- Accueil
- Lutte de Classe n°114
- La CGT à l'offensive
La CGT à l'offensive
Le fait marquant de cette rentrée sociale 1984, est le cours offensif pris par la CGT, souligné par les divers mouvements de grève qui ont agité les usines Renault.
Le changement est net. Depuis trois ans, depuis que le Parti Communiste siégeait au gouvernement, la CGT, solidaire du PCF, avait accepté sans protester vraiment la politique gouvernementale. C'est ainsi que l'austérité, le blocage des salaires, les coups portés à la Sécurité sociale, les hausses répétées des tarifs publics, sont passés sans que la CGT, qui se contentait d'émettre de vagues et timides protestations pour la forme, ne propose la moindre riposte.
La CGT avait à ce point déserté le terrain revendicatif que même Bergeron, en jouant son personnage de syndicaliste indépendant des partis et du gouvernement, paraissait sinon plus radical que Krasucki, du moins plus contestataire. FO fut même, alors, le seul syndicat à appeler à manifester à Paris lors du blocage des salaires.
Avec le départ des ministres communistes du gouvernement, la CGT toujours solidaire de la politique menée par le Parti Communiste, est devenue ouvertement critique et antigouvernementale. En pleines vacances, elle organisait des mouvements de protestation et une manifestation contre la hausse de l'essence. Ce n'était qu'un mouvement symbolique, mais manifestement la CGT tenait à nouveau à montrer un visage combatif et à apparaître comme passant à l'offensive. Il faut bien sûr chercher la raison à cela du côté du Parti Communiste.
L'offensive à l'ordre du jour de la CGT
Quand le PCF se décida en juillet dernier à quitter le gouvernement, c'était sous le coup de l'échec qu'il avait subi aux élections européennes. Le fait d'avoir perdu près de la moitié de ses électeurs ne signifiait certainement pas la perte d'une proportion aussi grande de ses militants dans les entreprises. Mais il est vrai qu'un bon nombre de ceux-ci avaient pratiquement cessé de militer depuis trois ans. Car soit en butte à l'ironie sinon à l'hostilité d'une partie des travailleurs qui leur reprochaient le soutien de leur parti au gouvernement, soit de toute manière n'ayant rien à proposer à leurs camarades de travail, une bonne part des militants du PCF, se sentant isolés dans leur milieu, baissaient les bras de découragement.
Dans cette situation, ce n'était pas le départ des ministres communistes du gouvernement qui pouvait à lui seul redonner au Parti Communiste le prestige et l'influence perdus par trois ans de participation gouvernementale. Ce départ a soulagé certes beaucoup de militants d'un grand poids : ils n'avaient plus à justifier une politique et un gouvernement que dans le fond ils désapprouvaient. Mais il ne pouvait suffire à leur donner une perspective, un moral et le goût de remiliter.
Le poids du Parti Communiste dans la classe ouvrière en France, il le doit principalement à l'activité de ses militants au sein de la CGT. C'est donc à la CGT qu'incombait la tâche de resserrer les liens entre le Parti Communiste et la classe ouvrière et de regagner, pour le premier, prestige et influence.
Le problème numéro un des dirigeants de la CGT était donc de redonner vigueur et moral à leur base découragée par les trois années passées. Pour cela, il fallait d'abord se montrer prêt à la lutte. Pour cela il fallait ensuite offrir la perspective de possibles succès revendicatifs.
Sans même attendre le retour des vacances, Krasucki montait au créneau et traçait les perspectives pour la rentrée. Le 22 août dans une conférence de presse, il mettait « les points sur les i ». « La CGT est plus que jamais décidée à agir » proclamait-il. Et face au scepticisme, à la démoralisation des militants, il expliquait que « les travailleurs n'ont à aucun moment pesé de leur véritable poids. Ils ne se sont pas encore réellement mobilisés à leur compte » . Bien sûr, concédait-il, « le mécontentement est une chose, la combativité en est une autre » . Aussi proposait-il dans un premier temps aux militants de se mobiliser pour « un examen franc par branche, par entreprise » des problèmes posés par les travailleurs.
Dès la fin août, les militants les plus en vue de la CGT et du PCF sont montés au créneau à leur tour, s'affirmant pour la lutte et même quelquefois n'hésitant pas à s'en prendre aux autres responsables de la CGT qui ne prenaient pas assez vite le virage. Témoin le ton donné par Sylvain (dirigeant PCF et CGT chez Renault à Billancourt) à une réunion de la fédération de la métallurgie à Montreuil. A cette réunion de responsables syndicaux de l'automobile convoquée à propos des licenciements chez Citroën, il a déclaré en substance : « Je vois la situation aujourd'hui... 11 y a des moments où une avant-garde seule peut faire quelque chose. Aujourd'hui, les travailleurs semblent démoralisés (...) En vacances, j'ai discuté avec des gens dans le camping. Ce n'est pas facile, mais au bout d'un moment on s'aperçoit que quand on a des idées, on accroche. Les gens finissent par nous donner raison (...)Aujourd'hui, il faut être offensif, même si on ne doit être qu'une avant-garde au début. Mais il faut y aller (...) être pour la lutte. Et il faut aussi attaquer plus ouvertement le ministre du Travail et Mitterrand (...) La conférence de presse de Sainjon était trop molle, pas assez antigouvernementale » .
Et pour que les militants de diverses entreprises automobiles, venus là pour Citroën, comprennent bien qu'il y avait un nouveau cours, un permanent de l'USTM 93 reprenait sur un ton catégorique « On ne vous demande pas d'aller aider Citroën. Ils sont capables de se débrouiller comme les autres. On vous demande de voir ce que vous pouvez faire, vous, dans votre taule » .
Les perspectives étaient tracées, mais une fois la décision de la CGT prise de repasser à l'action, il lui fallait redonner confiance à ses propres militants. Il lui fallait le temps de les remettre en route, et de leur faire vérifier que des luttes sont possibles, malgré l'apparent découragement de la classe ouvrière ou le scepticisme affiché par certains qui reprochent à la CGT « de vouloir faire des grèves politiques » maintenant que le PC n'est plus au gouvernement.
Le 5 septembre, dans un discours à Bordeaux, Krasucki abordait de front les problèmes que se posaient les militants sceptiques, déçus ou découragés : « Était-ce impossible de changer ? Était-ce un pauvre rêve ? Faut-il renoncer et vivre un cauchemar ? (...) On a voté, on a protesté, on a fait des actions parfois fortes, mais je le demande à tous, en conscience, a-t-on fait tout ce qu'on sait faire quand il faut ? Trois ans ont déjà passé et nous autres travailleurs n'avons pas mis notre poids réellement dans la balance (...) Les seules luttes inefficaces sont celles qu'on ne mène pas (...) A ceux qui pensent : on a beau faire, on n'est pas écoutés, c'est qu'on n'a pas parlé assez fort (...) Les défenseurs de l'école privée ont fini par être entendus » .
Belle autocritique en effet. La CGT n'a pas fait tout ce qu'elle pouvait, les travailleurs n'ont pas mis tout leur poids dans la balance, tant que les quatre ministres PCF siégeaient au gouvernement. Aujourd'hui implicitement, la CGT par la bouche de Krasucki reconnaît que le poids des quatre strapontins ministériels n'était rien, qu'il était incapable de faire reculer le gouvernement, et elle s'est mise à prôner l'action collective.
Dix jours plus tard, le 16 septembre, devant le Grand Jury de RTL-Le Monde, Krasucki ne se contentait plus de suggérer le recours à l'action collective. Il appelait les travailleurs « à mettre le paquet ». « Si on ne fait rien, ou pas suffisamment fort, on va en prendre plein la figure » . « Il faut un refus, ferme et catégorique, avec des actions de masse (...) des manifestations, des grèves si nécessaire » .
Et quasi-immédiatement, la CGT montrait qu'elle avait bien l'intention de passer des paroles aux actes en prenant la tête d'un mouvement de grève dans cette entreprise phare du mouvement ouvrier français qu'est Renault.
L'exemple de renault
Le 20 septembre, l'usine Renault du Mans entrait en effet en grève massivement, contre les décisions du CCE de bloquer la cinquième semaine de congé entre Noël et le jour de l'An, la réduction de la prime et pour une augmentation des salaires. En toile de fond, il y avait le problème des licenciements. Mais la proximité du salon de l'Automobile avec la sortie de la nouvelle Super 5 apparaissait comme un atout dans la main des grévistes, et les revendications de salaires et celles concernant les congés donnaient au mouvement un caractère plus revendicatif et moins défensif qu'à ceux entamés, par exemple, par les travailleurs du Creusot un peu avant.
Le 21, des meetings, des débrayages se tenaient dans bon nombre d'entreprises de la Régie. La Fédération CGT appelait « tous les syndicats Renault à amplifier la lutte pour obliger la direction à respecter les acquis et ouvrir les négociations ».
Sainjon, le secrétaire de la Métallurgie n'excluait pas que ce conflit « s'étende aux autres usines de la Régie ». Cependant, après des négociations marathon qui se tenaient tout le week-end, la direction du Mans reculait sur quasiment tous les points, promettant même qu'il n'y aurait pas de licenciements à l'usine du Mans. La CGT appelait à la reprise le lundi matin suivant, les travailleurs se retrouvant au travail en moins de temps qu'il ne leur en avait fallu pour se mettre en grève. Mais la CGT avait administré la preuve qu'elle était capable de lancer la grève, que cette grève pouvait être suivie par les travailleurs, et qu'elle pouvait remporter des succès.
Ainsi, après avoir fait reprendre au Mans, la CGT s'est appuyée sur ce succès très relatif, mais succès tout de même, pour tenter d'entraîner d'autres usines de la Régie. Les usines de Douai, Cléon, Sandouville, Saint-Ouen, Choisy, entraient à leur tour dans la grève.
Partout la CGT a été à l'initiative. Partout c'est elle qui a impulsé le mouvement, elle a tiré et poussé d'autant plus que les travailleurs étaient plus réticents, comme à Billancourt ou à Flins. De même qu'au Mans, la CGT avait réussi à entraîner les autres syndicats CFDT et CGC, ailleurs aussi elle est parvenue à associer au mouvement, bon gré mal gré, les autres syndicats de l'entreprise. Et le fait qu'elle réalise l'unité syndicale dans chaque entreprise autour d'une grève qu'elle a voulu, elle, a contribué encore à lui donner le mérite du mouvement.
Partout, certes, la CGT a gardé l'initiative et le contrôle des mouvements. Elle s'est gardée même, au démarrage, de trop préciser les objectifs pour mieux conserver la possibilité d'arrêter sur ce qu'elle a estimé un succès honorable. C'est ce qui s'est passé au Mans. Elle a repris cette tactique ensuite dans les autres usines brusquant même la fin du mouvement quelque peu là où des travailleurs n'étaient pas pressés de reprendre, dès que le PDG, Hanon, le mardi 2, faisait des propositions et annonçait qu'il ouvrait des négociations sur les salaires en attendant de négocier sur l'emploi. Mais même si, ici ou là, des travailleurs de Renault ont été déçus de voir la grève s'arrêter à ce point, pour le pays tout entier le mouvement se terminait sur un succès, et un succès à porter à l'actif de la CGT.
Jusqu'où va aller la CGT ?
Ces escarmouches de la rentrée sont-elles les premières d'une série dé luttes ? Jusqu'où la CGT est-elle prête à aller ?
Avec Renault la CGT vient de faire la démonstration que les discours de Krasucki n'étaient pas seulement des mots, qu'elle peut et entend bien lancer des grèves. Elle est prête à faire le forcing pour cela là où les travailleurs hésitent eux-mêmes. Elle est même capable d'avoir une tactique qui à partir de succès limités ou locaux, redonne le moral aux travailleurs, leur redonne confiance dans leurs possibilités et leurs capacités, et entraîne dans la lutte des couches plus larges.
Ainsi, à Renault, la CGT est parvenue à entraîner dans la lutte des travailleurs qu'on aurait pu penser méfiants ou sceptiques au départ Elle a su redonner confiance à ses militants et plus largement le moral à des travailleurs. Et certains, qui la première semaine n'avaient manifestement pas très confiance dans la volonté de lutte des syndicats, se sont mis à participer la semaine suivante d'autant plus facilement qu'ils avaient pu tester la détermination de la CGT et, derrière elle, des autres syndicats qu'elle avait réussi à entraîner dans son sillage.
Pour redorer le blason du PCF, pour lui rendre son auréole de parti combatif, il semble qu'il faudra bien d'autres mouvements lancés par la CGT. Pour lui regagner la confiance de la classe ouvrière il faudra d'autres succès, même s'ils sont aussi limités, que ceux obtenus chez Renault. Cela laisserait donc penser que la CGT ne se contentera pas du mini succès de chez Renault, qui ne suffira sans doute pas à lui seul, à effacer trois ans de participation gouvernementale du PCF. On peut donc logiquement s'attendre à ce que la CGT montre ailleurs le même visage combatif dans la période qui vient, qu'elle se porte à la tête de mouvements de grève, qu'elle en suscite, même là où elle devra au départ se débattre à contre-courant d'une opinion ouvrière sceptique ou désabusée.
Mais si Krasucki se dit prêt à aller « aussi loin que les travailleurs le voudront » et si la CGT est en effet prête aujourd'hui à les accompagner un bon bout de chemin, cette combativité de la CGT a certainement ses limites. Certes, il lui faut diriger et même lancer des mouvements pour apparaître combative. Mais justement, il lui suffit de faire la preuve de cette combativité. Et si la CGT est sans doute prête à aller aussi loin qu'il le faudra pour faire cette preuve, cela ne veut pas dire qu'elle est prête à aller aussi loin que les possibilités de la situation le permettraient. De même, il lui faut pouvoir faire état de résultats. Mais là aussi il lui suffit sans doute de quelques succès sans qu'elle veuille forcément exploiter toutes les possibilités d'un mouvement. Ainsi, chez Renault, elle s'est dépêchée de faire prendre acte des quelques acquis de la lutte, une prime, un peu plus de souplesse pour la cinquième semaine, une augmentation d'à peine plus de 1 %.
S'ils font montre aujourd'hui d'une réelle combativité, le PCF ni la CGT n'ont pas pour autant changé fondamentalement. Ils ne sont évidemment pas devenus révolutionnaires. Le problème pour le Parti Communiste comme pour la CGT est de créer un rapport de force dans le pays avec le patronat et le gouvernement pour obliger ces derniers à négocier avec eux. Leur objectif n'est pas d'aller le plus loin possible, ni de s'attaquer aux fondements du régime, mais dans des « discussions loyales » avec le patronat, comme le propose Krasucki, de trouver des accommodements avec la crise, d'atténuer ses effets les plus sauvages, et de pouvoir faire état de victoires et de succès.
Et c'est là que toutes les actions si radicales soient-elles dans la forme, que peuvent engager le PCF ou la CGT, trouvent leurs limites. Quand bien même ces organisations lanceraient d'autres grèves à travers le pays - ce qu'elles vont peut-être faire - quand bien même elles mettraient en branle des manifestations de rues, comme en menace parfois Krasucki, ce ne serait finalement que pour parvenir à s'asseoir à la table des négociations, avec les représentants du patronat ou du gouvernement afin de négocier des « solutions » dans le cadre du système actuel et de la crise qu'il traverse.
Il est donc possible, probable même, que l'offensive de la CGT ne va pas s'arrêter là et que dans la période qui vient, elle va continuer à prendre la direction et même l'initiative de luttes. Est-ce à dire que les militants révolutionnaires se voient l'herbe coupée sous le pied par cette combativité de la centrale syndicale que dirige le PCF ?
Dans cette situation, la politique des militants révolutionnaires est évidemment d'appuyer la CGT et d'être au coude à coude avec ses militants, partout où ceux-ci s'efforcent de développer les luttes et rendre aux travailleurs confiance et espoir. Mais dans ces luttes le rôle des militants révolutionnaires n'est pas seulement d'être au moins aussi combatifs que ceux de la CGT, d'être à leur égal les promoteurs et les leaders des luttes éventuelles. Il est aussi de s'efforcer à ce que ces grèves soient contrôlées par l'ensemble des travailleurs qu'elles rassemblent, que ceux-ci mettent en place leur propre organisation dans la lutte. De façon que s'il y a rupture entre la volonté de la CGT et celle des travailleurs - et nous pouvons prévoir, sans savoir exactement ni où ni comment, qu'il y aura rupture à un moment ou à un autre à cause des limites de la combativité de la direction cégétiste - les travailleurs soient prêts et aient les moyens et l'organisation nécessaires pour aller plus loin que la CGT, qu'ils puissent soit la pousser en avant, soit la dépasser, en tout cas aller jusqu'au bout des possibilités de leur mouvement. Alors, loin de couper l'herbe sous le pied des révolutionnaires, ce nouveau cours offensif de la CGT, ne serait-ce que parce qu'il libère l'énergie et la volonté de combattre de milliers de militants ouvriers, ouvre au contraire des opportunités nouvelles et à la classe ouvrière de se réarmer et aux militants révolutionnaires de jouer leur rôle en son sein.