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Dans le monde
Irak : L'occupation impérialiste,une menace pour les peuples
En annonçant, le 16 mai, le report sine die du projet de gouvernement provisoire irakien promis par son prédécesseur pour la fin mai, le nouveau proconsul américain Paul Bremer a déclenché un tollé général et des manifestations dans les rues de la capitale, réclamant le départ immédiat des troupes d'occupation.
Désormais il n'est plus question que d'une "autorité provisoire" irakienne, sans pouvoir propre, dont le rôle sera de servir de caution aux autorités d'occupation sans la moindre contrepartie -rôle pour lequel Washington va peut-être avoir du mal à trouver des volontaires, même parmi les politiciens revenus en Irak dans les fourgons de l'armée américaine.
Les problèmes créés par l'invasion
Cette volte-face de la part des autorités américaines reflète sans doute les difficultés qu'elles rencontrent face aux problèmes créés par l'invasion.
Sur le plan politique, les autorités américaines se heurtent au fait que les partis qui disposent d'une certaine influence dans la population sont justement ceux auxquels elles ne peuvent se permettre de donner trop de place: qu'il s'agisse des partis intégristes chiites, trop liés à l'Iran, ou bien des partis kurdes, dont les revendications autonomistes sont susceptibles de poser des problèmes vis-à-vis de la Turquie, voire d'encourager la renaissance d'un mouvement pour un Kurdistan indépendant, non seulement dans le Kurdistan irakien, mais parmi les minorités kurdes des pays voisins.
Mais les autorités d'occupation se heurtent à des difficultés sur bien d'autres plans encore.
Sans doute, ce n'est pas la situation matérielle dramatique de toute une partie de la population qui trouble le sommeil des généraux américains, sinon cela ferait longtemps qu'ils auraient rétabli l'alimentation en eau potable et en électricité, payé les salaires des fonctionnaires et fourni aux hôpitaux les médicaments et équipements de base qui leur manquent.
En revanche, l'incapacité des occupants à restaurer l'ordre dans les villes, malgré la remise en service de milliers de policiers de la dictature, leur pose un problème, ne serait-ce que parce que, derrière les gangs opérant au grand jour, peuvent se cacher des groupes armés prêts à s'en prendre aux troupes d'occupation. Et sans doute la nomination de Bernard Kerik, un ancien chef de la police de New York, pour restructurer la police et les prisons irakiennes, annonce-t-elle un durcissement de la répression, y compris contre la population dans son ensemble.
Qui plus est, tandis que l'intégrisme chiite travaille le sud et le centre du pays et y nourrit une certaine agitation antiaméricaine, le Kurdistan lui-même, région pourtant considérée jusqu'à présent comme favorable aux forces d'occupation, menace de devenir à la fois un terrain d'affrontements ethniques et un terrain dangereux pour les forces américaines.
Le Kurdistan et la guerre
Depuis le début des années 1990, le Kurdistan irakien avait bénéficié d'une relative autonomie par rapport à Bagdad. Les deux principales milices kurdes, le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) et l'Union Patriotique du Kurdistan (UPK), qui s'apparentent plus aux clans traditionnels kurdes qu'à des partis nationalistes, s'y étaient taillé des fiefs où chacun d'eux régnait en maître. Grâce à la part des revenus du pétrole irakien qui leur était allouée par l'ONU et aux droits prélevés sur le trafic illicite de pétrole entre l'Irak et la Turquie, la région avait connu une très relative aisance.
Or, paradoxalement, la chute de Bagdad a mis fin à celle-ci. Les versements venus par l'ONU se sont taris (comme ils se sont taris pour le reste de l'Irak), tout comme la contrebande de pétrole. De sorte que les deux tiers de la population qui vivaient à un titre ou un autre des subsides de l'État se sont retrouvés sans ressources financières ni aides matérielles depuis le début mars. Cela a donné lieu, par exemple, dès la fin de la guerre, à des manifestations à Erbil, la capitale de la zone occupée par le PDK, pour protester contre le non-paiement des salaires.
De leur côté, le PDK et l'UPK, profitant de l'absence de troupes américaines au nord du pays, se sont efforcés d'occuper le maximum de terrain dans les premiers temps de l'invasion. Leurs milices ont investi Kirkouk, la capitale du pétrole du nord de l'Irak, ville qu'elles ont dû quitter rapidement, il est vrai, sous la pression des troupes américaines.
Mais cela ne veut pas dire que le PDK et l'UPK aient renoncé pour autant à obtenir que Kirkouk soit intégré au Kurdistan autonome qu'ils revendiquent, au sein d'une fédération irakienne. Dans le même temps, ils ont multiplié les gestes pour rassurer la Turquie et éviter une intervention militaire de sa part. C'est ainsi, par exemple, que l'UPK a signé des contrats de production sur des bassins situés dans le nord-est du Kurdistan avec deux compagnies pétrolières turques -une façon de montrer à la Turquie qu'elle n'a rien à perdre à ce que Kirkouk soit sous contrôle kurde.
Une poudrière ethnique
Depuis, Kirkouk est devenu le centre de rivalités ethniques, entre d'une part des Kurdes qui en ont été évincés par le régime de Saddam Hussein, dans le cadre d'une politique d'"arabisation" qui dure depuis le début des années 1980, et d'autre part les populations arabes de la ville et de ses alentours, dont une partie ont été "implantées" sur place par la dictature pour remplacer les Kurdes expulsés.
Dès la fin de la guerre, des milliers de familles kurdes originaires de Kirkouk ont quitté les camps de réfugiés du nord où elles vivaient, pour retourner dans leur ville d'origine. Y ont-elles été poussées par les milices nationalistes, afin de créer une situation de fait, ou par les illusions créées par Bush avec ses promesses aux Kurdes, ou tout simplement par leurs conditions matérielles rendues extrêmement précaires par la guerre? Sans doute tous ces facteurs ont-ils joué. Quoi qu'il en soit, la plupart ont retrouvé leur ancienne demeure occupée par des familles arabes, ou encore détruite.
Il n'en a pas fallu plus pour que des affrontements éclatent entre Kurdes et Arabes. Entre le 16 et le 18 mai, ces affrontements ont pris la forme de combats armés dans plusieurs quartiers de Kirkouk, qui ont fait cinq morts et une quarantaine de blessés, tandis que des villages proches, habités par des Arabes, étaient incendiés.
Du coup, les dirigeants de l'UPK et du PDK ont accusé les États-Unis de ne pas montrer assez de détermination à "résoudre" le problème en accélérant la "désarabisation" de Kirkouk -après avoir affirmé quelques jours auparavant qu'il n'était pas question de "forcer" qui que ce soit parmi la population arabe de Kirkouk à quitter la ville!
Le cas de Kirkouk -ville sur laquelle d'autres minorités ont également des revendications, comme les Turkmènes- illustre comment l'occupation impérialiste ouvre la voie à des rivalités ethniques, alimentées par les ambitions de forces réactionnaires, qui risquent de jeter les populations les unes contre les autres dans une lutte fratricide et sanglante.
Ce danger était inscrit dans toute l'histoire de l'Irak et de ce peuple kurde qui, il y a près d'un siècle, a été écartelé par les intérêts rivaux des grandes puissances entre quatre pays où il est réduit, depuis, à un statut de minorité opprimée. Malgré toutes les promesses qu'ils ont pu lui faire pour permettre à ses chefs de guerre de rallier le camp impérialiste, les dirigeants américains se moquaient tout autant du sort du peuple kurde que de celui des Arabes du Kurdistan. Et les uns comme les autres risquent de le payer aujourd'hui très cher.