- Accueil
- Lutte de Classe n°2
- Grande-Bretagne : A propos du Militant, quel avenir pour l'entrisme dans le Parti Travailliste ?
Grande-Bretagne : A propos du Militant, quel avenir pour l'entrisme dans le Parti Travailliste ?
Depuis 1984 le groupe du Militant a atteint une certaine notoriété en Grande-Bretagne et au delà en prenant la tête de la municipalité de Liverpool et en utilisant cette position pour défier la politique d'austérité que le gouvernement Thatcher impose aux villes ouvrières.
Ce groupe, qui se réclame du trotskysme, s'est constitué au début des années cinquante sous le nom de Ligue Socialiste Révolutionnaire (RSL). Après plus de vingt ans d'isolement, il a connu un développement rapide au cours des dix dernières années au point de prendre la première place dans l'extrême-gauche britannique. Il revendique aujourd'hui de quatre à cinq mille membres, dont une partie importante de travailleurs et surtout de jeunes ouvriers.
Outre son développement récent la principale originalité du Militant par rapport au mouvement trotskyste international est d'avoir toujours, depuis sa création, existé en tant que tendance d'un parti réformiste, le Parti Travailliste anglais. Il y occupe aujourd'hui un certain nombre de positions. En parti culier dans les jeunesses travaillistes dont il contrôle la direction depuis 1970, et qui lui ont servi depuis de base de recrutement. Et, plus récemment, dans quelques villes où le groupe a pris la direction des organisations travaillistes locales, comme à Liverpool, dans l'île de Wight ou à Bermondsey dans la banlieue londonienne. Dans les syndicats, le Militant a également gagné une certaine influence, en particulier dans le CWU (syndicat des travailleurs des communications) et surtout dans le CPSA, le syndicat de la fonction publique, dont le secrétaire général élu enjuin 1986 est un membre du groupe.
Le choix politique qu'ont fait les dirigeants du Militant en construisant leur organisation au sein d'un parti réformiste, est contestable. Et ce n'est pas le nôtre. Mais force est de constater que, dans le cadre de ce choix, ils ont réussi à construire une organisation qui semble avoir plus de poids sur les événements que bien des groupes trotskystes indépendants. Et même si l'on ne partage pas ce choix, le résultat atteint mérite qu'on examine de plus près la politique et l'expérience de ces militants.
De la tactique « entriste »...
Le recours à la tactique qui consiste pour une organisation révolutionnaire à aller militer au sein d'un parti réformiste, ce que l'on appelle « l'entrisme », n'est certes pas une nouveauté dans le mouvement communiste.
Dès les débuts de la Troisième Internationale, Lénine préconisa une telle politique pour un certain nombre de jeunes partis communistes en formation, en particulier pour le petit Parti Communiste britannique.
Quinze ans plus tard, Trotsky s'efforça de convaincre les différents groupes qui constituaient l'Opposition de Gauche Internationale, et en particulier les groupes anglais, de pratiquer la même politique.
Dans un cas comme dans l'autre, le but de cette politique était de permettre à de petites organisations, inexpérimentées et surtout dépourvues d'implantation ouvrière, de se lier à la classe ouvrière au contact des militants ouvrier des partis réformistes.
Lorsqu'en 1934 , Trotsky invita ses partisans à entrer dans les partis socialistes, son argumentation reposait sur la radicalisation visible d'une fraction des militants ouvriers de ces partis, en particulier dans les nouvelles générations, à un moment où de multiples indices laissaient prévoir une remontée des luttes de la classe ouvrière. Dans certains pays, comme en Espagne dans la Jeunesse Socialiste, un certain nombre de cadres en étaient à rechercher dans les thèses de l'Opposition de Gauche une réponse aux problèmes politiques du moment, entraînant dans leur démarche un nombre significatif de jeunes ouvriers. Cette radicalisation s'accompagnait d'illusions considérables quant aux capacités des partis réformistes, et surtout des dirigeants de la gauche de ces partis, à mener la classe ouvrière au combat. Et la tâche des militants révolutionnaires, en entrant dans les partis socialistes, était donc non pas de flatter les illusions réformistes des ouvriers combatifs qui s'y trouvaient mais au contraire, en militant au coude à coude avec eux, de les arracher à l'emprise de ces illusions et de les gagner à une politique révolutionnaire.
Pour Lénine comme pour Trotsky, la tâche primordiale des révolutionnaires restait la construction de partis indépendants. Et tout en préconisant, dans certaines conditions bien déterminées, le recours à l'entrisme, ils n'envisageront pas un seul instant la possibilité de pouvoir forger une direction révolutionnaire digne de ce nom dans le cadre d'un parti réformiste.
S'adressant aux militants français, Trotsky expliquait d'ailleurs que « en elle-même, l'entrée dans un parti réformiste ne peut constituer une perspective à long terme. Ce n'est qu'une étape qui, dans certaines conditions, peut se limiter à une simple péripétie » . Et s'adressant quelque temps plus tard aux mêmes militants, tentés de faire certaines concessions aux dirigeants réformistes pour conserver leurs positions dans le Parti Socialiste, il ajoutait: « Est-il ou non nécessaire de parler ouvertement de la perspective d'un parti indépendant ? Comment pourrait-on l'éviter ? (...) Défendez avec le plus grand zèle votre position au sein de la SFIO, mais préparez-vous à mener un combat indépendant si cela nous est imposé - et tout indique que tel sera le cas. Comment pourrait-on éviter de dire tout cela ouvertement ? » .
À l'entrisme érigé en principe universel...
L'itinéraire politique des dirigeants du Militant et les justifications qu'ils ont données hier et aujourd'hui à leur politique, sont très loin de la démarche de Trotsky à propos de la tactique entriste.
Ce fut à la fin des années quarante que Ted Grant, le fondateur et dirigeant de la RSL, entra dans le Parti Travailliste. Il ne s'agissait alors nullement d'un choix tactique destiné à renforcer une organisation isolée de la classe ouvrière. Le mouvement trotskyste britannique avait toujours été faible. Le RCP (Parti Communiste Révolutionnaire), qui s'était constitué en 1944 en réunissant la plupart des petits groupes existants, venait d'éclater en plusieurs morceaux dont certains avaient déjà rejoint le parti travailliste. L'éclatement du RCP laissait Grant pratiquement seul, et l'adhésion au parti travailliste ne fut que le moyen pour un militant isolé de continuer à militer malgré son isolement.
Au cours des années qui suivirent, Grant regroupa un petit groupe de militants autour de lui. Ce groupe, qui n'était pas, et de loin, le plus important des noyaux trotskystes anglais - tous militaient alors au sein du Parti Travailliste - devint néanmoins à partir de 1956 la section britannique du Secrétariat International de la Quatrième Internationale, alors animé par Pablo. Il devait le rester jusqu'en 1965 , lorsque le SI, changeant brusquement d'avis, retira l'affiliation à Grant pour la décerner à un autre groupe.
Pendant cette période, le groupe de Grant se posa la question de construire une organisation indépendante. Grant y répondit en 1959 dans une brochure interne intitulée « Problèmes de l'entrisme » : « il est vrai que les conditions au recours à l'entrisme, telles que Trotsky les a définies, ne sont toujours pas réunies. Mais ce serait la pire des stupidités d'abandonner notre travail dans le parti travailliste et de se lancer dans une aventure « indépendante » après y avoir investi plus d'une décennie d'activité... Nous devons nous affirmer comme une tendance dans le mouvement travailliste » .
Cinq ans plus tard, en 1964, le groupe de Grant publiait le premier numéro du Militant. Avec ce sous-titre, qu'il n'a cessé de porter depuis, « journal pour le mouvement travailliste et la jeunesse » .
Depuis, le groupe du Militant n'a jamais existé autrement que comme tendance, au sein du parti travailliste. A la tactique transitoire, conçue par Trotsky dans une période de remontée ouvrière, pour permettre à des militants coupés de la classe ouvrière de s'adresser à des ouvriers réformistes en train d'évoluer vers la gauche et de les gagner aux idées révolutionnaires, le groupe de Grant avait substitué une stratégie à long terme de construction du parti révolutionnaire au sein même d'un parti réformiste. De réponse à la situation spécifique du mouvement ouvrier britannique et à l'extrême faiblesse qu'y avait le mouvement trotskyste, cette stratégie a été érigée depuis en méthode universelle, valable en tous lieux et en tous temps. C'est ce que l'on peut voir dans la politique menée par le groupe du Militant sur le plan international. Comme bien d'autres groupes trotskystes dans le monde, le groupe du Militant a en effet entrepris depuis une quinzaine d'années de créer des organisations « soers » dans un certain nombre de pays. Et partout la politique adoptée a été la même, avec beaucoup moins de succès il est vrai : une réplique locale de la politique menée par le groupe en Grande-Bretagne. C'est ainsi qu'en Grèce, une tendance a été0ul constituée au sein du PASOK, en Allemagne au sein du Parti Social-Démocrate, en Afrique du Sud au sein de l'ANC, et au sein du Parti Travailliste en République d'Irlande, sans parler des tentatives, semble-t-il infructueuses, de constituer une tendance au sein du Parti Socialiste en France, autour du journal L'Avancée Socialiste.
Il est vrai que, maintenant, les polémiques des années trente sur les circonstances et les objectifs du recours à l'entrisme sont loin. De même qu'est loin le temps où Grant éprouvait le besoin de se justifier par rapport à la politique qui avait été celle des trotskystes du vivant de Trotsky. Aujourd'hui, la stratégie du Militant est explicitement codifiée. On en trouve l'expression, par exemple, dans un article du Bulletin of Marxist Studies publié en 1985 sous la signature d'un membre du groupe, George Edwards « jamais on n'a vu » , écrit Edwards « là où existaient des organisations ouvrières de masses, se construire de nouvelles organisations qui ne venaient pas au moins en partie des vieilles organisations de la classe ouvrière. Même en Russie, les Bolchéviks émergèrent du parti ouvrier social-démocrate russe » . Mis à part le fait que c'est une façon de réécrire l'histoire - les Bolchéviks n'émergèrent pas d'un parti social-démocrate ossifié depuis longtemps dans le réformisme, ils se créèrent pratiquement dès le début comme une fraction indépendante du Parti Social-Démocrate qui se formait lui-même - , il s'agit donc bien pour le Militant d'un axiome: le parti révolutionnaire ne peut se former que dans les partis réformistes.
... et au rôle « historique » des partis réformistes
Les militants communistes des débuts de la Troisième Internationale, comme ceux de l'Opposition de Gauche par la suite, ont toujours reconnu la nécessité, pour construire le parti révolutionnaire prolétarien dans les vieux pays capitalistes comme la Grande-Bretagne ou la France, d'arracher à l'emprise du réformisme des pans entiers des vieux partis de la classe ouvrière. Et il est certainement tout aussi inconcevable en Grande-Bretagne, aujourd'hui, de construire le parti révolutionnaire sans entraîner des dizaines de milliers d'ouvriers et de militants aujourd'hui rassemblés dans le mouvement travailliste qu'il est inconcevable pour des révolutionnaires en France de pouvoir se passer de l'expérience et du poids politique que représentent les dizaines de milliers de militants ouvriers du Parti Communiste, et les centaines de milliers d'ouvriers du rang qu'il influence.
Tout cela est incontestable. Mais le Militant va beaucoup plus loin que cela. Ainsi pouvait-on lire dans son numéro du 12 octobre 1985: « avec une direction marxiste » (c'est ainsi que les dirigeants du Militant se qualifient eux-mêmes) le Parti Travailliste peut « accomplir sa tâche historique, la transformation socialiste de la société britannique ».
Il ne s'agit donc plus d'arracher la classe ouvrière aux illusions réformistes en regroupant ses meilleures forces sous la bannière du parti révolutionnaire, mais de reconnaître au vieux parti réformiste qu'est le Parti Travailliste, dont le sort et la politique sont étroitement liés depuis des décennies à ceux de la bourgeoisie britannique, la capacité historique de balayer le système capitaliste et de l'aider, en quelque sorte, à aller jusqu'au bout de cette capacité. On n'est pas loin des conceptions pablistes du début des années cinquante qui, au nom de l'imminence de la troisième guerre mondiale, renonçaient à la tâche de construire des partis révolutionnaires et paraient le stalinisme d'un mystérieux rôle progressif !
Mais le comble est sans doute d'invoquer l'exemple des Bolchéviks à l'appui d'une telle politique, comme le fait Edwards dans l'article cité ci-dessus. Alors que leur préoccupation, en particulier celle de Lénine, a toujours été, et cela dès 1903, d'affirmer avec force la nécessité d'un parti révolutionnaire prolétarien qui ne fasse aucune concession au réformisme, et cela parfois au risque de s'isoler du reste du mouvement social-démocrate!
Le double langage du Militant
Dans le domaine de l'intransigeance à l'égard du réformisme, le groupe du Militant est à coup sûr très loin de l'exemple des Bolchéviks dont il se réclame. En fait le terrain sur lequel il se place au nom des traditions établies par Marx, Lénine et Trotsky, est ni plus ni moins celui de la voie pacifique vers le socialisme.
C'est ainsi que l'on peut lire dans la brochure-programme du groupe « Ce que nous voulons » rééditée en 1981 : « Toutes les manoeuvres toutes les magouilles des capitalistes ne peuvent rien face à une politique socialiste résolue appuyée sur la mobilisation du mouvement syndical. Une transformation totalement pacifique de la société est possible en Grande-Bretagne, mais à la seule condition que toute la puissance du mouvement ouvrier s'emploie résolument à cette transformation ». Formulation ambiguë qui se trouve précisée dans MIR, la revue internationale du groupe: « Les partisans du Militant se battront pour le retour au pouvoir d'un gouvernement travailliste. Mais nous nous battrons aussi dans le Parti Travailliste et dans les syndicats pour une politique véritablement socialiste et pour la démocratie intérieure, pour mettre un terme à la chasse aux sorcières et pour que le groupe parlementaire travailliste soit responsable devant la base. Par cette voie, et par cette voie seulement, les conservateurs peuvent être battus, le Parti Travailliste peut arriver triomphalement au pouvoir, et une véritable transformation socialiste de la société peut être accomplie » ( MIR numéro 31 - été 1986).
Il est vrai que les perspectives avancées sont parfois contradictoires au point de donner le sentiment que la direction du Militant utilise deux langages. D'un côté elle évoque une voie pacifique vers le socialisme, de l'autre les combats futurs que devra mener la classe ouvrière pour balayer le capitalisme.
Ainsi, évoquant le retour futur du Parti Travailliste au pouvoir, et la politique anti-ouvrière qu'il ne manquera pas de mener, les dirigeants du Militant affirment que « toute tentative pour appliquer un programme de contre-réformes ou une nouvelle version du « Contrat Social » conduira inévitablement à une révolte de la base des syndicats et du Parti Travailliste ( ... ) Les ouvriers en viendront à comprendre la nécessité d'une alternative marxiste » ( MIR numéro 26). Le numéro suivant de MIR précise cette idée: « Dans la prochaine période, les militants ouvriers se tourneront de plus en plus nombreux vers le Parti Travailliste, faisant passer leurs combats syndicaux dans l'arène politique. Quelles que soient les manoeuvres de la direction, cela signifiera un nouveau glissement vers la gauche au sein du Parti Travailliste ». Et l'éditorial du même numéro ajoute: « La grande majorité des ouvriers travaillistes conscients soutiendra la lutte que mène le « Militant » pour transformer le Parti Travailliste en un instrument de combat pour changer la société ».
Si l'on s'en tient à ces dernières formulations, le Militant compte sur une radicalisation rapide de la classe ouvrière, dès qu'elle verra le gouvernement travailliste à l'oeuvre. Et c'est en s'appuyant sur cette radicalisation que le groupe compte être porté à la tête des luttes qui en résulteront.
Cette perspective, comme l'ont montré les événements qui ont suivi l'arrivée au pouvoir de Mitterrand en France en 1981, ou même l'arrivée des travaillistes au gouvernement en Grande-Bretagne dans les années soixante et soixante-dix n'a rien d'automatique, loin s'en faut. Ce n'est que l'une des hypothèses possibles, et pas la plus probable.
Mais en supposant même que cette radicalisation se produise, qu'en perdant ses illusions sur le Parti Travailliste la classe ouvrière se dresse pour faire face aux attaques qui la visent, cela suffira-t-il pour « transformer le Parti Travailliste en un instrument de combat pour changer la société » , c'est-à-dire, si les mots ont un sens, en parti révolutionnaire dont le Militant constituerait la direction ?
Il est difficile de concevoir comment un parti réformiste, dont les moindres rouages sont pourris par des décennies de collaboration de classe, pourrait se transformer d'un coup de baguette magique en parti révolutionnaire.
Mais en supposant que cela soit possible, il y faudrait à coup sûr toute la puissance d'une montée révolutionnaire, en même temps qu'une direction qui' sache et qui ait la volonté de s'appuyer sur la mobilisation des travailleurs, sur leur conscience, pour faire voler en éclat les mille liens qui attache le Parti Travailliste à l'État de la bourgeoisie.
Le Militant aura-t-il la capacité et la volonté politique de mener une telle politique jusqu'au bout ? Il est bien sûr impossible de préjuger de l'avenir. Mais au moins, les événements récents de Liverpool peuvent permettre de mesurer la volonté politique du Militant de mener la classe ouvrière au combat.
La « révolte » de Liverpool
Aux élections municipales de ami 1983, Liverpool passa pour la première fois depuis près de dix ans aux mains des travaillistes. L'organisation locale du Parti Travailliste était depuis longtemps un bastion du Militant qui en avait pris le contrôle après qu'une partie de l'appareil soit passée au Parti Social-Démocrate au lendemain de l'arrivée au pouvoir de Thatcher.
Dans le nouveau conseil municipal, le militant ne représentait qu'une minorité, mais c'était la seule force cohérente parmi les conseillers travaillistes. De plus il pouvait s'appuyer sur les organisations locales du parti - qu'il contrôlait - et sur son implantation dans les syndicats, en particulier chez les ouvriers municipaux.
La situation dont héritait la nouvelle municipalité n'était pas brillante. La ville, une des plus vieilles villes ouvrières du pays, comptait parmi les plus touchées par la crise. Au cours des quatre années précédentes, près de la moitié des emplois industriels de l'agglomération avaient disparu. Dans la même période, la politique du gouvernement Thatcher, qui visait à faire supporter le poids de la crise à la classe ouvrière, s'était traduite par une réduction brutale des subventions gouvernementales. A Liverpool, ces subventions, qui représentaient 62 % des ressources de la ville en 1979, n'en représentaient plus que 44 % en 1983. Les municipalités de droite précédentes ne s'en étaient tirées qu'au prix de plusieurs milliers de suppressions d'emplois parmi les travailleurs municipaux, de réductions des services publics et d'augmentations des loyers municipaux.
Sous l'impulsion du Militant, les candidats travaillistes avaient axé toute leur campagne électorale autour du slogan « ni réductions des services publics, ni suppressions d'emplois, ni hausse des loyers » et d'un programme de construction et de réhabilitation de logements municipaux.
Compte tenu de la réduction des subventions gouvernementales, il n'y avait qu'une seule façon de réaliser un tel programme : entrer en conflit ouvert avec les consignes gouvernementales en aggravant le déficit budgétaire de la ville. C'est ce qui fut fait, tandis que le Militant lançait toute une campagne pour gagner le soutien de la population à la « politique socialiste » de la municipalité.
Lorsqu'en mars 1984, le gouvernement Thatcher exigea une réduction des dépenses municipales qui auraient nécessité la suppression de 5 000 emplois municipaux, les travailleurs de Liverpool ne ménagèrent pas les démonstrations de soutien.
Pendant trois mois, meetings, réunions publiques du conseil municipal et manifestations se succédèrent. A deux reprises, la municipalité et l'intersyndicale des travailleurs municipaux - créée et animée par le Militant - appelèrent les travailleurs de la ville à une journée d'action. Outre les 32 000 travailleurs municipaux, des milliers de salariés de tous les secteurs d'activité répondirent à ces appels en se mettant en grève. Et la ville connut des manifestations d'une ampleur jamais vue depuis la guerre.
Finalement, le 9 juillet, le gouvernement recula. Il prit à sa charge une partie des dettes de la ville - 20 millions de livres - et lâcha une subvention supplémentaire de 8 millions de livres.
C'était un recul, certes, mais cela ne réglait rien. D'abord, pour combler le reliquat de son déficit, la municipalité dut augmenter les impôts locaux de 17 %. Mais surtout, le problème n'était que repoussé d'un an : non seulement le gouvernement ne s'était engagé à rien quant aux subventions de Vannée suivante, mais en fait, conformément à la réglementation édictée par Thatcher, on savait d'ores et déjà que ces subventions allaient être réduites par l'imposition de pénalités destinées à « punir » les municipalités trop « dépensières ».
Tout cela n'empêcha pas le Militant de saluer ce recul comme une « victoire magnifique » de la municipalité sur le gouvernement. Et il fallut attendre plus d'un an pour que le Militant finisse par reconnaître que cette « victoire magnifique » n'était en fait qu'un recul tactique de la part du gouvernement : alors que la grève des mineurs n'en était qu'à ses premiers mois, le gouvernement Thatcher voulait à tout prix éviter l'ouverture d'un second « front » social. Mais ce recul ne signifiait nullement qu'il renonçait à sa politique d'austérité, pas plus à Liverpool que dans les autres villes ouvrières.
L'année suivante, une fois les mineurs battus, le gouvernement Thatcher reprit l'offensive, de toute évidence tien décidé à faire payer à la municipalité de Liverpool ses concessions antérieures. Au mois de juin 1985, le ministère de l'intérieur annonça des poursuites judiciaires contre les conseillers travaillistes de Liverpool pour avoir adopté un budget comportant un déficit de 80 millions de livres. Ce fut le signal : bientôt, la municipalité trouva portes closes dans tous les établissements financiers auxquels elle s'adressait pour trouver des liquidités.
Dans les premiers jours de septembre, la municipalité annonça qu'elle serait en situation de cessation de paiement au plus tard en décembre. Quelques jours plus tard, elle annonçait l'envoi de préavis de licenciements aux 32 000 travailleurs municipaux de la ville. Le Militant a depuis donné l'explication de cette tactique incompréhensible: lorsque la ville serait arrivée au bout de ses réserves, elle aurait dû licencier ces travailleurs faute de pouvoir les-payer ; comme elle l'aurait fait sans préavis, elle aurait dû légalement leur verser 23 millions de livres d'indemnités que les conseillers auraient dû payer de leur poche en tant que responsables des finances du conseil ; en envoyant les préavis, les conseillers se protégeaient contre ce risque. Mais, ajoute le Militant, « il n'était pas possible d'expliquer les raisons tactiques plutôt compliquées de l'envoi des préavis, que ce soit aux travailleurs municipaux ou à la masse de la population de Liverpool ( ... ) Compte tenu de ces raisons, nous pensons que c'était une erreur » ( MIR, numéro 31).
Cette manoeuvre que le Militant jugeait ne pas pouvoir expliquer aux travailleurs, et à laquelle il a finalement dû renoncer sous la pression des travailleurs, lui a en fin de compte coûté cher. Le 16 septembre, Ian Lowes, membre de Militant et leader de l'intersyndicale des travailleurs municipaux, faisait adopter un mot d'ordre de grève illimitée à compter du 25 septembre, pour soutenir la municipalité. Mais l'affaire des préavis avait semble-t-il refroidi les travailleurs. Dans les syndicats, seuls les ouvriers votèrent en majorité pour la grève. Tandis que les adhérents du principal syndicat de cols blancs, le NALGO, votaient contre, et que les dirigeants des autres syndicats se jugeaient assez forts pour s'opposer au mot d'ordre sans consulter leur base. Finalement, le 24 septembre au soir, à 21 h 30, lan Lowes annulait le mot d'ordre de grève au nom de l'intersyndicale.
Désormais, les conseillers en étaient réduits à s'en remettre aux tribunaux pour échapper aux amendes exorbitantes qui les menaçaient. Sur, le plan financier, la municipalité s'en tirait par un programme de revente des biens municipaux, par des réductions dans les services publics et par un emprunt auprès d'un groupe de banques suisses. C'était l'échec, pour ne pas dire la défaite.
Une occasion manquée ?
Certains, dans l'extrême-gauche britannique, en particulier le SWP (Parti Socialiste des Travailleurs) ont reproché au Militant d'avoir annulé le mot d'ordre de grève du 25 septembre. Peut-être ont-ils raison ? Peut-être était-il possible, sur la base de la mobilisation des ouvriers municipaux - qui, selon ces critiques, était réelle - de mener le combat contre les attaques du gouvernement ?
Bien sûr, il aurait sans doute été difficile d'élargir le mouvement et d'en faire autre chose qu'un combat d'arrière-garde. C'est peut-être cela qui a fait reculer le Militant. Mais ce n'est même pas sûr. Car au point ou en était la situation, il n'y avait qu'une alternative : ou bien, en s'appuyant sur la mobilisation des ouvriers municipaux qui avaient voté la grève - ils étaient quand même plusieurs milliers - le Militant tentait de mener le combat jusqu'au bout de ce que les ouvriers eux-mêmes étaient prêts à faire; ou bien c'était la capitulation pure et simple, avec tout ce que cela comporte de démoralisant pour la classe ouvrière. Et c'est cette dernière solution qu'a choisie le Militant.
Mais, bien avant septembre 1985, le Militant avait déjà montré les limites de sa politique. Justement en attendant la dernière extrémité pour parler aux ouvriers le langage du combat. Or c'est entre mars et juin 1984 que la classe ouvrière de Liverpool était le mieux à même de répondre à un tel langage. C'est à ce moment-là que sa mobilisation a atteint son point le plus élevé. Et c'est surtout à ce moment-là que, en raison de la grève des mineurs, la situation offrait sans doute le plus de possibilités.
Lors des meetings organisés par le Militant en soutien à la municipalité de Liverpool, certains orateurs évoquaient l'exemple de la grève des camionneurs de Minneapolis que dirigèrent les trotskystes américains en 1934, au cours de laquelle ils entraînèrent derrière eux une grande partie de la population ouvrière de la ville. Mais justement, la situation de 1984 comportait peut-être de telles possibilités. C'est peut-être à ce moment, où la mobilisation des travailleurs de Liverpool était manifeste, que l'on pouvait les appeler au combat. Peut-être était-il possible de joindre leur lutte à celle des mineurs, d'en appeler aux travailleurs des nombreuses autres villes ouvrières touchées par les coupes budgétaires de Thatcher.
Bien sûr, tout n'était sans doute pas possible. Mais en s'appuyant sur la mobilisation de ces deux contingents de la classe ouvrière, à Liverpool et dans les mines, en leur permettant de joindre leurs forces, il était peut-être possible de faire faire une expérience nouvelle à la classe ouvrière, de lui montrer qu'en passant outre aux préjugés corporatistes, elle peut être plus forte, de former dans ses rangs de nouveaux militants pour les luttes à venir qui aient fait l'expérience de cette puissance, et qui s'en souviennent pour demain.
Cela, le Militant ne l'a pas tenté et ne l'a pas voulu. Il n'a pas voulu mobiliser les travailleurs en s'appuyant sur leur conscience, en les appelant à s'organiser contre le gouvernement. Au lieu de cela, le Militant s'est servi de la classe ouvrière de Liverpool comme d'une masse de manoeuvre qu'il faisait descendre dans la rue à0ul son gré, pour monter sa force, et s'en servir dans les négociations avec les émissaires du gouvernement. Exactement à la façon des dirigeants réformistes des syndicats qui sont capables de déclencher des grèves pour montrer leur force dans les négociations avec le patronat niés qui ne toléreraient jamais de laisser la moindre initiative aux travailleurs dans ce domaine.
Alors, bien sûr, le seul fait de tenter une telle politique, et encore plus d'y parvenir, aurait certainement conduit le Militant à un affrontement direct avec les dirigeants travaillistes et avec les dirigeants syndicaux, qui auraient vu avec inquiétude, voire avec crainte, les travailleurs unir leurs forces sans en passer par eux. Sans doute toutes les positions péniblement gagnées dans le Parti Travaillistes auraient-elles été mises en cause ou même perdues. Mais en échange, le Militant aurait sans doute gagné dans la classe ouvrière un crédit, pour ses idées et pour sa politique, qui lui aurait permis dans les luttes futures de se porter à sa tête, et de faire un pas en avant dans la construction d'un véritable parti révolutionnaire.
Des concessions... au réformisme
Mais à la voie de l'affrontement, le Militant a préféré la voie des concessions, en mentant aux travailleurs, en les endormant, en leur présentant comme une victoire ce qui n'était qu'une carotte destinée à endormir leur combativité.
A la lumière de ce choix, le double langage que tiennent constamment les dirigeants du Militant prend un autre éclairage.
Et on peut se demander si, après trente-cinq ans passés dans les rangs du Parti Travailliste, le langage du réformisme n'est pas devenu leur véritable langage. S'ils n'en sont pas à un point où les positons qu'ils ont acquises au sein du Parti Travailliste sont devenues plus importantes à leurs yeux que toutes les luttes de la classe ouvrière. Si, au nom de considérations tactiques obscures, destinées à préserver un avenir incertain, ils n'en sont pas à tourner le dos aux luttes bien réelles de la classe ouvrière.
Si tel est le cas, s'ils refusent d'assumer les responsabilités auxquelles ils prétendent aspirer vis-à-vis de la classe ouvrière pour se cramponner au trou qu'ils se sont creusé dans le Parti Travailliste, ils font en plus un mauvais calcul. Car les dirigeants travaillistes ne leur en seront pas plus reconnaissants. Pour eux, le Militant restera toujours un corps étranger marqué par une origine suspecte. Le Militant en a d'ailleurs reçu la preuve cuisante au cours de ces derniers mois, avec l'exclusion de la plupart des dirigeants de Liverpool ; la mise à l'écart de Macreadie, le nouveau secrétaire général du CPSA, à qui, malgré son élection, la droite du syndicat interdit d'exercer ses fonctions ; et les mesures plus récentes prises par la direction travailliste pour écarter de la direction des jeunesses travaillistes les cadres du Militant qui en faisaient partie.
Et surtout, si c'est le choix des concessions au réformisme que fait la direction du Militant, autant dire que tous les gains de ces dernières années, toutes les positions péniblement gagnées, tous les cadres qu'elle aura formés, l'auront été pour rien.
Car on ne forme pas une direction révolutionnaire en se limitant au cadre imposé par une politique réformiste.
Ce fut d'ailleurs tout le problème de Lénine et des dirigeants de l'internationale Communiste dans ses premières années, pour transformer les jeunes partis communistes, dont les militants avaient été formés dans les partis réformistes de la Ile Internationale, en véritables partis révolutionnaires.
Pour être à même de mener des luttes révolutionnaires, il ne suffit pas de se trouver confronté à une situation révolutionnaire. Aucune situation n'est révolutionnaire par elle-même, mais par le fait qu'elle peut permettre à une direction politique qui a la compétence et la volonté nécessaire, de mener la classe ouvrière jusqu'au bout de ses possibilités, c'est-à-dire jusqu'au pouvoir. Et cette compétence, seule l'expérience pratique peut permettre à une direction de l'acquérir, dans des situations qui ne sont pas révolutionnaires, en apprenant à s'appuyer sur la mobilisation des travailleurs pour les conduire au maximum de leurs possibilités du moment. C'est-à-dire en apprenant à mener une politique qui, inévitablement, à un moment ou un autre, conduira à l'affrontement avec les appareils réformistes.
Une direction qui, par avance, pour des raisons tactiques ou autres, fait le choix de limiter sa politique à ce qui est tolérable pour les appareils réformistes, ne peut acquérir cette compétence. Ce faisant, elle renonce à la lutte révolutionnaire.
Si l'exemple de Liverpool montre quelque chose, c'est justement l'impossibilité de construire une organisation révolutionnaire au sein d'un parti réformiste. Tant que le Militant n'était qu'un petit groupe, les dirigeants travaillistes l'ont toléré. Mais dès lors que le groupe a commencé à s'étoffer, dès lors qu'il s'est trouvé en position de jouer un rôle vis-à-vis de la classe ouvrière, même en faisant tout pour que cela soit acceptable aux yeux des dirigeants réformistes, le Parti Travailliste ne l'a plus toléré. Et cela n'a rien d'étonnant : les partis réformistes sont trop liés à la société capitaliste pour ne pas réagir immédiatement contre tout ce qui pourrait la menacer, surtout en temps de crise. Et l'erreur essentielle des dirigeants du Militant c'est justement de ne pas avoir compris cette caractéristique fondamentale du Parti Travailliste.