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La stalinisation
La rupture des relations diplomatiques entre Moscou et Tirana, les remous dans le Parti Communiste Italien, les troubles même du PCF mis en lumière par les explications embarrassées de Thorez à propos de Trotsky, sont les conséquences de la déstalinisation intervenue en URSS et à laquelle le XXIIe Congrès du PCUS a redonné une nouvelle vigueur.
Nous avons dans nos trois précédents numéros [fn]n°26, La Place Rouge et le schisme albanais[/fn] [fn]n°27, le XXIIème congrès du PCUS[/fn] [[n°28, le schisme chinois]], envisagé plusieurs des aspects de ce phénomène, mais nous sommes loin de les avoir traités tous
La déstalinisation remonte en fait au lendemain même de la mort de Staline, mais c'est au XXe Congrès qu'apparaît, non plus seulement l'omission du nom de Staline comme précédemment, ou la remise en cause de décisions prises sur la fin de sa vie, mais la dénonciation d'un certain nombre de ses crimes. Le XXIIe Congrès, cinq ans après, ne fera tout compte fait pas plus. Au moins dans ce qui a été rendu public. Krouchtchev n'ajoute guère que des détails, à la liste fort longue qu'il avait dressée en 1956 des crimes de Staline (dans un tel cadre en effet, la machination Kirov n'est qu'un détail). La seule différence importante est, finalement, la décision de rayer le nom de Staline des cartes, des édifices et des manuels d'histoire.
Lors du XXe Congrès, pour beaucoup, la déstalinisation, accompagnée qu'elle paraissait être d'une démocratisation, était le résultat d'une pression populaire et même prolétarienne, dont les émeutes de Vorkhouta et de Berlin-Est était les faits saillants. La bureaucratie aurait jeté Staline par-dessus bord comme on jette du lest. Il est manifeste aujourd'hui que cette opinion était fausse. Le pouvoir de la bureaucratie est intact et la reprise de la déstalinisation se fait devant un prolétariat muet et face à une population qui non seulement ne la revendique pas, mais est frappée de stupeur par la chose.
Une autre opinion, plus nuancée, est que Krouchtchev, pour parvenir au pouvoir personnel contre ses concurrents directs Béria, Boulganine, Malenkov, Vorochilov, Molotov, etc., se serait appuyé sur le discrédit de Staline soit dans la population, soit dans la bureaucratie elle-même. Ce serait parce qu'il a pris le leadership de la déstalinisation, parce qu'il s'en est fait le champion, parce que c'est lui et non un autre qui a fait le fameux rapport secret de 1956, qu'il a pu s'imposer. Si un autre avait eu l'idée de le faire avant lui, ce serait cet autre qui l'aurait évincé. Krouchtchev serait alors le représentant d'une fraction anti-staliniste soit de la population, soit de la bureaucratie (qu'il en soit réellement le représentant ou qu'il s'appuie sur elle en la trompant pour arriver au pouvoir, ne change rien).
Cette conception ne peut venir que d'une méconnaissance de la bureaucratie russe. celle-ci a des bases sociales étroites. ne peut arriver au pouvoir absolu au sein de cette bureaucratie qu'un homme qui représente en toutes circonstances, au travers de toutes les difficultés, les intérêts généraux de la bureaucratie. un homme qui a fait ses preuves en tant que tel. un homme qui ne représente pas, justement, les intérêts particuliers de telle ou telle coterie pouvant mettre en danger la domination politique de la bureaucratie elle-même.
Les conditions même qui exigent que le pouvoir de la bureaucratie s'exerce par l'intermédiaire d'une dictature personnelle - impossibilité de la moindre démocratie qui permettrait aux autres interdits sociaux de s'exprimer - imposent aux hommes qui aspirent à jouer le rôle de dictateur, la plus grande prudence dans le maniement des armes politiques. Que la lutte déborde tant soit peu le cadre imposé, c'est-à-dire les hautes sphères de l'État et du Parti, et le prolétariat, en particulier, ne tarde pas à apparaître politiquement. On l'a vu justement en Hongrie et en Pologne en 1956. Par conséquent, tous les moyens ne sont bons, dans le cadre de la domination de la bureaucratie, pour parvenir au pouvoir personnel, que dans la mesure où ils ne mettent pas en danger la domination même de la bureaucratie. Dans la mesure où la crise de direction ouverte en 1953 par la mort de Staline ne provoquait pas l'arrivée sur la scène politique de formations sociales extérieures à fa bureaucratie - dont le prolétariat - ce ne sont pas les hommes alors en compétition, qui auraient pris le risque d'engager une lutte qui pourrait les faire apparaître. Ceci, bien entendu, tant que les hommes en question représentent tous la bureaucratie.
L'hypothèse avancée plus haut ne pourrait se concevoir que dans deux cas.
Le premier serait qu'il se soit dégagé, du sein de la bureaucratie une nouvelle classe sociale et que la lutte pour le pouvoir, après la mort de Staline, se soit livrée entre les représentants politiques de la bureaucratie et les représentants politiques de la nouvelle classe. Krouchtchev se serait appuyé sur cette classe pour parvenir au pouvoir et serait son représentant. Celle-ci rejetterait Staline à cause de son passé très, très lointain de bolchévik. Krouchtchev liquiderait, au travers du « culte de Staline », les derniers vestiges de la révolution d'Octobre.
Outre le fait que les rapports de propriété n'ont pas été modifiés en URSS, il paraît abusif d'associer le culte de Staline et la révolution prolétarienne. Si cela était, de plus, cela voudrait dire que la bureaucratie ne représente pratiquement plus rien, qu'elle s'est entièrement ou presque, transformée en cette nouvelle classe possédante. Sinon, elle aurait lutté pour ne pas perdre le pouvoir, lutté à mort probablement et l'on aurait vu, alors, la lutte s'étendre à l'extérieur de l'appareil. Car il ne se serait plus agi là de la lutte entre dirigeants représentant la même couche sociale. La bureaucratie se serait même très probablement appuyée sur le prolétariat. Si la bureaucratie donc, s'était entièrement, ou presque, transmutée en cette nouvelle classe, au point que celle-ci accède sans heurts au pouvoir politique absolu, au point de pouvoir liquider Staline en tant qu'héritage de la révolution d'Octobre, elle n'aurait eu aucune raison de s'arrêter là et aurait « liquidé » aussi Lénine - ou du moins ce qu'il en reste en URSS, sa dépouille - et toute la phraséologie marxisante officielle. Sinon, il ne lui servait à rien dans cette voie, de « liquider » Staline.
Le second cas serait l'opposé, Krouchtchev serait au contraire le représentant de forces démocratiques. Pas de forces démocratiques extérieures à la bureaucratie, les faits depuis 1956 ont démontré le contraire, mais de forces d'une fraction démocratique de la bureaucratie elle-même. C'est-à-dire de couches de la bureaucratie qui aspirent à plus de liberté pour elles-mêmes. Krouchtchev ne peut pas être le représentant de telles forces : depuis qu'il est au pouvoir, on n'a guère vu la société russe se démocratiser. Il est impensable aussi qu'il se soit appuyé sur elles sans les représenter. S'il y a à l'intérieur de la bureaucratie des couches qui aspirent à plus de démocratie, et il y en a probablement, les dirigeants politiques en compétition pour la dictature suprême peuvent et doivent en tenir compte, mais ils ne peuvent que lutter solidairement contre les prétentions démocratiques de ces tendances, sinon ce serait la mort à brève échéance de tout le régime.
Aucun d'entre eux n'a pu prendre le risque de déchaîner de telles forces pour se frayer coûte que coûte le chemin vers le pouvoir. L'aurait-il fait que le régime n'aurait pas survécu : les forces « démocratiques » susceptibles d'imposer un homme contre les autres, représentant, eux, les forces « conservatrices » de la bureaucratie auraient en même temps démocratisé le régime et auraient malgré elles, trouvé des alliés hors de la bureaucratie. Un recours à une telle fraction démocratique de la bureaucratie aurait signifié ou que les problèmes se résolvaient déjà démocratiquement dans son sein, ou que cette fraction démocratique avait déjà l'appareil en mains, ou qu'elle avait été mobilisée pour briser la résistance de l'appareil : les deux premières hypothèses sont exclues, et la troisième trop dangereuse. L'État bureaucratique peut, comme tout bonapartisme, utiliser, ou même mobiliser mais dans une mesure moins large, certaines formes sociales, certaines classes, certaines couches contre d'autres. Mais dans le cadre d'un certain équilibre. Devant le danger koulak, Staline, s'est appuyé sur le prolétariat urbain. Krouchtchev n'aurait pu s'appuyer sur des forces démocratiques, même au sein de la bureaucratie, que si le pouvoir de la bureaucratie avait été menacé par des forces conservatrices. Outre que cela ne parait guère possible, le supposer est du roman. Quant à parvenir au pouvoir par ce moyen, en dehors de cette circonstance, c'est rigoureusement improbable, car il aurait trouvé rapidement toute la bureaucratie contre lui et il aurait dû s'adresser à des forces extérieures, ce qui nous ramènerait à la situation précédente. En effet, même la bourgeoisie, dont les assises sociales sont infiniment plus larges que celles de la bureaucratie, se résout rarement à mobiliser une fraction quelconque de 1'opinion - surtout démocratique - hors des cadres légaux qu'elle a elle-même fixés : on voit parfois un homme politique bourgeois arriver au pouvoir en bernant ses électeurs, mais rarement en prenant la tête d'une révolution prolétarienne, et lorsque cela arrive c'est parce que c'est le seul moyen d'arrêter le prolétariat entré en lutte indépendamment.
En réalité, la déstalinisation s'explique beaucoup plus simplement, sans recourir à toutes ces interprétations, qui ne sont le plus souvent que l'expression de désirs confondus avec la réalité. La déstalinisation, et la démocratisation apparente qui l'a accompagnée à une époque ne sont que des « épiphénomènes ».
La déstalinisation répond à une nécessité pour les hautes couches de la bureaucratie. Elle ne vient pas d'en bas, mais d'en haut. Si cela n'était, elle aurait un caractère beaucoup plus spectaculaire encore, bien d'autres phénomènes importants l'accompagneraient, et aucun des dirigeants de la bureaucratie ne s'amuserait à jouer avec elle. La fable de l'apprenti sorcier est sûrement celle que ces hommes connaissent le mieux.
Les dirigeants politiques soviétiques ne se servent de la déstalinisation que parce qu'ils ont l'État et le pays bien en mains. Ils prennent quelques risques, mais ils la dosent en conséquence, et ne font que ce qu'ils sont à peu près sûrs de contrôler, du moins dans les limites de l'URSS
La mort de Staline ouvrit une crise de Direction. Les dirigeants en présence représentant chacun des puissances importantes, et parfois des appareils différents, qui l'appareil d'État, qui l'armée, qui la police, qui le Parti etc., de notoriété sensiblement équiva1ente sont contraints d'observer entre eux une certaine démocratie. Au sommet. Cela parce qu'entrer en lutte ouverte les uns contre les autres, serait fatal au régime. Cette lutte ne pourrait pas manquer de s'étendre à tout le pays. Aucun d'entre eux ne peut donc prétendre, dans l'immédiat, à la dictature personnelle. Ils sont même obligés de se donner des gages mutuels de cette volonté commune, à savoir gouverner démocratiquement entre eux.
Cela implique, sans qu'il soit besoin de recourir à des explications complexes nécessairement, le début de la déstalinisation. Le simple fait de recourir à une direction collégiale est en soi une critique de fait du règne de Staline. Comme en plus, ils doivent se donner des gages, il faut bien qu'ils proclament que la « direction collégiale » est la meilleure des directions. Et, même pour eux, il se pose des problèmes que De Gaulle qualifierait de « légitimité ». Dans quelle mesure cette direction collégiale va-t-elle être reconnue, par la bureaucratie d'abord, parla population ensuite ? Ils sont donc contraints de la justifier. Ceci entraîne la critique plus ou moins ouverte du culte de la personnalité. Cette critique est l'argument que l'on opposera aux éventuels détracteurs des nouveaux dirigeants. C'est donc ensemble, que, dès le début, ils déstalinisent, par un enchaînement rigoureux auquel ils ne peuvent guère échapper. La déstalinisation et l'apparence de démocratisation qui l'a accompagnée, qui l'a précédée devrait-on dire, a été utilisée par l'ensemble des successeurs en présence, et non pas par l'un d'entre eux contre les autres. Ce qui a contribué à faire croire le contraire c'est que, bien entendu, Krouchtchev a éliminé ses concurrents au nom de la nouvelle « idéologie ». Mais ce n'est pas grâce à elle qu'il l'a pu.
Entre 1953 et 1956 Krouchtchev parvient pratiquement au faîte du pouvoir. Il n'éliminera ses concurrents qu'après. L'épreuve de force se situe en 1957 avec l'élimination du groupe anti-parti. Mais sa puissance, Krouchtchev l'a conquise avant. Et son rapport secret ne lui a pas permis de prendre le pouvoir, c'est parce qu'il l'avait, qu'il a fait, lui, ce rapport.
Krouchtchev et non un autre est parvenu au pouvoir absolu, parce qu'il a pu prendre, sans doute parce qu'il était le mieux placé pour cela, l'appareil du Parti en mains. Comment ? Bureaucratiquement bien sûr ! En sélectionnant, comme Staline l'avait fait précédemment, les plus serviles, les plus plats, en un mot, tous ceux qui étaient prêts à le soutenir, lui Krouchtchev, pour faire carrière. Ensuite, il a fallu soumettre, ou plus exactement soumettre à nouveau, les autres appareils, État, armée, police, à l'appareil du Parti. On a pu vérifier ainsi, contrairement à ce qui avait été prétendu entre 1953 et 1957, que c'était toujours l'appareil du Parti qui contrôlait le pays.
Staline avait joué son rôle. Une fois mort, la bureaucratie n'en n'ayant plus besoin, on le jette, lui, son nom et sa dépouille aux orties. Il n'avait aucune reconnaissance à attendre des gens qu'il a servis et n'en a eu aucune. Il n'était guère besoin de bien grandes raisons pour que la bureaucratie l'assassine de façon posthume. Et des raisons, ses successeurs en ont eu au moins une, nous l'avons vu, pour entamer le processus.
Pour le continuer, il n'en fallait guère plus. Tous les hommes entre lesquels la bureaucratie pouvait se choisir un nouveau maître, avaient vécu près du sommet, tout le règne, ou presque. La déstalinisation ne pouvait pas servir l'un au détriment des autres mais elle pouvait les servir collectivement à se délimiter du passé. De plus elle leur permettait, collectivement toujours, et dans une mesure prudente, d'opposer des groupes à d'autres mais là, en tant que représentants de la bureaucratie dans son ensemble. Que l'un d'eux ait essayé de se servir de la chose à son profit contre les autres, eût entraîné une surenchère de la part de ces derniers et, bientôt, une lutte ouverte qui eût emporté le régime.
Et maintenant que Krouchtchev voit son pouvoir devenir absolu, maintenant qu'il est sur la voie d'être la nouvelle idole, qu'aucun autre homme politique ne peut lui reprendre, sans difficultés majeures ce pouvoir, la déstalinisation lui sert à asseoir le mythe Krouchtchev, en lieu et place du mythe stalinien. Surtout avec le caractère qu'a pris la déstalinisation au XXIIe Congrès.
Si la bureaucratie avait pu envisager, un court instant, une démocratisation de son régime à son profit, après la mort de Staline, si elle se croyait assez puissante peur se permettre ce luxe, elle a dû vite déchanter. Les contradictions qui existent en son sein, entre elle et les autres classes de la société, entre l'État Russe et l'impérialisme mondial, exigent à la fois un État « fort » et un arbitre expéditif à la tête de cet État. Staline assuma ce rôle avec toute la cruauté, la brutalité, la bêtise et l'ignorance nécessaires à la situation. Krouchtchev reprend le rôle, avec semble-t-il, autant d'aptitudes. Mais, contrairement à Staline qui était issu du Parti Bolchevik, Krouchtchev n'a même pas de passé. Humainement il représente le petit bourgeois arrivé, borné, démagogue, type même de cette bureaucratie qui se flatte d'avoir « construit » l'URSS. Staline ne connaissait rien de l'Occident, il n'était pour ainsi dire jamais sorti de Russie, Krouchtchev, lui, a voyagé, mais comme un nouveau riche.
Depuis son arrivée au pouvoir il a, petit à petit, ajusté un nouveau corset bureaucratique, peut-être plus adapté aux conditions techniques nouvelles, mais qui n'en étouffera pas moins la société russe que le précédent.