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Russie : à propos du film « Chers camarades ! »

à propos du film « Chers camarades ! »

Une fois n’est pas coutume, un film, Chers camarades ! d’Andreï Kontchalovski, sort dans les salles, qui traite d’une révolte ouvrière. Survenue en URSS en juin 1962, le film rappelle ce qui la déclencha – des baisses de salaire couplées à de fortes hausses de prix – et comment la soldatesque du Kremlin l’écrasa.

Diffusé ici un an après sa sortie à Moscou, du fait de l’épidémie, ce film a fait se récrier tous ceux qui, en Russie, se sentaient mis en cause. Cela va du parti communiste russe KPRF, qui ne veut pas qu’on rappelle les crimes contre la classe ouvrière d’un passé qu’il encense, aux partisans de Poutine, qui dénoncent là une entreprise de dénigrement de la Russie et de son État.

Kontchalovski, s’il ne passe pas pour un de ses partisans, n’est pas non plus un adversaire virulent du pouvoir russe, à l’ombre duquel il a grandi sous Staline, alors que son père avait écrit pour ce dernier les paroles de l’hymne officiel et a travaillé notamment sous Brejnev. C’est en se plaçant du point de vue de ce milieu, celui des privilégiés du régime d’alors, qu’il a choisi de traiter les événements de juin 1962.

Ses personnages principaux appartiennent tous à la bureaucratie et la défendent. On assiste aux hésitations de certains d’entre eux (faire tirer à balles réelles ou pas), tandis que s’étale leur mépris de caste pour les ouvriers (« tous des ivrognes »). On les entend regretter Staline (« Il n’était pas comme Khrouchtchev, il faisait régner l’ordre »), idéaliser le stalinisme (« à l’époque, les prix baissaient »… pour quelques articles réglementés). Mais ils se consolent, car les « colis » spéciaux sont toujours remis aux membres de l’appareil « derrière le comptoir », qui reste vide pour l’ouvrier ou la retraitée.

Le réalisateur fait aussi deviner ce que recouvrent les calomnies du Kremlin sur la moitié des grévistes traités de repris de justice : de très nombreux travailleurs avaient été envoyés en prison sous Staline, parfois pour seulement deux retards à l’usine.

Et il y avait la foule de ceux que la déstalinisation avait sortis des camps, mais qui restaient bannis des grands centres et donc condamnés à trouver du travail dans des villes comme Novotcherkassk.

Les ouvriers, dont ce film ne dresse aucun portrait individualisé, sont dépeints comme une masse révoltée par les décisions et le train de vie des « chefs ». Comme sur les rares photos des événements, ils marchent sur le comité du parti, drapeaux rouges et portraits de Lénine en tête, avec des pancartes
« Khrouchtchev à la casserole ».

On sent la crainte de tous ces bureaucrates face aux ouvriers quand ils se dressent. Après les avoir massacrés, ils font tout pour effacer les traces de leur crime : ils font réasphalter les rues d’où le sang ne part pas ; ils enterrent clandestinement des dizaines de leurs victimes ; ils exigent des survivants qu’ils s’engagent par écrit, sous peine de mort, à taire tout ce qu’ils ont vu et qui est classé secret d’État.

Kontchalovski n’a rien inventé : son scénario, ses images « collent » avec ce que l’on connaît de ce massacre, que les héritiers politiques, et souvent sociaux, des assassins de 1962 voudraient renvoyer aujourd’hui à l’oubli.

En choisissant ce sujet, a-t-il voulu régler des comptes avec des cercles du pouvoir, ou laver la caste dirigeante actuelle d’une responsabilité collective dans les répressions d’hier – ce que tentent tant de films russes actuels, ou Poutine lui-même, qui est allé s’incliner à Novotcherkassk en 2008 ? Finalement peu importe, Chers camarades !, par ce qu’il donne à voir, et avec talent, est un film à voir.

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