Une révolution à l'échelle d'un continent20/08/20142014Journal/medias/journalnumero/images/2014/08/une2403.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Août 1914-août 1944 le capitalisme c'est la guerre

Une révolution à l'échelle d'un continent

L'éclatement de la guerre sur le continent européen rend impossible cette semaine d'écrire pour Forward sur tout autre sujet. Je ne doute pas que pour la plupart de mes lecteurs l'Irlande a cessé d'être, pour parler familièrement, le centre du monde, et que leurs pensées se tournent avec gravité vers un examen de la position du mouvement socialiste européen face à cette crise.

À l'heure où j'écris, à la lumière des développements récents, de telles considérations risquent d'être très loin d'apporter des réflexions satisfaisantes au penseur socialiste. Car quelle est la position du mouvement socialiste en Europe aujourd'hui ? Résumons-la brièvement.

Pendant une génération au moins le mouvement socialiste de tous les pays impliqués maintenant a progressé par sauts et par bonds et, de façon plus satisfaisante encore, par une croissance et un développement lents et continus.

Le nombre de suffrages pour les candidats socialistes a augmenté à une vitesse phénoménale, le nombre d'élus dans toutes les assemblées législatives est devenu de plus en plus un facteur de perturbation pour les calculs gouvernementaux. Journaux, magazines, pamphlets et littérature de toute sorte enseignant les idées socialistes ont été et sont diffusés par millions dans les masses ; en Europe, chaque armée, chaque marine a vu une proportion sans cesse croissante de socialistes parmi ses soldats et marins et l'organisation industrielle de la classe ouvrière a perfectionné son emprise sur la machinerie économique de la société, et l'a rendue de plus en plus réceptive à la conception socialiste de ses devoirs. Dans le même temps, la haine du militarisme s'est répandue dans toutes les couches de la société, recrutant partout, et suscitant l'aversion contre la guerre même chez ceux qui dans d'autres domaines acceptaient l'ordre des choses capitaliste. Les associations antimilitaristes et les campagnes antimilitaristes des associations et partis socialistes, et les résolutions antimilitaristes des conférences internationales socialistes et syndicalistes sont devenues des faits quotidiens et ne sont plus des phénomènes dont on s'étonne. Tout le mouvement ouvrier est impliqué dans le mot d'ordre de guerre à la guerre, impliqué à la hauteur de sa force et de son influence.

Et maintenant, comme le proverbial tonnerre dans un ciel bleu, la guerre est sur nous, et la guerre entre les nations les plus importantes parce que les plus socialistes. Et nous sommes impuissants.

Et qu'advient-il de toutes nos résolutions ; de toutes nos promesses de fraternisation ; de tout le système soigneusement construit d'internationalisme ; de tous nos espoirs pour le futur ? N'étaient-ils tous que bruit et fureur, sans signification ? Quand un artilleur allemand, un socialiste servant dans l'armée allemande d'invasion, envoie un obus dans les rangs de l'armée française, explosant les têtes, déchirant les entrailles et broyant les membres de douzaines de camarades socialistes de cette armée, le fait qu'il ait, avant de partir au front, manifesté contre la guerre a-t-il quelque valeur pour les veuves et les orphelins faits par l'obus qu'il a envoyé lors de sa mission meurtrière ? Ou quand un fusilier français vide son fusil meurtrier dans les rangs de la ligne d'attaque allemande, sera-t-il capable de tirer quelque réconfort de la possibilité que ses balles tuent ou blessent des camarades qui se sont unis dans de tonitruantes ovations à l'éloquent Jaurès, quand celui-ci a plaidé à Berlin pour la solidarité internationale ? Quand un socialiste enrôlé dans l'armée de l'empereur d'Autriche enfonce une longue et cruelle baïonnette dans le ventre d'un conscrit socialiste de l'armée du tsar de Russie, et qu'il la tourne de telle sorte que quand il la retire il entraîne les entrailles, est-ce que cet acte terrible perd de sa monstrueuse cruauté du fait de leur commune adhésion à une propagande antiguerre du temps de la paix ? Quand le soldat socialiste originaire des provinces baltes de la Russie est envoyé en Pologne prussienne bombarder villes et villages jusqu'à ce qu'une traînée de sang et de feu couvre les foyers des Polonais sujets malgré eux de la Prusse, sera-t-il à son tour soulagé à la pensée que le tsar qu'il sert a envoyé d'autres soldats quelques années auparavant porter les mêmes dévastation et meurtre dans ses foyers près de la Baltique, alors qu'il contemple les cadavres de ceux qu'il a massacrés et les foyers qu'il a détruits ?

Mais pourquoi continuer ? N'est-il pas clair comme la vie que nulle insurrection de la classe ouvrière, nulle grève générale, nul soulèvement généralisé de la classe ouvrière européenne n'occasionnerait ou n'entraînerait un plus grand massacre de socialistes que ne le fera leur participation comme soldats aux campagnes des armées de leurs pays respectifs. Chaque obus qui explose au milieu d'un bataillon allemand tuera des socialistes ; chaque charge de cavalerie autrichienne laissera sur le sol les corps tordus d'agonie de socialistes serbes ou russes ; chaque navire russe, autrichien ou allemand envoyé par le fond ou explosé jusqu'au ciel signifie chagrin et deuil dans les foyers de camarades socialistes. Si ces hommes doivent mourir, ne vaudrait-il pas mieux qu'ils meurent dans leur pays en combattant pour la liberté de leur classe, et pour l'abolition de la guerre, que d'aller dans des pays étrangers mourir en massacrant et massacré par ses frères pour que puissent vivre des tyrans et des profiteurs ?

On détruit la civilisation sous vos yeux. Les résultats de la propagande, du travail patient et héroïque, du sacrifice de générations de la classe ouvrière sont annihilés par les gueules d'une centaine de canons ; des milliers de camarades avec lesquels nous avons vécu une fraternelle communion sont condamnés à mort ; eux dont l'espoir était de se consacrer à la construction en commun de la parfaite société du futur sont conduits à un massacre fratricide dans des désastres où cet espoir sera enterré sous une mer de sang.

Je n'écris pas dans un esprit de critique chicanière avec mes camarades du continent. Nous savons trop peu ce qui se passe sur le continent, et les événements ont évolué trop vite pour qu'aucun d'entre nous soit en position de critiquer quoi que ce soit. Mais, croyant comme je le fais que serait justifiée toute action qui mettrait un terme au crime colossal qui se perpétue, je me sens obligé d'exprimer l'espoir qu'avant longtemps nous lirons la nouvelle de la paralysie des transports sur le continent, même si cette paralysie nécessite l'érection de barricades socialistes, des actes de révolte de soldats et de marins comme il y en eut en Russie en 1905. Même l'échec d'une tentative de révolution socialiste par la force des armes, succédant à la paralysie de la vie économique du militarisme, serait moins désastreuse pour la cause du socialisme que le fait que des socialistes permettent qu'on les utilise pour le massacre de leurs frères de combat.

Une grande insurrection de la classe ouvrière au niveau du continent arrêterait la guerre ; une protestation universelle dans des meetings n'épargnerait pas à une seule vie un massacre sans raison.

Je ne fais pas la guerre au patriotisme ; je ne l'ai jamais fait. Mais contre le patriotisme du capitalisme - le patriotisme qui fait de l'intérêt de la classe capitaliste la pierre de touche du devoir et du droit - je place le patriotisme de la classe ouvrière, qui juge tout acte public selon ses effets sur le sort de ceux qui produisent. Ce qui est bon pour la classe ouvrière, je le considère comme patriotique, mais le parti ou le mouvement qui oeuvre avec le plus de succès pour la conquête par la classe ouvrière du contrôle des destinées du pays dans lequel elle travaille, est la plus parfaite incarnation de ce patriotisme.

Pour moi, par conséquent, le socialiste d'un autre pays est un patriote ami, de même que le capitaliste de mon propre pays est un ennemi naturel. Je considère que chaque nation est propriétaire d'une certaine contribution à la richesse commune de la civilisation, et je considère la classe capitaliste comme l'ennemi logique et naturel de la culture nationale qui constitue cette contribution particulière.

Par conséquent, plus mon affection pour la tradition nationale, la littérature, le langage, les solidarités nationales est forte, plus je suis enraciné dans mon opposition à cette classe capitaliste, qui dans son goût sans âme pour le pouvoir et l'or, broierait les nations comme dans un mortier.

Raisonnant à partir de tels prémisses, cette guerre m'apparaît comme le crime le plus effrayant de tous les siècles. La classe ouvrière doit être sacrifiée pour qu'une petite clique de dirigeants et de fabricants d'armes puissent assouvir leur goût du pouvoir et leur avidité pour la richesse. Les nations doivent d'être effacées, le progrès arrêté, et les haines internationales érigées en divinités à vénérer.

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