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Tribune de la minorité
L'air de la rue, le souffle de la grève
Il y a des signes qui ne trompent pas. La France d'en haut a senti le vent. Du moins chez les ministres et les ex-ministres. Chez les ex, hop! Sens du vent. On a chanté Bella Ciao et même entonné l'Internationale au congrès du PS, brandi des drapeaux rouges frappés de la rose, tout en ovationnant Bernard Thibault. La rue était à l'honneur. On défilera même le 25 mai... "sans ostentation" (pour ne pas être sifflés par les manifestants).
Chez les gouvernants du jour, on sentirait plutôt le vent du boulet. D'après Le Monde (daté du 21 mai), Chirac "s'inquiète de la radicalisation du mouvement de protestation des enseignants" et Raffarin serait convaincu que "si Luc Ferry et Xavier Darcos dévalent le toboggan, tout le gouvernement risque de voir son autorité chuter". Raffarin réunit ses ministres en urgence: rencontre avec les syndicats le 20 mai. Objectif: "desserrer l'étau des grèves"! Dans le même temps, notre expert en communication lance une "contre-attaque médiatique immédiate sur le blocage des examens" pour faire basculer les parents de son côté, et demandent aux cadres et parlementaires de l'UMP de "dénoncer les contre-vérités" des adversaires de la réforme. Argument d'un dirigeant UMP: "Ferry est peut-être un homme à la mer, mais on ne pourra pas dire qu'on ne lui a pas lancé de bouée". Visiblement, ça sentirait presque le vent de panique du côté de ceux qui déniaient à la rue le pouvoir de gouverner.
Bref, le gouvernement a perdu la main et court après la situation... en espérant que les confédérations syndicales lui envoient une bouée. La bouée Chérèque a d'ores et déjà sombré. Pour l'ensemble des grévistes du pays, son ralliement à Fillon et Raffarin a été un non événement, sauf pour une bonne partie des militants CFDT, et pas forcément les habituels opposants, qui du coup se sont mis en colère et grossissent les rangs des grévistes et des manifestants. La bouée Thibault? Blondel? Sur le fond, les deux se disent "pour une réforme" des retraites (comme les dirigeants du PS). On s'adapte au mouvement, à la poussée de la base, on programme des journées d'action, tout en appuyant de temps à autres sur le frein. C'est ainsi que la direction CGT, dont les sections locales n'ont pas toujours obtempéré, a mis tout son poids pour faire reprendre le travail la semaine dernière aux cheminots qui avaient reconduit la grève suite à la manifestation du 13 mai. Blondel, dont la centrale pèse moins, a le verbe plus radical, parlait de reprise de la grève dès le 26 mai. Mais comme la fédération CFDT, FO s'est rallié à la CGT qui programme la relance du mouvement dans les transports... les 2 et 3 juin, après le débat parlementaire sur les retraites! Les syndicats enseignants, pour l'heure, collent soigneusement au mouvement qui continue de s'approfondir et de s'élargir.
Car c'est là où le mouvement actuel a d'ores et déjà acquis un élan qu'il n'est pas si facile de freiner ou briser. Et quand le PS fait de Thibault son héros du jour, il a lui aussi un temps de retard.
En 1995, Thibault, à la tête de la CGT cheminots, avait pris la direction de la grève pratiquement dès le début. C'est ce qui lui avait permis de faire reprendre somme toute facilement une grève en passe de se généraliser dans le secteur public. En 2003, le mouvement de grève, parti cette fois de l'Education Nationale, a pris son véritable élan là où celui de 1995 s'était terminé. Il est parti de la base, presque laborieusement, à partir de minorités, sans que les fédérations enseignantes en prennent la tête, et il lui a fallu plusieurs semaines pour prendre de l'ampleur. Depuis, les fédérations suivent. Le mouvement des lycées et des écoles primaires s'est aussi structuré à partir de la base, en assemblées générales, en coordinations départementales, et depuis la manifestation du 13 mai, de plus en plus en Assemblées générales ou coordinations inter-professionnelles.
Comme en 1995, le monde du travail dans son ensemble, y compris dans les secteurs les plus vulnérables du privé, sympathise avec les grévistes. Différence significative par rapport à 1995: les banderoles des travailleurs du secteur privé se multiplient dans les manifestations, surtout dans les villes de province, plus encore dans les régions les plus prolétariennes.
Dans ce contexte, les calculs des grands appareils font long feu. Ce qui était prévu pour diluer le mouvement, lui permet au contraire de rebondir. Les journées d'action programmées de loin en loin à l'origine pour éviter toute généralisation intempestive, ont contrairement à tous les calculs permis à la vague montante de la grève et de la mobilisation de reprendre son souffle et son élan. Les grévistes de l'Éducation Nationale, loin de s'essouffler, ont tenu de mars à mai, et du 6 mai au 13 mai. Et le 13 mai a redonné le moral à l'ensemble du monde du travail. Le 19 mai, la grève s'est étendue aux hôpitaux, aux DDE, aux impôts... Les banderoles du secteur privé se sont encore multipliées lors des manifestations de province. Et la journée du dimanche 25 mai s'annonce sans précédent, secteur public et privé réunis. On verra le 26 si le mouvement s'étend, y compris au privé, même si les syndicats des cheminots et du métro ont reporté la grève au 3 juin.
La grève n'est pas encore générale, loin de là. Mais la journée de dimanche prochain peut la mettre à l'ordre du jour. Si elle devient effective, elle aura également un atout inédit: le mouvement, sans avoir démarré de façon explosive, se sera progressivement construit à partir de minorités actives de la base, à l'Education nationale comme dans les autres secteurs. Le contrôle de la direction de la grève par les grévistes eux-mêmes sera alors également à l'ordre du jour. Le gouvernement aura alors bien du mal à trouver des bouées de sauvetage.
Le 20 mai 2003, Huguette Chevireau