États-Unis, 1932 : les balles de l’armée contre les manifestants27/07/20222022Journal/medias/journalnumero/images/2022/07/2817.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

il y a 90 ans

États-Unis, 1932 : les balles de l’armée contre les manifestants

La Grande Dépression, entraînée aux États-Unis par la crise de 1929, provoqua une misère telle que l’on vit même les anciens combattants, dont les rangs étaient constitués en partie de travailleurs, marcher sur la capitale. Aussi, le 28 juillet 1932, le gouvernement, sourd à leurs revendications, envoya-t-il l’armée réprimer ceux que l’État américain avait envoyés combattre en Europe quinze ans auparavant.

Cette crise de 1929 était une catastrophe sociale brutale pour la classe ouvrière et de vastes couches populaires. Le nombre de chômeurs officiellement recensés, négligeable en 1929, grimpa à près de 13 millions à la mi-1932, soit un taux de 25 %.

Les petits agriculteurs furent frappés, ces mêmes années, de calamités naturelles qui accélérèrent la chute de leurs revenus. Les dettes et hypothèques ne pouvant plus être payées, 400 000 fermes passèrent dans les mains des banques entre 1929 et 1932, et autant de familles de paysans furent expulsées de leurs terres.

Le nombre de travailleurs sans domicile fixe, que la bourgeoisie appelait vagabonds, qui traversaient le pays en passagers clandestins des trains de marchandises à la recherche d’un travail, bondit jusqu’à 300 000. Pourchassés et maltraités par la police et des milices payées par les compagnies ferroviaires, plus de 24 000 perdirent la vie sur le réseau de chemin de fer entre 1929 et 1939.

Faute de moyens, 2 600 écoles fermèrent, laissant 300 000 enfants sans éducation. Les soupes populaires se multiplièrent, servant souvent le seul repas quotidien de bien des chômeurs.

Parmi les anciens combattants de la Première Guerre mondiale, dont deux millions avaient été expédiés en Europe en 1917 et 1918, les conséquences de la crise se faisaient aussi sentir. En 1924, le gouvernement américain s’était opposé à ce qu’ils touchent immédiatement la prime de démobilisation qui leur avait été promise. Le président Coolidge eut ce mot : « Le patriotisme, s’il est acheté, n’est pas du patriotisme », argument qu’il ne servit jamais aux officiers de carrière, bien sûr. Tout au plus concéda-t-il un bonus qui ne pourrait être converti en dollars que vingt ans plus tard.

Au moment où le mécontentement des vétérans s’accroissait, des marches de chômeurs, marches de la faim, commencèrent à sillonner les États-Unis. En janvier 1932, 25 000 chômeurs de Pennsylvanie se rendirent à Washington – 500 kilomètres à pied – pour demander aux autorités de financer des travaux publics qui leur donneraient du travail, d’accorder des prêts d’urgence aux fermiers et d’augmenter l’impôt sur les successions. Les marcheurs étaient approuvés et nourris par les populations des villes qu’ils traversaient. Bien qu’elle fût surnommée Cox’s Army, d’après le nom du prêtre catholique qui en prit la tête, cette « armée » populaire ne menaça guère ni la bourgeoisie ni le pouvoir. Arrivé à Washington, et après avoir remis ses revendications au Congrès et au président Hoover, Cox fit faire demi-tour aux marcheurs, qui entreprirent le voyage retour.

Au printemps 1932, ce fut le tour des associations d’anciens combattants d’organiser la convergence de leurs membres au chômage sur la capitale. Une dizaine de milliers de protestataires, certains venus avec femme et enfants, construisirent un campement à Washington, à l’image de ces bidonvilles peuplés de pauvres, ironiquement appelés Hoovervilles, qui apparaissaient au cœur des grandes villes américaines.

Beaucoup d’organisations de vétérans avaient été fondées en 1919 avec l’aide du gouvernement et avaient servi de force de frappe contre la vague de grèves qui avait alors touché les États-Unis. Leurs dirigeants étaient anticommunistes et violemment hostiles aux syndicats. Dix ans plus tard, ils devaient tenir compte de la profonde détresse de leurs membres et revendiquaient le paiement immédiat du bonus, d’où le nom de Bonus Army. Mais ils voulaient s’y limiter, désireux d’éviter que d’autres revendications n’émergent, et surtout des revendications communes à l’ensemble des chômeurs ou de la classe ouvrière. Le combat des vétérans aurait pourtant pu rejoindre, en juillet 1932, celui des 15 000 peintres en bâtiment de New York ou des 15 000 ouvriers du textile de Caroline du Nord en grève contre des diminutions de salaire.

Le président Hoover n’en prit pas moins peur, voyant que son refus de céder ne faisait pas repartir cette « armée » qui campait juste de l’autre côté de la rivière, non loin de la ­Maison-Blanche. Au contraire, elle grossissait jusqu’à atteindre en juillet autour de 30 000 membres. Les protestataires furent accusés d’abriter des communistes. Il y en avait certainement, bien que les dirigeants du mouvement les aient chassés régulièrement du campement. Mais cela ne suffisait plus à effrayer les vétérans qui, en 1932, étaient bien plus touchés qu’en 1919 par la dénonciation d’un capitalisme désormais en faillite.

Le 15 juin, 6 000 vétérans manifestèrent devant le Capitole, au moment où le Sénat votait contre le paiement immédiat de leur bonus. Puis ils se mirent à manifester plus fréquemment devant des immeubles fédéraux du centre de la capitale, voire à les occuper, ne se contentant plus de camper à l’extérieur. Le pouvoir ne pouvait plus le tolérer.

Ceux qui étaient à la tête du mouvement continuaient cependant de supplier les élus et de faire des discours patriotiques, alors que les autorités préparaient manifestement la répression. La police venait de tirer sur 300 chômeurs qui réclamaient du travail sur le chantier d’une digue dans l’Illinois, faisant un mort et trente blessés. À Saint-Louis, dans le Missouri, elle avait attaqué une manifestation de milliers de travailleurs et leurs familles, qui demandaient des secours alimentaires à la municipalité, faisant un mort et trois blessés par balles.

Le 28 juillet, dans la capitale, la police entreprit de chasser les vétérans du centre-ville. Ils résistèrent aux gaz lacrymogènes et furent rejoints au cours de l’après-midi par leurs camarades du campement. L’action de la police était une provocation orchestrée par Hoover, qui avait par ailleurs mobilisé un millier de soldats et cavaliers, avec mitrailleuses et tanks, pour faire régner l’ordre à Washington. Dirigée par des officiers promis à tous les honneurs et à toutes les responsabilités, tel Mac ­Arthur, Eisenhower et Patton, l’armée tira. La cavalerie chargea en pleine ville pour repousser les manifestants vers leur campement. Puis l’infanterie, baïonnette au canon, sous les insultes de la foule qui se massait sur les trottoirs, incendia les tentes et abris pour disperser complètement le rassemblement installé depuis des semaines.

Hoover mit ainsi fin à la protestation, au prix de deux morts et de nombreux blessés. En novembre 1932, il allait payer le prix de sa politique répressive par une impopularité accrue, ce qui aida Roosevelt à le battre lors de l’élection à la présidence. Confronté à une nouvelle marche des vétérans en mai 1933, le nouveau président y mit fin en les enrôlant pour des grands travaux et en 1936, enfin, le Congrès leur accorda le paiement de leur bonus.

Ni Roosevelt ni la bourgeoisie américaine n’en avaient pourtant fini avec la contestation sociale entraînée par la crise : à partir de 1934, les luttes de la classe ouvrière américaine, jusqu’ici sporadiques, allaient devenir massives, puis se généraliser.

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