en jouant les arbitres était avant tout une manière de détourner les travailleurs de cette politique. Il s’exprimait ainsi : « Tout “programme de paix est une mystification du peuple et une hypocrisie s’il n’est pas fondé, au premier chef, sur l’explication aux masses de la nécessité de la révolution et sur le soutien, l’aide, le développement de la lutte révolutionnaire des masses qui s’engage partout (effervescence, protestations, fraternisations dans les tranchées, grèves, manifestations, lettres du front aux parents – par exemple en France – afin qu’ils ne souscrivent pas à l’emprunt de guerre). » C’est ce que résumait sa formule selon laquelle il fallait « transformer la guerre impérialiste en guerre civile » pour renverser ce système capitaliste qui avait conduit au conflit mondial.

Un pas de plus vers la révolution et l’Internationale

Le manifeste final, rédigé par Brizon, fut un texte de compromis, ne reprenant pas l’intégralité des positions de la gauche, pourtant la plus nombreuse. Il marqua cependant un progrès par rapport à Zimmerwald, précisant cette fois qu’il fallait refuser de voter les crédits militaires, et fut adopté à l’unanimité.

Comme à Zimmerwald, Lénine, entraînant la gauche, jugea que le plus important était que cet appel soit lancé aux travailleurs, et estima que, puisqu’il avait pu exprimer clairement sa position à la conférence, il n’y avait aucune raison de ne pas s’associer à l’appel final.

L’avenir donna raison à la gauche de Zimmerwald. La colère contre la guerre continua de monter et les internationalistes de se renforcer malgré toute la répression dont ils furent l’objet. Le 1er mai 1916, plus de dix mille travailleurs défilèrent à Berlin pour crier : « À bas la guerre, à bas le gouvernement, vive la révolution. » De leur côté, les gouvernements impérialistes restèrent sourds à tous les appels lancés pour arrêter la guerre par des arbitrages. Ils entendaient mener la boucherie jusqu’au bout, jusqu’au dernier quart d’heure et à la dernière goutte du sang des ouvriers.

C’est bien la révolution, qui commença à déferler en Russie en février 1917, qui allait mettre fin à la guerre sur le front Est. Elle était le prélude à un de ces « orages révolutionnaires » dont parlaient les bolcheviks à Kiental, qui allait s’étendre au reste de l’Europe et dont allait naître la Troisième Internationale, l’Internationale communiste.

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