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Philippines : Aquino entre le PCP et l'armée
A la fin de février dernier, le départ de Ferdinand Marcos, poussé dehors par le gouvernement américain, mettait fin à ses vingt-et-un ans de dictature. Le gouvernement américain intervenait après que des mois d'agitation aient secoué le pays. La marée montante d'un large mouvement populaire menaçait non seulement d'abattre le dictateur mais aussi les structures du pouvoir. Le dictateur en mauvaise posture fut finalement persuadé d'abandonner le pouvoir et de partir en exil. Corazon Aquino, devenant président au milieu des acclamations populaires, promit une ère nouvelle de démocratie et de réconciliation, un nouvel ordre qui s'établirait à la suite de la « Révolution du peuple », comme on a commencé à l'appeler.
Mais depuis que Aquino a pris ses fonctions en février, son nouveau régime a donné l'impression d'être tout à la fois fragile et paralysé. On ne s'est attaqué à aucun des grands problèmes du pays. Dans les villes, une certaine agitation s'est développée : grèves ouvrières d'un côté, manifestations des partisans de Marcos de l'autre. Surtout, dans les campagnes, la guerre entre les guérillas et l'armée a continué.
La chute de Marcos
Avant même la chute de Marcos, la position de la dictature était de plus en plus difficile. Dans les campagnes, l'armée de Marcos combattait une guérilla conduite par la branche armée du Parti Communiste, la NPA, la Nouvelle Armée du Peuple, depuis des années. D'une simple poignée au début des années soixante-dix, la NPA avait grandi régulièrement, ses forces étant estimées à 22 500 au moment de la chute de Marcos. La NPA contrôlait une bonne partie des campagnes et des milliers de villages. La lutte était arrivée au point que 15 mois avant le départ de Marcos, le ministère des Affaires étrangères américain exprimait son inquiétude que « le progrès continu vers la prise du pouvoir par l'insurrection communiste est une possibilité réelle à moyen terme, et peut-être même avant ».
Les problèmes de la dictature n'étaient pas circonscrits aux campagnes. Dans les villes, le régime était confronté à une agitation de la classe ouvrière qui avait vu son niveau de vie réduit d'un tiers en trois ans. Le KMU (le Mouvement du Premier Mai), un syndicat lié au Parti Communiste des Philippines, avait vu le nombre des ses adhérents s'élever à 300 000 malgré une répression très dure. Des mouvements de grève importants dans un pays dont les larges investissements étrangers dépendent de la docilité de la classe ouvrière, avaient éclaté en 1975, 1979, 1982, 1985 connaissant une vague encore plus importante.
Une bonne partie de la bourgeoisie elle-même s'était finalement retournée contre Marcos. Marcos et sa clique, en effet, agissant comme les agents de l'impérialisme, avaient utilisé leur position pour éliminer leurs concurrents, parmi les bourgeois philippins, d'une bonne part des entreprises les plus juteuses. Marcos avait confisqué ou nationalisé de nombreuses compagnies philippines, les plaçant sous son contrôle direct ou celui du petit cercle de ses « copains ». Les capitalistes lésés protestèrent contre ce qu'ils appelaient la corruption de Marcos. Leur représentant le plus connu avait été Benigno Aquino, un conservateur anti-communiste, un temps ami de Marcos. Quand Marcos décréta la loi martiale en 1972, il fit emprisonner Aquino. A la fin des années 70, il tenta même de le faire exécuter. Mais les États-Unis, soucieux de conserver une alternative viable à Marcos en cas de besoin s'y opposèrent. En 1980, avant que Marcos ne lève la loi martiale, Aquino fut autorisé à partir pour l'exil. Trois ans plus tard, l'opposition grandissant dans le pays, Benigno Aquino décida de revenir. C'est alors que Marcos, en août 1983, le fit assassiner.
Cela déclencha une nouvelle vague d'opposition. Au lieu de priver le mouvement d'un leader, l'assassinat lui fournit un martyr. Après l'assassinat d'Aquino, une bonne part de la bourgeoisie, appuyée par l'Eglise catholique officielle, entra dans l'opposition active à Marcos. Il y eut des élections au Parlement en 1984. Durant la campagne, les partisans de Marcos attaquèrent violemment l'opposition. Le scrutin fut marqué par une fraude massive de leur part. Cependant l'opposition marquant un point important, fut capable d'emporter un tiers des sièges. La dernière grande manoeuvre de Marcos fut d'avancer la date des élections présidentielles d'une année, en février 198A Au lieu de désarçonner Opposition, ces « élections éclair » furent une nouvelle occasion d'une intense mobilisation contre le régime.
Le candidat qui se présenta contre Marcos fut Corazon Aquino, la veuve de Benigno. Prétendant ne pas être elle-même un politicien, elle incarna les aspirations de la masse des gens d'en finir avec une dictature sanglante. Ses rassemblements attirèrent des centaines de milliers et même jusqu'à deux millions de personnes. Malgré la centaine de personnes tuées par les partisans de Marcos durant la campagne, quand il annonça qu'il avait gagné les élections l'opposition appela à une désobéissance civile massive pour protester contre cette fraude. Et en réponse à cet appel, éclatèrent grèves générales et manifestations, manifestations auxquelles prirent part non seulement les travailleurs et les pauvres mais aussi des bourgeois qui s'y rendaient avec voiture et chauffeur.
La dictature de Marcos, vieillie, ne pouvait pas venir à bout de la crise. Elle était trop usée. La société tout entière s'était tournée contre elle. Le gouvernement américain, préoccupé par le fait que le renversement de la dictature par les masses pourrait sérieusement endommager ou même abattre l'appareil d'État philippin, et inquiet de la mise en question des liens entre les États-Unis et les Philippines, mit au point le départ de Marcos.
A la fin de février, deux des principaux membres de l'équipe de Marcos passèrent du côté de l'opposition : Juan Ponce Enrile, longtemps ministre de la Défense, Nomme qui étal 1 responsable de l'application de la loi martiale décrétée par Marcos dans les années 70, ainsi que le général Fidel Ramos, le chef d'état-major adjoint de l'armée, amenèrent leurs troupes à Aquino. Tous les deux étaient parmi les militaires les plus liés aux États-Unis. C'était l'indication que ceux-ci ne soutenaient plus Marcos.
Cependant, Marcos tenta l'épreuve de force entre ses troupes, qui étaient encore en nombre supérieur, et celles d'Enrile-Ramos. Mais il fut tenu en échec durant quatre jours de tension, quand des dizaines de milliers de personnes montèrent la garde autour d'Enrile-Ramos. Et quand les troupes de Marcos affrontèrent les masses, certaines furent gagnées du côté de l'opposition, d'autres commencèrent à déserter. Les officiers ne purent pas, ou ne voulurent pas, faire faire mouvement à leurs troupes contre Enrile et Ramos. Ainsi l'appareil d'État commençait à échapper à l'emprise de Marcos ; il « al en bd perdu tout pouvoir. Les États-Unis le convainquirent de faire une faveur à tout le monde et de partir. Aquino prit le pouvoir.
Une population mobilisée mais l'armée toujours en place
Ainsi Aquino parvint au pouvoir à la suite d'un puissant mouvement de masse dans lequel des millions de gens descendirent dans la rue. Ces masses de gens furent capables de bloquer et de paralyser l'armée. Corazon Aquino, la veuve du martyr, était le symbole de ce mouvement. Le fait qu'elle pouvait apparaître nouvelle en politique et qu'elle n'était pas discréditée pour n'avoir jamais mené une politique contre la population l'assurait, au moins au début, d'un large soutien populaire.
Mais derrière le nouveau gouvernement se tenait l'ancienne armée, en fait presque l'appareil d'État tout entier, moins quelques uns qui avaient été trop compromis avec Marcos. A cause de la manoeuvre de dernière heure de Enrile et Ramos, et de la politique des États-Unis, l'armée put émerger intacte du conflit et même avec le prestige d'avoir soutenu le renversement de la dictature. Aquino, qui pouvait s'appuyer sur les militaires, n'avait pas à répondre seulement à la population mobilisée. Et les relations entre Aquino et les militaires furent immédiatement démontrées quand les deux dirigeants de l'armée devinrent membres du nouveau gouvernement d'Aquino et commencèrent vite à y jouer un rôle décisif.
Ainsi Aquino avait le soutien de tout le monde : les masses, la bourgeoisie philippine, les États-Unis eux-mêmes, presque toute l'armée de Marcos et la plupart des groupes de l'opposition. Même le PCP, alors qu'il ne l'avait pas soutenue lors des élections, adopta une attitude neutre et même favorable après sa venue au pouvoir. A première vue sa position apparaissait solide. Mais chacune de ces forces tirait dans une direction différente et elles étaient toujours dressées les unes contre les autres : la bourgeoisie et les propriétaires fonciers contre les ouvriers et les paysans ; l'armée et la droite contre les guérillas et le PCP ; et à intérieur du gouvernement un ministre contre un autre. Dans cette situation, Corazon Aquino était juste un voile jeté temporairement sur les profondes contradictions de la société philippine.
Quand 22 000 travailleurs civils des bases militaires américaines de Clark et Subic Bay firent grève, ce fut avec des illusions dans le gouvernement d'Aquino. Leurs illusions se reflétaient dans les pancartes du piquet de grève qui disaient : « Si Reagan aime Cory, qu'il fasse justice à ses compatriotes sur les bases » et « Attention, président Cory, méfiez-vous de l'aide américaine alors que les travailleurs philippins sont maltraités ».
Quand les soldats américains attaquèrent les piquets de grève et que trois travailleurs furent sérieusement blessés à coups de couteau, la police philippine se contenta d'assister et de regarder ; de même quand les piquets furent attaqués par des gangsters et les tenanciers et employés des bars autour des bases. Et finalement c'est la police en armes elle-même qui dispersa les piquets. Après douze jours la grève fut brisée. Un mois après la fin de la grève, le dirigeant du syndicat qui l'avait menée fut assassiné dans la rue par des tueurs. Malgré tous les témoignages, les autorités philippines n'ont rien fait pour arrêter les assassins.
Comment neutraliser le PC
Au niveau politique, Aquino a essayé de faire mine de répondre aux aspirations des masses à la démocratie et en faveur d'un changement du vieil appareil d'État répressif, mais, dans le même temps, elle renforçait cet appareil. Comme un geste de ses soi-disant intentions démocratiques, le gouvernement mit à la retraite vingt officiers supérieurs les plus liés à Marcos. Mais il n'a rien fait d'autre. Il n'y eut pas de purge, pas de bouleversement, ce que l'on aurait pu attendre, étant données les accusations d'atrocités et de corruption conte l'armée. Le problème de l'armée fut laissé complètement aux mains des militaires. Ce n'était évidemment pas un oubli. Cela correspondait à la priorité du gouvernement pour un renforcement de l'armée.
Le gouvernement d'Aquino tenta de neutraliser la gauche. Tentant une sorte de marché, Aquino ordonna la libération des prisonniers politiques emprisonnés par Marcos. Parmi ceux qui furent relâchés, il y eut le fondateur du PCP et l'ex-dirigeant de la NPA qui étaient tous deux en prison depuis près de neuf ans. Cette libération pouvait être utilisée pour inciter le PCP à accepter un cessez-le-feu de six mois et les négociations que le gouvernement proposait.
Le problème immédiat le plus pressant auquel le gouvernement Aquino est confronté est en fait la guérilla conduite par la NPA et le PCP. Aquino laissa entendre que le PCP pouvait être associé au pouvoir... à condition que les guérillas arrêtent d'abord le combat et abandonnent les armes.
Il semble que le PCP reste extrêmement circonspect en face du nouveau gouvernement. Le PCP a exprimé cela dans son journal Ang Bayan (cité par Intercontinental Press) : « La question du cessez-le-feu est un problème immédiat. Si actuellement pour nous il n'y a pas les bases suffisantes pour accepter un accord de cessez-le-feu, nous ne rejetons pas l'idée de commencer des discussions pourvu que les conditions politiques nécessaires soient réunies. Une initiative du gouvernement Aquino en ce sens serait reçue et examinée avec beaucoup de soin.
Si nous ne fermons pas la voie à une telle initiative, nous soulignons la nécessité de changements politiques et économiques significatifs. Nous avons toujours été pour la paix mais cela doit être une paix basée sur des principes. Nous devons souligner la nécessité de la lutte armée, ne serait-ce que pour défendre et étendre les acquis gagnés dans les luttes antifascistes. »
Et la NPA reste en armes. Mais dans une déclaration conciliatrice, la direction du PCP louait Aquino pour « avoir avancé dans le démantèlement de la machine fasciste de Marcos » - ce qui est une grossière exagération de ce que Aquino a effectivement fait - et assurait le gouvernement que « si les parties concernées agissent justement, sincèrement et prudemment, un cessez-le-feu négocié est possible à l'échelle nationale. »
Il apparaîtrait, vu de loin, que le PCP cherche un compromis avec Aquino, même s'il n'a pas confiance en certaines des forces qui sont derrière elle.
Jusqu'ici, les négociations ont avancé très lentement, la trêve informelle étant brisée à maintes reprises. Mais les guérillas et le PCP ne sont plus les principaux responsables de cette situation.
Aussi bien l'armée philippine que le gouvernement américain ont exprimé leur scepticisme à propos des négociations. L'armée a même refusé de faire partie de l'équipe chargée de négocier. Si le ministre de la Défense Enrile ne s'oppose pas totalement aux négociations - si elles peuvent amener la guérilla à arrêter le combat - il prévient : « Une solution politique ne doit pas sacrifier les intérêts vitaux en matière de sécurité du peuple et de la nation ». Les représentants des États-Unis le disent plus abruptement. Le représentant du Pentagone, Richard Armitage, témoignant devant le Congrès américain, disait plusieurs mois après que Aquino ait pris ses fonctions : « La situation militaire est grave et empire, avec les communistes qui jouissent de l'initiative et qui assument le contrôle de facto dans les zones où l'influence du gouvernement s'est amenuisée depuis des années ». Et Armitage ajoutait que l'action de la NPA « ne laisse guère de doute pour nous que, finalement, une action militaire sera nécessaire pour défaire les insurgés » . Autrement dit, les États-Unis et l'armée philippine considèrent la période actuelle comme le calme avant la tempête. Et se préparant pour la tempête, les États-Unis ont déjà accru leur aide à l'armée philippine cette année.
Anticipant elle aussi la tempête, Corazon Aquino a promis à l'armée que si la NPA n'accepte pas une « paix honorable », c'est-à-dire si les négociations ne parviennent pas à la désarmer, « ce ne sera pas à la vieille armée découragée de Marcos que les insurgés devront faire face » . Le gouvernement philippin parle de paix, mais en même temps il prépare la guerre. C'est pourquoi il est évident que, dans ces conditions, les guérillas hésitent à entamer des négociations qui n'ont pour but que de les amener à déposer les armes.
Ainsi, dans les premiers mois de son administration, Aquino est apparue s'avançant sur tous les fronts, faisant appel à tous les éléments politiques et sociaux qui la soutiennent. Cependant son action envers la bourgeoisie, les militaires et la droite fut tout à fait différente de celle envers les pauvres, les opprimés et la gauche. D'un côté, pour les capitalistes, il y a le réel pouvoir économique et militaire, et le gouvernement leur a donné encore davantage. De l'autre côté, pour les travailleurs, les paysans sans terre, les chômeurs et la gauche, il y a des lois, des promesses et des négociations. C'est-à-dire des mots. Ainsi la droite garde le pouvoir réel pendant que le gouvernement propose à la gauche des palabres.
Aquino sera-t-elle capable de tromper les travailleurs, les paysans et les masses pauvres qui se sont soulevés contre Marcos et l'ont portée au pouvoir ?
Pour une bonne part, cela dépendra des organisations de gauche et principalement du PCP qui mène la guérilla et est en même temps la plus importante des organisations de gauche dans les, villes ; les coalitions du Bayan et du Nouveau Front Démocratique lui sont liées et le syndicat KMU lui est associé.
Jusqu'ici, le PC a prudemment veillé à protéger ses propres intérêts et sa propre organisation. Mais il a aussi montré qu'il regardait Aquino très favorablement la louant de ses bonnes intentions, espérant de toute évidence qu'un compromis ou même une alliance est possible avec elle.
Il est impossible aujourd'hui de dire si un tel accord pourra être trouvé. Mais en tout cas, il y a le danger que l'attitude du PCP renforce les illusions des ouvriers et des paysans, les endormant dans leur confiance à Aquino au moment où ils ont besoin de comprendre que Aquino et son régime sont leurs ennemis exactement comme l'était Marcos, même si au début ils jouent plus sur les illusions des masses que sur la répression directe pour maintenir l'ordre.