Colbert : la bourgeoisie reconnaissante19/08/20202020Journal/medias/journalnumero/images/2020/08/2716.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

Leur société

Colbert : la bourgeoisie reconnaissante

Le 23 juin, la statue de Colbert érigée devant l’Assemblée nationale a été aspergée de peinture rouge et décorée de l’inscription « Négrophobie d’État ». Cet acte voulait rappeler que le ministre de Louis XIV avait été l’inspirateur du sinistre Code noir réglementant l’esclavage dans les colonies françaises.

Les défenseurs de l’ordre sont aussitôt montés au créneau dans une belle unité. Gauche et droite, historiens et journalistes, philosophes de bistro et d’académie ont salué la mémoire du grand homme d’État. Tous expliquent que, au-delà de la tragédie de la traite négrière, il faut se souvenir de l’œuvre de Colbert en tant que grand administrateur. Mais, pas plus qu’on ne peut séparer un œuf d’une omelette battue, on ne peut isoler le rapt, la vente et la mise en esclavage de millions de Noirs africains de la formation du capitalisme au 17e siècle, ni Colbert l’esclavagiste de Colbert le ministre omnipotent.

Traite négrière et boom économique

Jean-Baptiste Colbert a été le principal ministre de Louis XIV de 1661 à sa mort en 1683, alors que trois puissances, la Hollande, l’Angleterre et la France, s’affrontaient pour dominer les routes commerciales mondiales. Plus les profits escomptés grandissaient, plus les moyens investis pour la guerre sur mer s’accroissaient. Dès le début de l’exploitation de la canne à sucre aux Antilles, en 1641, immédiatement suivi du début de la traite négrière pour fournir des bras aux plantations, les profits s’annonçaient colossaux.

Les comptes d’un navire négrier, transportant de la pacotille depuis la France jusqu’à l’Afrique de l’Ouest, l’échangeant contre des esclaves, transportant ces derniers aux Antilles pour les vendre, puis revenant en France chargé de sucre, montrent un profit de 60 %.

Dans la République libre de Hollande, banquiers et commerçants formaient eux-mêmes l’État. Leurs homologues anglais venaient d’accéder au pouvoir politique par une révolution. En France, la montée en puissance de la bourgeoisie se fit sous l’aile de l’État, plus particulièrement de Colbert. Les trois pays eurent recours aux mêmes politiques, usant des mêmes moyens.

Pour pallier le manque de liquidités et le peu de goût du risque de ceux qui en détenaient, Colbert créa des compagnies. L’État orientait ainsi le commerce dans des voies prometteuses et garantissait les placements. Il y eut deux compagnies commerciales spécialisées dans la traite des esclaves. Pour rationaliser l’exploitation de ces derniers, Colbert prépara le Code noir. Il n’a pas simplement réglementé l’esclavage, il l’a promu jusqu’à en faire un système.

Les profits tirés du travail des esclaves devinrent le pivot autour duquel s’organisa l’économie. Des manufactures furent créées pour produire la marchandise à échanger contre les esclaves, le matériel pour armer les bateaux de commerce et de guerre, les matériaux pour leur construction et leur réparation. Des sociétés furent fondées pour bâtir les chantiers navals, les ports, les docks et les canaux, pour forger les canons, produire la poudre et les voiles, les cordages, etc. Des villes arsenaux, comme Rochefort, Toulon et Brest, sortirent de terre. Des navires toujours plus grands, portant toujours plus de canons, sortaient des arsenaux dans une véritable course aux armements.

La guerre commerciale pour dominer les routes maritimes, les ports stratégiques et les îles plantées de canne à sucre, s’embrasa en une guerre permanente, sur terre et sur mer. À la mort de Colbert, la France pouvait aligner 256 navires de guerre et 54 000 hommes d’équipage. Les routes de la traite et du sucre étaient bien gardées, au moins durant les brèves périodes entre deux guerres ouvertes.

Politique d’État et fortunes privées

Colbert créa l’administration nécessaire à la mise en œuvre de cette politique. Cette administration était une pompe aspirant les deniers du peuple et les refoulant vers les caisses des puissants. Les marchés étaient en effet bien souvent confiés à des entrepreneurs privés qui y firent leur fortune. Ainsi, ce ne sont pas seulement les quelques familles ayant directement investi dans la traite ou le sucre qui se sont enrichies par le sang des esclaves. C’est toute une classe sociale qui s’est constituée de la sorte.

Ni l’œuvre de Colbert ni le développement de la bourgeoisie ne s’arrêtent à l’esclavage aux Antilles. Avec la même application, Colbert s’employa à constituer à domicile une classe d’exploités pour l’industrie naissante. « Lorsque les peuples gagnent leur vie par la manufacture, ils sont assurément plus obéissants aux autorités spirituelles et temporelles », écrivait-il. Pour contraindre les miséreux à travailler aux conditions offertes et pour leur apprendre à le faire, Colbert prohiba la mendicité et le secours aux nécessiteux. On les prenait parfois en chasse, jusqu’aux enfants de dix ans, pour les envoyer travailler dans des ateliers prisons dépendant des asiles pour pauvres, car « les manufactures des hôpitaux doivent être partout encouragées, il n’y a rien qui soit plus important pour bannir la fainéantise et l’oisiveté parmi le peuple ». Le carcan, le pilori, le fouet ou les galères menaçaient les récalcitrants. Le grand ministre commençait ainsi, à coups de trique, la formation du prolétariat moderne.

Marx nomme « accumulation primitive du capital » cette période de l’essor de la bourgeoisie, principalement marquée par l’esclavage de masse aux colonies et la prolétarisation brutale en Europe, expliquant que ce vol à grande échelle a dégagé le capital nécessaire à la révolution industrielle. Il est, selon ses mots, « né couvert de boue et de sang de la tête aux pieds ».

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