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Dans le monde
Turquie : la démocratie selon Erdogan
Le 7 août à Istanbul, c’est sur le site de Yenikapi, un immense espace gagné sur la mer, que le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est adressé à la foule, dans un grand meeting qui se voulait le couronnement de la mobilisation déclenchée depuis la tentative de coup d’État de la nuit du 15 au 16 juillet.
Depuis ce jour-là en effet, Erdogan se présente comme le représentant de la démocratie, voulu et choisi par le peuple turc et qu’une petite faction de militaires a voulu renverser. Lui et son parti l’AKP ont appelé la population à afficher son soutien à cette « démocratie » en venant tous les soirs sur les places assister aux meetings tenus par ses partisans. Les transports ont été rendus gratuits, les moyens des municipalités ont été mobilisés pour acheminer de l’eau, servir des repas, installer des toilettes, des services d’urgence et tout le nécessaire pour accueillir la foule, à qui des petits vendeurs proposaient de se munir du drapeau national turc de rigueur. La télévision s’est mise de la partie pour inviter ses auditeurs à se considérer comme mobilisés pour se rendre à ces meetings et assurer leur succès. Cela a été encore le cas avec le rassemblement massif du 7 août à Yenikapi.
La population appelée à montrer son soutien
Depuis le 16 juillet, les bulletins d’information ont chaque jour retransmis les images, venues de tout le pays, de foules agitant le drapeau rouge frappé de l’étoile et du croissant, écoutant et applaudissant les orateurs. Les commentateurs se sont extasiés sur ce mouvement exceptionnel par lequel toute la population turque se serait érigée en « vigie de la démocratie ». Ils n’ont d’ailleurs fait là que reprendre les termes des principaux dirigeants politiques, qui tous ont salué cette mobilisation en feignant de la croire spontanée, et surtout en s’en voulant les porte-parole exclusifs.
« La souveraineté appartient à la nation », « ne laissons pas toucher à nos institutions », ont clamé les orateurs, dénonçant les « traîtres » partisans de Fethullah Gülen qui ont fomenté la tentative de putsch et les qualifiant de terroristes. Le parti d’Erdogan a obtenu le soutien des autres partis parlementaires, le CHP social-démocrate, le MHP ultra-nationaliste et même le HDP pro-kurde, qui tous se sont déclarés opposés au putsch. Il exalte le nationalisme turc, dénonçant l’attitude des États-Unis et de l’Union européenne qui auraient eu des sympathies pour les putschistes et n’ont que très mollement soutenu Erdogan.
Le leader turc a donc voulu afficher devant le pays et le monde le soutien populaire dont il dispose, et c’est une opération réussie. Il n’a cependant pu empêcher que des questions finissent par surgir, y compris dans les médias. Ainsi, comment expliquer que les partisans de Gülen, qui pendant des années ont fait partie de l’AKP et contribué à l’installation d’Erdogan au pouvoir, soient soudainement devenus pour lui des traîtres terroristes à qui l’on promet la peine de mort ? Comment, s’ils étaient si dangereux, ont-ils pu conquérir tant de postes dans les administrations, au point que le nombre de personnes arrêtées ou destituées atteindrait maintenant 60 000 ? Pour toute réponse, Erdogan a déclaré qu’il a été trop généreux avec les gülenistes, voire naïf, qu’il en demande pardon à son peuple et même... qu’au jour du jugement il en demandera pardon à Dieu !
Règlement de comptes et tournant politique
Le combat entre partisans de Gülen et partisans d’Erdogan, aujourd’hui révélé au grand jour, est celui de deux sectes musulmanes qui ont contribué ensemble à l’installation du parti islamiste AKP et qui pendant des années ont été complices. Elles se sont partagé allègrement les postes et les prébendes, avant de s’entredéchirer, au fond, autour de ces mêmes enjeux.
L’échec de la tentative de coup d’État a fourni à Erdogan l’occasion de procéder à une purge massive de tous ceux qu’il considère comme des partisans de Gülen et dont, à l’évidence, les listes avaient déjà été préparées par ses services. Les grandes démonstrations sur le thème de la « démocratie » sont un rideau de fumée pour cacher ce qui est un sordide règlement de comptes au sein de l’appareil d’État et même du parti AKP, opposant deux anciens complices. Combien de temps pourra-t-il cacher la réalité ?
La tentative de coup d’État du 15 juillet a été un épisode sanglant de ce combat, et ne sera sans doute pas le dernier. Mais elle entraînera certainement un tournant politique. Erdogan, qui a vu sa position fragilisée, a dû remplacer les nombreux généraux destitués. Pour cela, il a fait appel aux généraux kémalistes qu’il avait écartés de concert avec Gülen, en leur assurant que tous les procès faits contre eux seront rayés des registres. Il est désormais plus dépendant de ces généraux, plus obligé aussi quoi qu’il en dise de se conformer à la politique souhaitée par les États-Unis. En partie pour faire contrepoids, il a amorcé de grandes manœuvres diplomatiques, cherchant des soutiens du côté de ses ennemis d’hier, de la Russie à l’Iran. Il amorcerait même un rapprochement avec le régime d’Assad, après l’avoir combattu par milices islamistes interposées. Sans doute devra-t-il aussi infléchir sa politique de guerre au Kurdistan, qu’il n’aura plus les moyens de mener. Il sera toujours temps de rendre les gülenistes responsables de dégâts qu’a causés sa politique...
Il est vrai aussi que toute l’opération d’Erdogan autour de la « démocratie » s’est appuyée sur un sentiment réel de la population de Turquie : elle ne veut pas, à juste raison, voir revenir l’époque où l’histoire du pays était faite de coups d’État militaires et où l’Armée tranchait les conflits en alignant ses chars dans les rues.
Depuis un mois Erdogan a voulu flatter cette population en lui répétant qu’elle est « la nation », la substance de la démocratie, que grâce à elle les putschistes ont été vaincus et que la souveraineté lui appartient. Mais ni lui ni un autre ne pourront empêcher les travailleurs, la population pauvre, les Kurdes, de se dire que, s’il en est ainsi, il est temps de mettre au premier plan leurs exigences en matière de conditions de vie, d’emploi, de salaires, de libertés ; et que ce combat-là est bien plus important que le combat de cliques qui se mène à la tête de l’État.