Italie : l’attentat de Piazza Fontana, massacre d’État07/01/20202020Journal/medias/journalnumero/images/2020/01/2684.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Il y a cinquante ans

Italie : l’attentat de Piazza Fontana, massacre d’État

Le 12 décembre 1969, à Milan, une bombe explosait à la Banque de l’Agriculture, Piazza Fontana. En plein centre-ville, dans ce hall de banque très fréquenté en fin d’après-midi, l’explosion fit dix-sept morts et 86 blessés. Au même moment, d’autres tentatives d’attentat avaient lieu à Milan et dans d’autres villes, sans avoir les mêmes conséquences. Cela survenait alors que le pays vivait depuis des semaines au rythme des grèves et des manifestations de millions de travailleurs.

Parti des bastions ouvriers des grandes usines du nord du pays, cet « automne chaud » avait mis sur la table toutes les exigences des travailleurs : les salaires trop bas, les conditions de travail indignes, le régime de caserne des ateliers. Les directions syndicales avaient eu bien du mal à en garder le contrôle. Elles n’étaient parvenues à épuiser la combativité ouvrière qu’en l’émiettant autour d’objectifs secteur par secteur. En décembre, le mouvement s’achevait, au moins provisoirement, par la signature de conventions collectives dans la plupart des grands secteurs industriels.

L’explosion sociale avait cependant fortement secoué le gouvernement et le grand patronat, et l’attentat ne survenait pas par hasard. Il servait tous ceux, du gouvernement au grand patronat en passant par tous les courants réactionnaires, qui fustigeaient le « chaos social » et souhaitaient une reprise en main.

Les décombres encore fumants et les morts et les blessés à peine ramassés, la police de Milan s’empressa de diriger l’enquête contre les groupes anarchistes. Rien n’indiquait qu’ils aient envisagé de poser des bombes, ce qui n’empêcha pas la police d’arrêter une dizaine de militants, et la presse et le gouvernement de se répandre en articles et communiqués dénonçant « les monstres communistes anarchistes » et la « furie de bêtes humaines » qui, après avoir « tenté de saboter l’économie, veulent maintenant semer la mort et la terreur dans nos rues ». Au-delà des cercles anarchistes, les travailleurs grévistes, les organisations d’extrême gauche, et même le Parti communiste et le syndicat CGIL étaient accusés d’avoir provoqué un climat de désordre qui aboutissait à cet attentat sanglant.

Giuseppe Pinelli, un cheminot anarchiste, fut arrêté et interrogé pendant trois jours dans les bureaux de la préfecture de police de Milan. Il y mourut en tombant d’une fenêtre du cinquième étage, la police prétendant contre toute vraisemblance qu’il s’était suicidé. Un autre militant anarchiste, Pietro Valpreda, accusé d’avoir déposé la bombe, était inculpé.

Un mois plus tard cependant, la version de la police accusant les anarchistes était remise en cause. Guido Lorenzon, secrétaire d’une section de la très respectable Démocratie chrétienne, pilier du gouvernement et du système parlementaire, se présenta en effet aux carabiniers pour rapporter ce que l’un de ses amis, militant d’extrême droite, lui avait confié. Le groupe auquel celui-ci appartenait envisageait une série d’attentats afin de créer un climat politique propice à un tournant autoritaire et à l’instauration d’une dictature militaire.

Il fallut plusieurs mois pour que son témoignage soit pris en compte et que Giovanni Ventura, le néofasciste qu’il dénonçait, soit arrêté avec un complice, pour avoir organisé l’attentat. Et ce n’est que le 23 février 1972 que s’ouvrit le procès, où comparaissait, aux côtés des militants néofascistes, un agent des services secrets, démontrant l’implication d’une partie de l’appareil d’État dans l’attentat.

Et c’est bien cette implication de l’appareil d’État qui explique le parcours particulièrement tortueux que prit la justice. Le procès, prévu à Rome, fut d’abord déplacé à Catanzaro, au sud du pays. Les accusés y furent acquittés pour insuffisance de preuves. Un second procès les condamna, avant qu’un troisième ne les acquitte à nouveau. Entre deux verdicts, les néofascistes réussirent à fuir le pays. En 1987, l’anarchiste Valpreda fut finalement définitivement acquitté, mais aussi les néofascistes Freda et Ventura, ainsi que l’agent des services secrets. En 2005, 36 ans après l’attentat, la Cour de cassation classa définitivement l’affaire, tout en l’attribuant officiellement à l’organisation fasciste Ordine Nuovo.

L’attentat de Piazza Fontana ouvrait ce qui fut baptisé la « stratégie de la tension », dans laquelle les groupes fascistes voyaient le moyen de mettre un terme à l’agitation sociale, de faire rentrer dans le rang la classe ouvrière et d’endiguer la « menace communiste ». Ils avaient l’appui d’une partie de l’appareil policier et militaire et de dirigeants politiques. D’autres attentats aveugles, comme celui sur le train Italicus en 1974, ou celui de la gare de Bologne en 1980, qui fit 85 morts, furent commis par l’extrême droite fasciste. Chaque fois, des complicités avec des membres des services secrets, voire avec la Mafia, furent avérées, sans que les organisateurs et les donneurs d’ordres soient jamais clairement identifiés et encore moins condamnés.

Pendant des années, bien des militants de la gauche et de l’extrême gauche dénoncèrent ces attentats des groupes fascistes comme des « massacres d’État ». Mais ni les dirigeants des partis de gauche ni ceux des syndicats n’envisageaient de proposer aux travailleurs une politique à la hauteur de l’enjeu. Ils ne leur proposèrent que de s’en remettre à « l’État démocratique », pendant que les inspirateurs de la stratégie de la tension restaient à l’abri de ce même appareil d’État.

Certains militants d’extrême gauche, ayant perdu confiance dans les forces de la classe ouvrière, crurent pouvoir répondre au terrorisme noir par des attentats visant des personnalités politiques ou du patronat. Ce fut le début des Brigades rouges et des groupes similaires, dont les actions, individuelles et totalement extérieures à la classe ouvrière et à son contrôle, étaient également censées en « réveiller » la conscience. En réalité, bien loin de provoquer la révolution, cette politique permit aux dirigeants politiques d’attribuer le terrorisme à l’extrême gauche autant qu’à l’extrême droite, de condamner la violence en général et de discréditer du même coup ceux qui, au sein de la classe ouvrière, proposaient une politique de lutte. Le Parti communiste lui-même, avide de proposer ses services de parti de gouvernement, appela à la « solidarité nationale », à « préserver la démocratie », et justifia ainsi son soutien aux gouvernements de la Démocratie chrétienne et à leur politique d’austérité.

Si le projet des groupes fascistes et de leurs soutiens au sein de l’appareil d’État n’aboutit pas à l’instauration d’une dictature militaire, les forces de répression sortirent considérablement renforcées de cette période. Le gouvernement saisit le prétexte des attentats et du climat de violence pour faire voter des lois spéciales, construire des super-prisons, attribuer des pouvoirs spéciaux et des moyens d’exception à la justice et aux carabiniers. Ces moyens, utilisés contre les Brigades rouges, épargnèrent largement les terroristes fascistes.

Quant à l’attentat de Piazza Fontana, cinquante ans après, le mystère demeure sur ceux qui en ont été les véritables inspirateurs politiques. Il y a pourtant une certitude : c’était bien un massacre d’État.

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