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Pologne - La politique anti-ouvrière de Solidarité
Le coup d'arrêt donné aux grèves du mois d'août par Lech Walesa qui, en quelques jours, a réussi à faire reprendre le travail dans tout le pays, et les rencontres officielles entre Walesa et le ministre de l'Intérieur, Kiszczak, rencontres qui étaient destinées à préparer une « table ronde » sur l'ensemble des problèmes auxquels est confrontée la Pologne, y compris le rôle de Solidarité, témoignent qu'au moins du côté des dirigeants de Solidarité, on est prêt à envisager une collaboration.
Walesa a déclaré avoir pris des risques en acceptant d'arrêter les grèves et de sauver la mise à Jaruzelski, mais c'est aux travailleurs qu'il a fait payer le coût de ce pari, simplement pour saisir l'occasion de prouver aux autorités son utilité, voire pour démontrer que lui-même, en tant que représentant de Solidarité, était indispensable au pouvoir.
Car le combat de Walesa ne se place pas, quoi qu'il en dise, sur le terrain des intérêts matériels ou politiques des travailleurs ni même du peuple polonais tout entier. Walesa, comme les dirigeants de Solidarité les plus en vue, se place sur la perspective, à long terme bien sûr, mais la perspective quand même, d'un glissement vers l'Ouest de la Pologne, et politiquement, et économiquement. Oh bien sûr, ils sont réalistes. Ils savent que cela ne peut pas se faire immédiatement, ni d'un coup. Alors ils veulent bien être patients et prudents, composer avec le régime, et y compris en son sein, aussi longtemps qu'il le faudra, pour que la Pologne ait la force et les moyens de s'éloigner de l'URSS. Alors la politique de Solidarité est de proposer une politique « libérale », au sens capitaliste du terme, de « redressement » de la Pologne ; pour qu'en échange d'une reconnaissance démocratique à l'occidentale, Solidarité puisse se proposer comme une force susceptible de remettre la classe ouvrière au travail et de lui faire accepter des sacrifices supplémentaires, même dans le cadre du régime actuel. Et cela tout en permettant une différenciation sociale accrue grâce à la libéralisation à l'occidentale de l'économie.
C'est dire que si Walesa arrivait à ses fins, la combativité, le courage, l'énergie des travailleurs polonais serviraient de marche-pied à des hommes qui veulent changer le régime politique de la Pologne dans un sens pas forcément progressif, et pour cela sont prêts à venir en aide au pouvoir pour tenter d'imposer aux travailleurs de se serrer de plus en plus la ceinture.
Le pacte « anti-crise » de Solidarité
Encore une fois, c'est la politique de Solidarité qui est en cause. Elle ne date pas d'aujourd'hui. Les dirigeants de Solidarité ont toujours affiché leur nationalisme polonais et leurs liens avec l'Eglise. Ils ont toujours offert de collaborer avec le pouvoir à des réformes permettant d'aboutir à un consensus étatique pour, disent-ils, sortir la Pologne de la crise. Les rapports de Solidarité avec l'Eglise, l'admiration non dissimulée de certains de ses dirigeants, dont Walesa, pour le dictateur nationaliste des années 30, Pilsudski, sont absolument significatifs d'une politique qui n'est pas au service du prolétariat, même si ce sont les grandes grèves ouvrières de 1980 qui lui ont permis de s'exprimer au grand jour.
Bien avant les grèves de cet été, le débat sur les réformes économiques proposées par Jaruzelski et soumises au référendum le 29 novembre 1987 avait été l'occasion pour la direction de Solidarité de préciser sa politique et d'affirmer que face à la crise, sa politique économique n'était guère différente de celle prônée par Jaruzelski, ce qui revient à faire des offres de service.
En avril 1987, la direction de Solidarité rendait publique la « Position du syndicat Solidarité sur la situation et les voies de transformation de l'économie polonaise » dont tous les commentateurs s'accordent à considérer qu'elle constituait un rapprochement très net avec les thèses du gouvernement. C'est que Jaruzelski comme Walesa recherchent des solutions à la crise en regardant vers les économies occidentales ! A la fois pour augmenter leurs rapports avec l'Occident (et rien ne dit que Jaruzelski, comme bien d'autres dirigeants des pays du glacis de l'Union soviétique, y soit vraiment opposé) et ensuite pour s'allier l'intelligentsia et toutes les couches économiques les plus favorisées qui pourraient tirer profit d'une telle occidentalisation, même si cela doit se traduire par un appauvrissement accru des travailleurs et des masses populaires.
C'est ainsi que Solidarité demande qu'une plus belle part soit reconnue au secteur privé : « Nous exigeons, déclare-t-elle, une réforme profonde qui créera l'égalité de tous les secteurs de propriété en rejetant les dogmes doctrinaires ; une réforme qui limitera la fonction de l'État, en rendant aux mécanismes du marché le rôle fondamental (...) »
Et quand Solidarité ajoute : « C'est une vision de dur labeur et d'épargne, mais pour soi et avec une perspective d'amélioration » , c'est bien sûr le fond de la pensée de ses dirigeants, mais c'est aussi et là encore une offre de service au pouvoir en disant en substance, avec notre aide et celle de l'Eglise, cette occidentalisation pourra se faire pratiquement sans que les Russes n'y puissent rien et sans que le prolétariat ne réagisse.
Et toute l'argumentation de Solidarité est destinée à convaincre le pouvoir qu'il doit accepter dans son propre intérêt ces offres de collaboration : « Plus cela tardera à se réaliser et plus les coûts seront importants et la réforme difficile. (...) Nos propositions se fondent sur les acquis des sciences économiques contemporaines et sont en accord avec la doctrine sociale de l'Eglise. (...) Solidarité, lors de son congrès de Gdansk en 1981, s'est prononcé en faveur d'une entente sociale autour de la réforme afin de sortir l'économie de la crise. Nous répétons ces mots aujourd'hui malgré tout. (...) C'est une chance pour le gouvernement mais cela exige de sa part le sens des responsabilités, du courage et de l'imagination. Devant les dangers qui nous menacent, afin d'éviter la catastrophe qui vient, tous doivent placer au premier plan l'intérêt suprême du pays et de la nation ».
Ainsi, pour remédier à la paralysie de l'économie polonaise, Solidarité prétend supprimer la gabegie bureaucratique - avec la collaboration des couches dirigeantes - en la remplaçant par le marché libre. Mais à supposer que le gouvernement accepte de s'engager dans une telle politique, celle-ci, dans le contexte de la crise économique internationale d'un système capitaliste qui contribue plus que tout à étrangler l'économie polonaise, serait bien incapable de remettre l'économie sur pied. Alors qu'une grande partie de la plus-value produite par les travailleurs polonais est transférée aux banquiers occidentaux, la « solution nationale » de Solidarité ne peut aboutir qu'à changer la forme de la misère des masses, voire à l'aggraver, mais certainement pas à supprimer cette misère.
Pour les travailleurs, cela peut surtout avoir des effets négatifs dans la mesure où le plan bureaucratique et le rationnement forcé procurent malgré tout aux plus démunis un minimum que les lois aveugles du marché ne garantiraient même pas.
Pas plus avec les réformes prônées par Walesa que dans le système polonais d'aujourd'hui, les travailleurs ne travailleront pour eux : ils travailleraient de toute façon pour les banquiers occidentaux et pour les couches dirigeantes et les profiteurs locaux.
Le pacte anti-crise, ainsi qu'on l'a appelé, que Solidarité propose au régime, c'est une autre façon, que nous connaissons bien en Occident, de faire payer la crise à la classe ouvrière.
D'ailleurs, le 22 août dernier, Adam Michnik, l'un des conseillers de Solidarité, comparait, dans une interview à l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, le pacte anti-crise que prône Solidarité au pacte de la Moncloa par lequel la gauche espagnole et les dirigeants syndicaux se sont engagés à accepter l'austérité pour la classe ouvrière :
« Il s'agit d'élaborer le programme-Solidarnosc pour l'époque péréstroïka. Un programme qui respecte la réalité internationale et tienne compte de la réalité spécifiquement polonaise. Un programme qui prévoit une réforme du système avec une visée révolutionnaire : le passage de l'ordre stalinien à un ordre démocratique. L'histoire récente de l'Europe offre un exemple : le passage de l'Espagne de la dictature à la démocratie. La victoire a été précédée par un pacte anti-crise pour des réformes politiques, qui a fixé les règles d'un compromis et amené une loi électorale démocratique.
L'élite du communisme polonais pourra-t-elle produire une force d'imagination semblable àcelle de l'élite de Franco à l'époque ? Et les élites de Solidarnosc pourront-elles montrer les mêmes capacités au compromis que l'opposition espagnole autrefois ?
En somme, le communisme actuel est-il aussi réformable que le régime de Franco ? »
Avec ce genre de raisonnement, on pourrait tout aussi bien affirmer que le rétablissement de la monarchie est aussi une nécessité pour démocratiser la société ! Mais ce qu'oublie de dire Michnik, c'est que la politique appliquée par les partis espagnols se réclamant de la classe ouvrière, pour « sortir le pays de la crise » disaient-ils eux aussi, s'est soldée pour la classe ouvrière par une baisse importante de son niveau de vie au cours des dix dernières années.
Les dirigeants de Solidarité réclament donc de « participer à la définition et à la réalisation de ces réformes économiques » . Et leur argument majeur vis-à-vis du régime, c'est que seule Solidarité a le crédit voulu pour faire accepter une telle politique aux travailleurs. « Pour réussir la réforme économique et reconstruire le pays, il nous faudrait un gouvernement susceptible de se gagner la confiance des Polonais, donc au moins une large et authentique coalition » écrivait Jacek Kuron en mai 1988. Ce qui, en termes choisis, est bien une offre de collaboration avec le régime pour tenter de faire avaler la pilule - amère - à la classe ouvrière.
Solidarité avait certes appelé les Polonais à s'abstenir lors du référendum du 29 novembre 1987 en réaffirmant son manque absolu de confiance dans les dirigeants du pays, mais en se gardant bien de critiquer le fond des réformes économiques proposées. Et bien que les résultats du référendum constituèrent un camouflet pour le gouvernement (45 % de oui seulement, 23 % de non et 32 % d'abstentions), Walesa se contenta de constater que « la société polonaise est profondément divisée » et il en profita pour renouveler ses offres de service à Jaruzelski en lui proposant de s'adresser « en commun » au peuple pour lui demander « de sauver la Pologne » . La direction de Solidarité semblait presque aussi désolée que le gouvernement lui-même des résultats du référendum, sentiment exprimé ainsi par Geremek, le principal conseiller de Walesa : « C'est un échec pour tout le monde, car les autorités ont compromis l'idée de référendum et celle de réformes ».
La combativité des travailleurs sert de monnaie d'echange a Walesa
Malgré l'échec du référendum, le gouvernement mit en application son programme de hausses des prix : le 1e février 1988, les prix des produits alimentaires et de première nécessité augmentaient de 40 à 50 %, le 1e avril, c'était les tarifs de l'électricité qui augmentaient de 100 % et le prix du charbon de 200 %.
Là encore, l'attitude de la direction de Solidarité a illustré sa volonté de modération. Et Jacek Kuron écrivit le 25 mai : « La position de la direction syndicale (...) peut se résumer ainsi : si les travailleurs voulaient faire grève pour défendre leur pouvoir d'achat, Solidarnosc dans l'entreprise devait les soutenir et les aider à s'organiser. Mais les hausses de salaires ne résoudraient rien, soulignait-on, les seuls remèdes étaient politiques. Solidarnosc n'appelait donc pas à la grève mais apportait son soutien, tout en ouvrant d'emblée une perspective allant au-delà des revendications salariales » . Pour qui ? Pour les travailleurs ? Ou pour l'Eglise, les classes favorisées et l'appareil d'État ? Solidarité se garde de le dire. L'ancien conseiller de Solidarité, Tadeusz Mazowiecki, affirme de son côté : « Le syndicat ne pouvait tout simplement être l'organisateur de ces grèves. Là où elles ont éclaté, il s'est comporté avec sagesse ».
De fait, les grèves d'avril-mai ont éclaté spontanément sans que Solidarité, même au niveau local, soit à l'initiative de leur déclenchement. Partie le 25 avril des conducteurs de bus de Bydgoszcz - où Solidarité n'existait pas - la grève, essentiellement sur les salaires, s'est étendue à une douzaine d'entreprises du pays, dont le complexe sidérurgique de Nowa Huta près de Cracovie, et les chantiers navals de Gdansk à partir du 2 mai. Bien que limité, c'était le mouvement gréviste le plus ample depuis le coup de force de décembre 1981.
Les conducteurs de bus à l'initiative de la grève ont obtenu, dans la journée même, 67 % d'augmentation et un peu partout les grèves ont été stoppées rapidement ou même parfois prévenues par l'octroi d'augmentations de salaires importantes.
« Les autorités ont répliqué par une méthode vraiment suicidaire, estime Kuron : concessions salariales et refus de toute négociation avec les comités de grève. En d'autres mots, elles ont encouragé les revendications salariales sans se donner les moyens de stopper la grève » . En permettant par exemple à Solidarité de détourner les grévistes de ces revendications à court terme vers des revendications à plus long terme. (Heureusement donc que Solidarité a pu être responsable pour deux, semble-t-il sous-entendre !).
D'ailleurs, la direction du syndicat n'a pas vraiment mis son poids dans la balance pour étendre le mouvement. Après avoir appelé les travailleurs à se préparer à la grève en cas de coup de force contre l'aciérie Lénine de Nowa Huta, où la situation était très tendue, la direction de Solidarité s'est contentée d'appeler à des actions de protestation limitées lorsque les Zomos (brigades anti-émeutes) ont très violemment pris d'assaut l'aciérie le 4 mai. Aux chantiers navals, où Walesa avait rejoint les grévistes en annonçant : « Je suis avec vous mais je n'ai pas lancé la grève. Je ne suis ni pour ni contre la grève, mais comme employé des chantiers navals, je suis avec vous » , la grève est restée minoritaire et s'est terminée le 10 mai, Walesa faisant évacuer les quelques centaines de grévistes restants. Le comité de grève avait refusé l'augmentation de salaires proposée par la direction, à titre d'exemple.
C'est pendant la grève des chantiers que Walesa a élaboré le nouveau programme revendicatif de Solidarité qui commence par ce préambule : « Pour faire de la Pologne un pays européen qui se développe normalement, il faudrait opérer des changements auxquels aspirent de nombreuses catégories de Polonais. (...) Nous pensons que le moment est venu d'en dresser la liste et de la communiquer à l'ensemble de la population.
1. La revendication principale, à laquelle la société ne peut renoncer, concerne la relégalisation de Solidarnosc.
Les autres revendications sont les suivantes : »
Suit alors une liste de huit autres revendications sur la liberté d'association, d'expression, l'abolition des lois répressives, etc. La seule revendication de type économique, le point 9, c'est « la modification du budget de l'État en tenant compte des besoins de l'enseignement, de la santé, de la science et de la culture. » Aucune allusion à l'amélioration du niveau de vie de la population laborieuse, ni même à son simple maintien.
Selon une déclaration ultérieure du porte-parole du gouvernement, c'est le 30 avril, au plein coeur des grèves, que le vice-premier ministre Sadowski a lancé un appel à « tous ceux qui veulent discuter du rapprochement des positions en faveur de la réforme, y compris Walesa, comme un des citoyens qui ont un point de vue différent mais veulent discuter et rechercher une entente » . Le choix de Walesa de rejoindre les grévistes des chantiers navals aurait rendu caduque la proposition à ce moment-là.
Mais une réunion s'est tout de même tenue sur le pacte anti-crise le 28 juin dernier entre des conseillers de Solidarité, dont Geremek, et des représentants de la bureaucratie, dont Marian Gulczynski, expert en sciences sociales auprès du Comité central du POUP, qui concluait de cette rencontre :
« Il est apparu que les divergences sont secondaires si on les compare à ce qui nous unit, tant en ce qui concerne nos jugements sur ce qui va mal dans le pays, qu'en ce qui concerne nos convictions sur ce qu'il faut faire pour remédier à ces maux. Sur un point, il y a un accord absolu, que de nouvelles réunions de ce type n'ont pas grand sens, parce que nous nous connaissons déjà suffisamment pour, je crois, collaborer. La nation attend des actes » .
Ce sont les grèves d'août qui ont encore une fois accéléré les choses.
Plus nombreuses, plus larges, plus déterminées que celles d'avril, ces grèves ont rapidement fait tache d'huile. Partie le 15 août d'une mine de Haute Silésie, la grève se propagea de puits en puits. D'après les informations retransmises par la presse, la revendication placée en tête aurait été dès le départ la légalisation de Solidarité, suivie des augmentations de salaires et de la réintégration des licenciés. Le 17 août, c'est le début de la grève à Szczecin parmi les travailleurs des transports en commun et les dockers. Le 18, 2 000 mineurs se mettent en grève près de Katowice. Le 19, les chantiers navals de Gdansk décident la grève pour le 21 si le gouvernement ne cède pas sur la légalisation de Solidarité.
Le mouvement s'étend à Wroclaw, à Cracovie, à Nowa Huta, à Ursus près de Varsovie. Partout, les travailleurs élisent leurs comités de grève. Des comités de grève inter-entreprises sont mis sur pied et tentent d'étendre la grève à toutes les entreprises de la région.
La répression, l'intervention des Zomos contre les mineurs de Haute Silésie, les arrestations de militants, la coupure systématique des lignes téléphoniques pour tenter d'isoler les grévistes, rien ne réussit à venir à bout des grèves. Partout, c'est d'abord la légalisation de Solidarité qui est mise en avant par les comités de grève, ensuite des augmentations de salaires.
Samedi 20 août, Lech Walesa s'exprime ainsi sur la 5e chaîne de télévision française : « J'ai une décision terrible à prendre, je ne veux pas la grève. Si le pouvoir annonce dans les journaux télévisés qu'il accepte le dialogue, je demanderais que la décision de grève soit annulée car nous ne voulons pas de l'état d'exception. C'est le temps de l'entente et de la responsabilité, ce n'est pas non plus le temps des grèves. Elles ne résoudront certes rien, mais nous n'avons pas d'autre méthode pour forcer la réalisation de réformes indispensables. Tôt ou tard, le pays doit en venir à l'entente. »
Le 22 août, la grève commence aux chantiers à Gdansk, beaucoup plus puissante qu'en mai. Elle s'étend dans les jours qui suivent à l'ensemble des chantiers et aux dockers.
Lech Walesa multiplie ses offres de dialogue et le 26 août, le ministre de l'Intérieur, Kiszczak, déclare à la télévision qu'il est « autorisé à organiser (...) une rencontre avec les représentants des divers milieux de la société et de la classe ouvrière. (...) Je ne pose aucune condition ni sur l'ordre du jour, ni sur la composition (de la table ronde) à l'exclusion cependant de ceux qui rejettent l'ordre légal et constitutionnel. »
Le 31 août, Walesa accepte de rencontrer le ministre de l'Intérieur mais il impose la présence d'un représentant de l'épiscopat, ce qui est déjà tout un programme politique. Il obtient l'assurance que la table ronde discutera de « tous les problèmes concernant le syndicalisme » et qu'il « n'y aura pas de sujet tabou » . C'est évidemment loin d'un engagement à légaliser Solidarité. Mais Walesa joue le jeu et appelle à la reprise du travail pour le lendemain sans que les grévistes aient obtenu quoi que ce soit sur leurs autres revendications. Ni d'ailleurs que par la suite Solidarité obtienne, le danger passé, la légalisation tant attendue.
La reprise ne s'est pas faite sans mal. Walesa a dû aller lui-même auprès des comités de grève, à Gdansk bien sûr, mais aussi en Haute Silésie, peser de tout son poids pour faire reprendre le travail. Et le 3 septembre, les grévistes de la mine Manifest Lipcowy, eux qui avaient démarré le mouvement le 15 août, reprenaient le travail les derniers.
Walesa se justifia le lendemain de la façon suivante : « Non, je ne vous ai pas trahis. Je sais, certains de mes adversaires voulaient continuer la grève, frapper plus fort encore. Mais moi, j'ai décidé que la Pologne n'était pas un jouet et qu'il fallait obtenir la victoire au plus bas coût pour son économie ».
Ce n'est pas tant la capacité de Solidarité à déclencher des grèves que Walesa veut mettre en balance dans les négociations avec le pouvoir que sa capacité à remettre les ouvriers au travail quand la grève s'est déclenchée spontanément.
C'est encore une fois Geremek qui l'explique fort cyniquement au Monde du 3 septembre : « Le raisonnement des dirigeants de Solidarité, c'est qu'il y a maintenant une situation explosive et que le pouvoir veut chercher à éviter son aggravation. Il y a donc une possibilité de contrat et il est très important pour Walesa de montrer qu'il est maître des lieux, qu'il domine la stratégie et la situation. Qu'il est donc capable d'arrêter les grèves, qu'il est aussi capable d'entamer des négociations qu'un conflit » . Et Geremek précise : « Les grèves ont été arrêtées non pas au moment de plus grande faiblesse, mais à un moment où la courbe ne se présentait pas si mal. Aussi bien aux chantiers que dans le port de Gdansk ou à Stalowa Wola, elles concernaient des milliers d'ouvriers bien organisés et pouvant résister encore plusieurs semaines ».
Avant de reprendre le travail, les grévistes voulaient au moins obtenir l'assurance qu'il n'y aurait pas de représailles. Mais Walesa voulait que la reprise se fasse vite, et c'est l'Eglise qui s'est portée garant de la « sécurité » des grévistes et de leur emploi. « Au cas où ce principe ne serait pas respecté, l'Eglise prendrait ses responsabilités vis-à-vis des autorités polonaises » a déclaré l'épiscopat le 1isuper erisuper0 septembre. Depuis, 350 mineurs grévistes ont été licenciés en Haute Silésie, des poursuites sont engagées contre 60 mineurs pour « organisation d'une grève illégale » et 500 jeunes ont été envoyés au service militaire. Cela n'a pas empêché Walesa, flanqué de ses évêques, de poursuivre les négociations avec le ministre de l'Intérieur.
Légaliser Solidarité ?
Alors, où est cette victoire que Walesa comptait obtenir au moindre coût ?
Il réclamait d'abord la légalisation de Solidarité, c'est-à-dire la possibilité de construire un appareil syndical qui aurait sa place dans les institutions polonaises. Et la politique qu'il a menée durant les grèves du printemps et de l'été montre que si cela ne dépend que de lui, un tel syndicat ne serait pas un instrument au service de la classe ouvrière, mais l'instrument des dirigeants de Solidarité, et au-delà de l'Eglise, pour faire accepter leur politique à la classe ouvrière. Mais, même cela, le danger passé, le pouvoir ne semble pas prêt à l'accepter. La seule « satisfaction » donnée à la population a été la démisssion du gouvernement... même pas celle de Jaruzelski.
Comme le dit si bien Geremek : « Solidarité légalisée ne serait pas le même mouvement, pas le même syndicat que celui de 1981 » . Et il précise : « Nous déclarons que nous acceptons, bon gré, mal gré, la loi syndicale élaborée et votée sous la loi martiale en 1982 comme point de départ de la légalisation de Solidarité. Nous cherchons aussi à décharger Solidarité d'une certaine pression politique. En 1980-81, ce syndicat était seul porteur de tous les espoirs et de toutes les aspirations. Mais si le pluralisme d'associations se développe, (une autre revendication de Solidarité) ce sera une garantie que Solidarité ne redeviendra pas source de conflits politiques ».
Il est certain que les dirigeants de Solidarité voudraient pouvoir disposer d'un instrument qui ait du poids sur la classe ouvrière sans être cependant trop sensible à sa pression.
Ce n'est évidemment pas simple et Solidarité, qui avait depuis quelques années mis en veilleuse le travail syndical à la base dans les entreprises, au point que certains craignaient en son sein que Solidarité disparaisse faute de forces parmi les travailleurs, a été surprise par la vague de grèves spontanées du printemps dernier, grèves menées par de nouveaux dirigeants qui n'appartenaient pas alors, pour la plupart, àSolidarité (ils y ont adhéré depuis). Les jeunes ouvriers radicaux n'attendaient pas Solidarité pour passer à l'action. Les dirigeants de Solidarité savent bien que cela représente un danger formulé ainsi par Geremek : « Si Solidarnosc n'arrive pas à nouer avec elle (la jeune génération) de véritables liens ni à exprimer ses aspirations, cela signifiera d'une part, qu'il s'affaiblira, mais aussi, et surtout, que le drame polonais échappera à tout contrôle » .
Les dirigeants de Solidarité affirment qu'une légalisation du syndicat leur donnerait plus de moyens de contrôler la classe ouvrière et en particulier la jeunesse.
C'est dire que les grévistes qui manifestaient au printemps et cet été au cri de « Pas de liberté sans Solidarité » parce qu'ils pensaient que le syndicat défendrait vraiment leurs intérêts risquent fort d'être floués. La victoire des dirigeants de Solidarité ne serait pas encore la victoire des travailleurs, bien que ce serait par leurs luttes qu'ils auraient contraint le pouvoir à céder.
Mais le pouvoir n'a pas cédé jusqu'ici. Il a certes plus ou moins reconnu implicitement Solidarité au plus fort du danger en acceptant officiellement d'engager le dialogue avec Walesa, même si c'est en tant que personne privée, mais il peut estimer que la concession était suffisante puisque Walesa a accepté de faire reprendre le travail.
Il faudrait que le régime ait encore bien peur des réactions de la classe ouvrière pour chercher un compromis avec des dirigeants raisonnables comme Walesa, mais il peut estimer aussi que Walesa continuera de toute façon à jouer le rôle de pompier. Et qu'il le jouera d'autant plus facilement que le crédit de Solidarité ne sera pas épuisé par sa légalisation.
Evidemment les dirigeants soviétiques lui laissent apparemment les mains libres si l'on en croit la déclaration faite par le responsable de l'information internationale du Comité central du Parti Communiste soviétique, Nikolaï Chichline, qui a annoncé le 5 septembre dernier que les dirigeants soviétiques voyaient dans les contacts noués avec Walesa « une preuve de réalisme » de la part des dirigeants du Parti Communiste polonais et qu'ils ne s'opposeraient pas à une reconnaissance du pluralisme syndical en Pologne. Interrogé par Le Monde à la suite de cette déclaration, Chichline ajoutait : « (...)nous considérons que les Polonais sont, en tout état de cause, mieux informés que nous de la situation de leur pays et que c'est à eux de prendre telle décision ou telle autre. Quant à nous, nous sommes, en l'affaire, attentifs à la leçon car nous sommes, nous aussi, à la recherche des moyens de stabiliser notre situation, notamment dans le domaine économique, car nous sommes confrontés, nous aussi, à la question de la réforme des prix et nos économistes comprendront mieux à la lumière des événements polonais qu'il faut être prudent en ce domaine. » Mais c'était aussi au plus fort du danger et de plus, bien évidemment, pour des raisons de politique intérieure.
Quelle perspective pour les travailleurs ?
La légalisation totale ou partielle de Solidarité ne signifierait pas que les travailleurs ne pourraient pas mettre à profit les possibilités légales qui leur seraient données pour s'organiser et se préparer à la lutte. Mais le seul espoir réel pour les travailleurs polonais serait que, tout en tirant éventuellement parti de ce que le gouvernement concéderait à Solidarité, ils se donnent une autre politique que celle que leur propose Walesa et qu'ils se donnent d'autres dirigeants.
Les possibilités de la classe ouvrière polonaise sont immenses et c'est bien pour cela que le pouvoir la craint tant. Car c'est une classe combative, qui n'est pas paralysée par la dictature, qui a le courage de braver la répression en engageant des luttes dans des conditions très difficiles.
Elle a, plus que bien d'autres, conscience de son unité, conscience que les problèmes auxquels elle est confrontée ne concernent pas que telle ou telle catégorie de travailleurs. Elle sait se mobiliser et s'organiser d'une usine à l'autre, d'une branche d'industrie à l'autre, d'une région à l'autre, et ses bataillons les plus forts savent ne pas oublier dans leurs combats les secteurs les plus défavorisés, comme les retraités ou des travailleurs improductifs pour lesquels des augmentations de salaires ont été réclamées par les sidérurgistes de Nowa Huta au printemps dernier par exemple. C'est grâce à cette conscience de l'unité de la classe ouvrière que les grèves ont tendance à se généraliser d'emblée.
Et puis c'est une classe ouvrière qui donne naissance à des générations de militants à une cadence impressionnante : déjà une nouvelle génération relaie celle qui a dirigé les grèves de 1980, il y a huit ans. La jeunesse ouvrière - qui, certes, en Pologne, n'est pas au chômage - ne se résigne pas aux sacrifices qu'on lui impose et fait preuve d'une grande combativité.
C'est dire que la tâche ne sera peut-être pas si aisée pour ceux qui veulent la domestiquer. Et malgré le prestige dont il jouit, Walesa a dû affronter la méfiance et même l'hostilité d'une partie au moins des grévistes qui n'ont pas apprécié que Walesa décide seul et leur donne l'ordre d'arrêter la grève alors qu'ils n'avaient rien obtenu de tangible. Un ouvrier de Gdansk, au lendemain de la reprise, cité par Libération, menaçait ainsi : « Walesa était délégué auprès des autorités pour représenter l'opinion des grévistes. Il n'avait pas le droit de prendre des décisions sans nous consulter. Un mandat confié par les travailleurs peut être repris par les travailleurs » .
Mais pour que l'extraordinaire combativité dont la classe ouvrière polonaise fait preuve depuis des années serve vraiment à défendre ses intérêts, encore faudra-t-il que surgissent de son sein des dirigeants capables de critiquer non seulement le comportement de Walesa et ses choix tactiques, mais aussi sa politique elle-même, une politique qui prétend concilier les intérêts des exploités et ceux des exploiteurs ; des dirigeants qui proposent à la classe ouvrière une politique de classe visant à empêcher que ce soit la classe ouvrière qui supporte le poids de la crise économique et les sacrifices destinés à permettre à des catégories privilégiées de vivre dans l'aisance économique et intellectuelle et politique.