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Décembre 1918 : L'État français se réinstallait en Alsace-Lorraine

Le 8 décembre 1918, le président de la République, Poincaré, le chef du gouvernement, Clemenceau, et une brochette de généraux présidaient à Metz une cérémonie marquant officiellement la réinstallation de l'État français en Alsace-Lorraine(1) après la victoire française à l'issue de la guerre de 1914-1918. Dans les images de cette période on ne voit que des foules en liesse accueillant l'armée et les autorités françaises. La réalité fut infiniment plus complexe.

Si en 1871 l'immense majorité de la population alsacienne avait été opposée à l'annexion par l'Allemagne, et n'avait envoyé à la Chambre élue pour négocier la paix que des députés qui y étaient opposés, presque cinquante ans plus tard la situation avait quelque peu changé. Une bonne partie des plus francophiles (environ 200 000) avaient opté pour la France et quitté la région. La grande majorité de la population n'avait jamais connu la présence française. Enfin de nombreux immigrants étaient venus s'y fixer, non seulement des fonctionnaires allemands, mais aussi des ouvriers appelés par le développement industriel, majoritairement italiens en Moselle, mais allemands en Alsace. Et bien sûr ces populations s'étaient mélangées. Si en France on chantait volontiers des chansons patriotiques comme celle où une mère lorraine proclamait fièrement que sa « mamelle est française », et qu'elle « ne vend pas son lait au fils d'un Allemand », de l'autre côté des Vosges bien des enfants étaient nés de couples mixtes.

Cette arrivée d'ouvriers allemands avait favorisé le développement du Parti Social-Démocrate, le seul parti allemand qui s'était opposé à l'annexion de l'Alsace-Lorraine. Ses dirigeants, Wilhelm Liebknecht et August Bebel, furent inculpés de haute trahison pour cette raison. Bebel porta toujours un vif intérêt au problème alsacien et au développement du Parti Socialiste dans les territoires annexés. En 1889, 1893 et 1899 Mulhouse envoya au Reichstag un député socialiste. Le SPD, qui militait pour une république d'Alsace-Lorraine ayant les mêmes droits que les autres Länder, c'est-à-dire autonome dans l'Empire allemand, était devenu en 1912 la deuxième force politique d'Alsace.

La révolution allemande en Alsace-Lorraine

La révolution allemande, dont le premier acte fut la mutinerie des marins de Kiel le 30 octobre 1918, s'étendit à tout l'Empire, Alsace-Lorraine comprise. Dans toutes les villes se formèrent des conseils de soldats, ou des conseils d'ouvriers et de soldats. Dans beaucoup de localités ceux-ci étaient dirigés par des socialistes « majoritaires », membres de ce parti qui, après la trahison d'août 1914, avait soutenu le gouvernement impérial. Et ces conseils se préoccupaient surtout du « maintien de l'ordre ». Mais dans quelques grandes villes, ils se montrèrent beaucoup plus radicaux.

À Strasbourg, ouvriers et soldats révolutionnaires, matelots alsaciens venus de Kiel (ils étaient relativement nombreux dans la Kriegsmarine, la marine de guerre), proclament le 10 novembre la « République alsacienne des conseils ». Les murs de la ville se couvrent d'affiches « Nous n'avons rien de commun avec les États capitalistes, notre mot d'ordre est : ni Allemands, ni Français, ni neutres. Le drapeau rouge a triomphé. » De fait, il flotte même sur la flèche de la cathédrale. Le conseil décide l'augmentation immédiate des salaires ouvriers. Il n'en faut évidemment pas plus pour affoler la bourgeoisie locale. Le dirigeant socialiste « majoritaire » Peirotes joue les intermédiaires pour prendre contact avec l'armée française et la supplier d'accourir le plus vite possible à Strasbourg pour y rétablir l'ordre.

Le même scénario se joue à Mulhouse. L'armée française pénètre dans cette dernière ville le 17 novembre et y dissout le conseil ouvrier. Remontant vers le nord, elle procède de même à Colmar, Sélestat, Obernai et Ribeauvillé. Son entrée à Strasbourg le 22 novembre sonne le glas de la « République alsacienne des conseils ». C'est pour commémorer ces jours de soulagement pour la bourgeoisie alsacienne qu'il existe une « rue du 17 novembre » à Mulhouse et une « rue du 22 novembre » à Strasbourg.

L'épuration ethnique

Un arrêté du 14 décembre divise les habitants d'Alsace-Lorraine en quatre catégories, auxquelles correspondent quatre cartes déterminant les droits de circulation de chacun.

La carte A, réservée aux personnes dont les deux parents auraient été français s'il n'y avait pas eu l'annexion de 1871, permet de circuler dans toute l'Alsace-Lorraine.

La carte B, attribuée à ceux qui ne peuvent se prévaloir que d'un parent « français de souche », et la carte C, destinée aux étrangers qui ne sont pas des ressortissants de l'Allemagne, de l'Autriche et de leurs alliés, ne permettent aux porteurs que de circuler à proximité de leur ville de résidence. Quant à la carte D, destinée aux citoyens d'origine allemande, elle interdit toute circulation en dehors de cette ville.

Parallèlement à cela, 40 000 personnes en Lorraine, 200 000 en Alsace seront expulsées vers l'Allemagne par le pont de Kehl, en majorité des Allemands ou des descendants d'Allemands, mais aussi des Alsaciens « de souche » considérés comme peu sûrs « du point de vue national ».

L'État français met en place une politique de francisation à outrance à l'école. Tout l'enseignement doit se faire exclusivement en français. Beaucoup d'enseignants alsaciens en sont incapables. On expédie donc en Alsace des jeunes instituteurs venus « de l'intérieur », qui eux ne comprennent rien au dialecte alsacien.

Le développement du courant autonomiste

Après avoir été considérés comme des Allemands douteux, surtout pendant les années de la guerre, par les autorités impériales qui les soupçonnaient de francophilie, les Alsaciens-Lorrains de langue germanique étaient maintenant traités comme des citoyens français de deuxième classe, et cela créa un profond malaise dans la population.

Face à cette situation, l'État français fit des concessions en laissant en place, au titre du « droit local », la législation sociale en matière d'assurances, de retraites, héritée de Bismarck, bien supérieure à la législation française. Et il se chercha des alliés, en particulier du côté des Églises, en maintenant le régime « concordataire » qui fait qu'aujourd'hui encore curés, pasteurs et rabbins sont payés par l'État en Alsace-Lorraine et l'enseignement religieux est obligatoire dans les écoles.

Malgré tout, il exista en Alsace, entre les deux guerres mondiales, un courant autonomiste vigoureux, soutenu par le Parti Communiste (jusqu'au grand virage politique de celui-ci en 1935). C'est ainsi que la ville de Strasbourg eut un maire membre du PCF, Charles Hueber, élu en 1929. Exclu du Parti Communiste en 1934, il perdit la mairie l'année suivante... et glissa peu à peu vers le nazisme, dont il devint un dignitaire local après 1940. Cette biographie résume bien le destin de l'autonomisme alsacien, que sa compromission avec le nazisme a pratiquement fait disparaître de la scène politique après la Deuxième Guerre mondiale.

Mais il n'en reste pas moins qu'il y a quatre-vingt-dix ans, au terme d'une guerre menée, comme le prétendaient les gouvernants français, au nom « du droit et de la civilisation », l'État français s'est comporté vis-à-vis des populations d'Alsace-Lorraine avec une brutalité qui ne le cédait en rien à celle de Bismarck.

François DUBURG

(1) L'expression Alsace-Lorraine ne désigne pas l'Alsace plus la Lorraine, mais l'ensemble des territoires annexés par l'Empire allemand en 1871. Elle correspond aux actuels départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Dans les deux départements alsaciens, les dialectes locaux sont quasi exclusivement germaniques. Ce n'est vrai que dans une petite partie du département de la Moselle, ce qui explique que les problèmes linguistiques ne se sont pas posés de la même manière en Alsace et en Lorraine annexée.

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