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Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - La situation intérieure
La première moitié de l'année écoulée a été presque exclusivement marquée par l'échéance de l'élection présidentielle d'avril-mai.
Jusqu'au premier tour de l'élection présidentielle, le fait le plus notable de la situation politique restait d'un côté la chute des voix du Parti Communiste, passé de 20% des voix en 1978 à 10% en 1986 et que les sondages créditaient de 5% voire moins pour le scrutin d'avril 1988 ; de l'autre côté, la montée électorale du Front National de Le Pen, passé de moins de 1% des voix avant 1981 à 10% à partir de 1983 et pour qui les sondages pronostiquaient une nouvelle remontée en 1988.
Dans ce contexte, nous nous sommes présentés à cette élection présidentielle sans illusions sur le score que nous pouvions obtenir. Mais nous avons tenu à maintenir notre présence politique dans cette campagne électorale afin de nous préserver la possibilité de capitaliser politiquement une remontée ultérieure du mouvement ouvrier. En outre, si changement d'opinion il y avait eu au sein de la classe ouvrière avant le scrutin (et nous ne pouvions exclure cette éventualité), il nous appartenait de faire en sorte qu'une telle radicalisation éventuelle puisse s'exprimer politiquement de la façon la plus claire possible, sur notre candidature, et que ce ne soit pas un parti réformiste comme le PCF qui en tire tout le bénéfice en enlevant à cette radicalisation toute signification révolutionnaire.
C'est pour les mêmes raisons que nous nous sommes refusés à nous raccrocher à des courants non-prolétariens prétendûment en quête de « renouveau idéologique », et à faire le même choix que la LCR qui a renoncé à sa propre candidature, celle d'Alain Krivine, pour soutenir celle de Pierre Juquin, le « rénovateur communiste ». Au-delà même de ce que disait Juquin ou pas, personne n'aurait interprété les voix qui se seraient portées sur lui comme un signe de radicalisation ouvrière. Au cas même où la LCR ne se serait pas trompée sur l'ampleur du courant Juquin, et où Juquin aurait fait un score relativement important quand le Parti Communiste, en la personne de Lajoinie, aurait perdu des voix, un tel résultat n'aurait été interprété que comme un déplacement des voix du PCF vers quelqu'un qui se situait entre le PC et le PS, c'est-à-dire à sa droite.
Si Juquin avait réussi une telle percée électorale, il aurait aussitôt utilisé ses voix pour des combinaisons parlementaires ou gouvernementales. Les répercussions politiques d'un bon score de Juquin n'auraient à aucun égard été favorables aux travailleurs. Voilà ce qui nous a fait considérer comme une faute politique le fait de militer pour sa candidature ou de faire alliance avec lui.
Au bout du compte, Juquin a fait un score à peine supérieur au nôtre (2,1% et 1,99% pour Arlette Laguiller), c'est-à-dire même bien faible de toute façon, pour sembler justifier le renoncement politique de la LCR.
Le sens de notre candidature dans cette élection a consisté à demander aux travailleurs de faire un choix de classe en se prononçant pour Arlette Laguiller. Nous leur avons demandé de refuser d'être les seuls à se laisser abuser par les étiquettes « droite », « gauche », qui ne servent qu'à masquer l'appartenance de classe des hommes politiques de la bourgeoisie.
Le contenu de classe de notre campagne a consisté à permettre aux travailleurs d'exprimer dans cette période de crise et de chômage leur droit à la vie, leur refus de la baisse des salaires, du chômage et des licenciements, tout en se prononçant pour une candidature authentiquement prolétarienne.
Au premier tour de l'élection présidentielle, Mitterrand a recueilli 34,11% des voix, soit plus de 8% par rapport au premier tour de 1981. Mais pas plus qu'en 1981, il n'y a eu de déplacement des voix à gauche, bien au contraire.
Le plus inquiétant a été d'un côté, avec un score de 6,76%, un nouveau déclin électoral du Parti Communiste au profit de Mitterrand, par rapport aux législatives de 1986 ; et de l'autre, la nouvelle montée de Le Pen qui, avec 14,38% des voix, accroissait le score du Front National en 1986 de 4,68%, au détriment de Chirac et Barre.
Notre score s'est lui-même un peu tassé : Arlette Laguiller a fait 1,99% des voix avec 605 107 voix en 1988, alors qu'elle avait fait 2,2% avec 668 057 voix en 1981.
Le deuxième tour de l'élection présidentielle, le 8 mai 1988, a abouti à la réélection de François Mitterrand contre Jacques Chirac, avec 54,02% des voix. Mitterrand a rassemblé sur son nom nettement plus que le total des voix considérées comme de gauche au premier tour, même en y ajoutant les voix écologistes. C'est-à-dire qu'une fraction significative de l'électorat de droite a préféré Mitterrand à Chirac.
Devant les hésitations des leaders de la droite face aux offres d'ouverture du nouveau gouvernement Rocard, Mitterrand a pris la décision de dissoudre l'Assemblée et de procéder à de nouvelles législatives dans la foulée de sa victoire à l'élection présidentielle.
A l'annonce de ces législatives, nous avons fait une démarche au nom d'Arlette Laguiller auprès du Parti Communiste : nous lui avons proposé une plate-forme commune s'adressant aux travailleurs du pays et affirmant que c'est la généralisation des luttes qui pourrait satisfaire les revendications légitimes les plus urgentes du monde du travail (le SMIC à 6 000 francs, l'augmentation générale et uniforme des salaires d'au moins 1 000 francs mensuels, l'interdiction des licenciements en prenant l'argent nécessaire sur les biens accumulés par les actionnaires).
Sur la base de cette plate-forme nous proposions aussi une répartition des circonscriptions où le PCF se serait présenté s'il l'avait souhaité dans 480 circonscriptions et où Lutte Ouvrière n'aurait présenté que 75 candidatures, pour tenir compte de l'influence locale du PCF. Chaque organisation aurait appelé alors à voter pour l'autre dans le cadre d'une telle plate-forme commune. Dans sa déclaration notre camarade affirmait que seule la réalisation d'un tel accord aurait pu faire revenir Lutte Ouvrière sur son intention de ne pas participer à cette élection.
Le PCF n'a pas jugé bon de répondre (sinon indirectement pour dire aux journalistes : « au premier tour chacun pour soi » ), et nous avons donc pris la décision de ne pas présenter de candidats dans ces législatives que nous considérions pour nous sans enjeu. L'intérêt de la campagne, vu le scrutin majoritaire à deux tours, n'aurait été que propagandiste ; or les possibilités offertes par les législatives, sept minutes d'émission officielle à condition de présenter au moins 75 candidats, étaient bien plus faibles que celles offertes par la présidentielle (une heure et dix minutes d'antenne). Par ailleurs, la situation politique restait inchangée par rapport à celle de la campagne de l'élection présidentielle. Nous n'aurions pu que nous répéter, ce qui ne justifiait pas l'effort militant d'une campagne électorale onéreuse et qui plus est précipitée.
La victoire présidentielle de Mitterrand n'a pas été suivie par « une vague rose » aux législatives et une majorité absolue à l'Assemblée comme en 1981. A l'issue du second tour, le PS et ses alliés « de la majorité présidentielle », totalisèrent 276 députés, contre 271 députés de droite. Il leur manquait treize sièges pour avoir la majorité absolue. N'en déplaise sans doute aux députés socialistes, l'objectif de Mitterrand n'était pas forcément d'obtenir une majorité absolue pour le Parti Socialiste dans cette nouvelle Assemblée (Mitterrand n'avait-il pas dit dans sa campagne qu'il ne voulait pas « qu'un seul parti gouverne » ?), mais d'empêcher seulement que la droite soit majoritaire, afin que le PS soit en position de convaincre un certain nombre de députés de droite rebaptisés centristes, de jouer le jeu de l'ouverture, c'est-à-dire la participation gouvernementale avec les socialistes, tout en faisant avec eux une majorité parlementaire.
En fait, Mitterrand et Rocard n'auront réussi qu'à partager la droite sur la question de l'ouverture. Car les choix politiciens du moment sont aussi conditionnés par l'échéance prochaine des municipales. Les principaux leaders de la droite sont sans aucun doute tentés de revenir au gouvernement rapidement en s'en partageant les postes avec le PS dans un premier temps. Seulement, il y a moins de postes de ministres (même dans les gouvernements pléthoriques constitués par le PS) que de positions, de postes, de fiefs assurés par les élections municipales, surtout dans les grandes villes, pour toute la masse des notables de la droite. Quant à l'électorat de droite, il est moins concerné par « l'ouverture » que ses leaders. Le résultat, c'est que mis à part Barre et ses protégés plus quelques personnalités isolées du RPR, les hommes de droite préfèrent encore se faire prier. Et il y a toutes les chances pour que les projets d'ouverture à droite de Mitterrand et Rocard soient gelés au moins jusqu'aux municipales de mars 1989.
Le fait politique marquant de ces législatives de juin 1988 aura été d'abord la remontée du score du Parti Communiste par rapport à celui de Lajoinie à la présidentielle (11,32% des suffrages exprimés, contre 6,76% pour Lajoinie), le PC retrouvant le nombre de voix qu'il avait faites aux législatives de 1986. Difficile de dire si cela annonce une remontée durable de l'électorat du PC. En attendant, les 27 députés du PC peuvent être nécessaires au PS pour obtenir la majorité sur certains votes. Toujours est-il que le gouvernement PS a jugé opportun de changer le règlement de la Chambre et de permettre au PC avec 27 députés seulement (au lieu de 30) de constituer un groupe parlementaire.
A ces législatives, le PC aura donc à nouveau dépassé le score du Front National qui lui, cette fois, repasse sous la barre des 10%, retrouvant lui aussi son score de 1986, mais en faisant le chemin inverse, en perdant presque 5% des voix de Le Pen à l'élection présidentielle. Les cantonales de fin septembre ont confirmé cette tendance (bien qu'il soit hasardeux de généraliser à partir de simples cantonales), le PC y améliorant légèrement son score de 1985, et le Front National ne faisant que 5,4% des voix alors qu'il avait fait 8,9% aux cantonales de 1985. Le fait d'être pratiquement éliminé de la scène parlementaire en juin (le Front National n'avait plus qu'un seul député) n'a sans doute pas contribué à renforcer la fidélité politique de ses notables locaux.
En guise de premier gage politique susceptible de convaincre les hommes de droite d'accepter les offres d'ouverture du gouvernement socialiste, Rocard s'est dépêché en juin dernier de parrainer la réconciliation de Tjibaou et Lafleur autour d'un accord garantissant tous les privilèges des colons européens en Nouvelle-Calédonie.
Il a obtenu dans cette affaire la collaboration officieuse de Raymond Barre qui s'est porté garant de Lafleur, comme Rocard se portait garant de Tjibaou. Les « Accords Matignon » signés le 26 juin, qui prolongeaient pour dix ans le statut colonial de l'île, ont reçu dans un premier temps le soutien de pratiquement toute la droite traditionnelle. Rocard crut même pouvoir en faire un objet de consensus, et une opération de politique intérieure, en organisant un referendum national sur la question pour l'automne. Mais le RPR n'a pas jugé bon de faire un tel cadeau politique à Rocard, et a finalement appelé à l'abstention pour le referendum du 6 novembre. Et ce qui était parti, malgré le fort taux d'abstentions prévu par tout le monde, pour être un succès personnel de Rocard, s'est transformé en échec personnel de celui-ci malgré les 80% de OUI obtenus sur les votants (il y eut près de 63% d'abstentions).
En ce qui nous concerne, nous avons dénoncé l'escroquerie politique à l'égard du peuple kanak qu'ont constituée les Accords Matignon et le referendum qui devait les entériner. Nous avons pris position pour l'abstention. Mais nous n'avons pas jugé utile de mener une campagne politique militante contre ce referendum, dans la mesure où il a rencontré l'indifférence quasi générale des travailleurs, d'autant que ni la presse, ni la radio, ni la télévision ne nous aurait donné le temps d'expliquer notre point de vue de façon à permettre aux gens de distinguer notre démarche d'abstention de celle du RPR. Mis à part ce que nous avons écrit dans notre hebdomadaire, nous nous sommes donc contentés de consacrer deux éditoriaux des bulletins d'entreprise à ce sujet, l'un à l'annonce du scrutin début septembre, l'autre la semaine précédant le scrutin.
Depuis le début du mois d'octobre, ce sont les conflits sociaux qui marquent la situation politique intérieure française.
La grève des infirmières a été le premier mouvement social d'envergure qui a contraint le gouvernement à céder quelque peu sur les salaires, alors qu'au premier semestre les conflits, notamment ceux de Chausson et de la SNECMA, se heurtaient toujours à l'intransigeance du gouvernement et des patrons et à leur volonté de maintenir sans l'assouplir la politique de blocage des salaires.
Le reste de la classe ouvrière a noté que le gouvernement avait cédé partiellement sur les revendications de salaires des infirmières. Il s'en est suivi une certaine effervescence dans certains secteurs des services publics et un certain nombre de grèves, y compris dans les entreprises privées, petites ou moyennes, dans différents endroits du pays.
Rien d'explosif jusqu'à présent. Mais cela a suffi, semble-t-il, pour inquiéter le patronat et pour que le CNPF demande au gouvernement de se montrer plus souple en matière de salaires dans la fonction publique et qu'il conseille aux patrons de lâcher un peu de lest, sous forme d'augmentations individuelles et non d'augmentations générales quand c'est possible. Dans la fonction publique le gouvernement a effectivement cédé un tout petit peu plus que le blocage rigoureux pratiqué jusqu'ici ne l'avait prévu. Mais ce petit rien, qui a justifié la signature d'un accord par certains syndicats, n'est-ce pas juste de quoi - sans doute - renforcer le mécontentement des fonctionnaires ?