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Liberia - Derrière les factions rivales : pillage impérialiste et rivalités pour le contrôle de la région
La guerre civile au Liberia compte parmi les plus longues et les plus sanglantes qu'ait connues le continent africain. Elle a non seulement dévasté le Liberia lui-même pendant près de deux décennies mais également englouti la Sierra Leone voisine pendant une décennie entière et menacé sérieusement la stabilité politique de plusieurs autres États d'Afrique de l'Ouest. Surtout, elle a entraîné, directement ou non, la mort de centaines de milliers de personnes (selon certaines estimations 8% des 2,4 millions d'habitants que comptait le Liberia auraient été victimes de la guerre, sans compter les victimes en Sierra Leone). Des dizaines de milliers d'autres ont été atrocement mutilées par les factions belligérantes et des centaines de milliers de familles ont été réduites à la misère la plus noire, forcées de fuir les combats et de devenir des réfugiés dans leur propre pays ou un pays voisin.
Au début du mois d'août dernier, néanmoins, les chancelleries occidentales lançaient un communiqué de victoire. Selon elles, grâce à leurs bons offices, la guerre civile allait enfin toucher à sa fin. Le 11 août, le président-dictateur Charles Taylor démissionnait de son poste et partait pour un exil doré dans la station balnéaire nigériane de Calabar. Les chaînes de télévision françaises montraient des images de liesse populaire à Monrovia, la capitale du Liberia, pour saluer ce départ et l'arrivée des "soldats de la paix" de la CéDéAO, l'organisation des pays d'Afrique de l'Ouest, chargés de présider au retour à la paix civile. Il est vrai que ces mêmes télévisions se gardaient bien d'évoquer la recrudescence des combats suite au départ de Taylor et de montrer les manifestations hostiles à cette intervention militaire qui se déroulaient au même moment dans certains quartiers pauvres de Monrovia - des quartiers dont la population n'avait pas oublié les exactions sanglantes et les pillages auxquels s'était livrées les troupes de la CéDéAO dans les années quatre-vingt-dix. Quant au rôle joué par les grandes puissances en attisant depuis si longtemps les flammes de la guerre civile, ces reportages n'en disaient bien sûr pas un mot.
Vers la fin de la guerre civile ?
Le départ de Taylor n'était de toute façon qu'une manoeuvre tactique, avant tout destinée à gagner du temps et à assurer à sa faction au pouvoir une place à la table des négociations. Une semaine après son départ, la faction de Taylor et les deux autres principales factions armées signaient un accord à Accra, capitale du Ghana. Les seigneurs de la guerre s'engageaient à un cessez-le-feu immédiat et à rendre leurs armes aussitôt que possible (encore que les modalités pratiques du désarmement restaient à définir). L'accord prévoyait la mise en place d'un gouvernement de transition formé de "représentants de la société civile" (c'est-à-dire d'anciens ministres ayant exercé dans les dictatures passées et autres politiciens corrompus) ainsi que de "représentants civils" des trois factions belligérantes. Ce gouvernement de transition aurait la tâche de préparer des élections "démocratiques" pour 2005.
Les dirigeants de Washington et de Londres se targuèrent aussitôt du "rôle décisif" qu'ils avaient joué dans la "restauration de la paix et de la démocratie" au Liberia, grâce aux pressions qu'ils avaient exercées sur Taylor, et notamment aux sanctions économiques imposées à son régime par les Nations Unies et à la présence de 2000 marines américains au large des côtes de Monrovia.
Mais le départ de Taylor et les accords d'Accra signifient-ils réellement la fin de la guerre civile au Liberia? Ou bien s'agit-il simplement d'une nouvelle péripétie dans cette guerre? Nul ne peut le dire pour le moment. Mais les dirigeants impérialistes moins que quiconque, eux dont les agissements et les pillages criminels dans la région sont en grande partie responsables de cette guerre.
Après tout, il y six ans, le 2 août 1997, le Département d'État américain n'avait-il pas arboré la même auto-satisfaction lorsque le même Charles Taylor avait prêté serment comme président du Liberia, après des élections notoirement truquées? Seulement, à l'époque, le fait que la faction de Taylor apparaissait comme la seule capable d'assurer une certaine stabilité politique dans le pays face aux factions rivales avait suffi aux dirigeants de Washington pour décrire cette élection avec cynisme comme "raisonnablement démocratique compte tenu des normes africaines" et pour donner leur soutien à Taylor. En 1997, l'accord conduisant au processus de "démocratisation" avait été signé à Abuja, au Nigeria, et non à Accra au Ghana, mais son contenu et les parties signataires étaient plus ou moins les mêmes qu'aujourd'hui. Ce qui n'empêcha pas les affrontements de reprendre moins d'un an plus tard dans la capitale, puis de s'étendre au reste du pays. C'est dire toute l'hypocrisie et le cynisme des gouvernements occidentaux aujourd'hui.
Ayant soutenu Taylor en 1997, malgré ses exactions en tant que seigneur de guerre, les puissances occidentales se retournèrent contre lui quand elles estimèrent que celui-ci était décidément trop gourmand, au point de vouloir jouer un rôle régional. Taylor devint alors l'ennemi public numéro un, fauteur de crimes de guerre, et par conséquent la cible "légitime" d'un processus de "changement de régime". Pour faire bonne mesure, le secrétaire d'État américain aux affaires africaines, Herman Cohen, dénonça les "liens de Taylor avec Al-Qaida, par l'intermédiaire du trafic de diamants", faisant ainsi entrer la lutte contre Taylor dans le cadre de la "guerre contre le terrorisme". Mais aujourd'hui que Taylor a quitté le pays (bien que ses hommes exercent toujours le pouvoir de droit et de fait à Monrovia), on ne peut que se demander quel nouveau seigneur de guerre les gouvernements occidentaux vont placer à la tête du pays.
Pour ce qui est de la guerre civile elle-même, en quoi la situation a-t-elle réellement changé depuis 1997? Certainement pas du fait de la courte apparition de 150 marines américains sur l'aéroport international Roberts, à 80 kilomètres de Monrovia, juste assez longtemps pour se faire filmer aux côtés des envoyés de Bush, avant de retourner sur leurs navires alors que les combats faisaient rage à Monrovia. Ni à cause du contingent de 3 500 hommes de la CéDéAO qui doit servir de noyau à une future force de 15000 soldats de l'ONU, éCOMIL. D'ailleurs ces "soldats de la paix" n'étaient-ils pas déjà là en 1997, et n'étaient-ils pas devenus alors un facteur d'aggravation de la guerre civile en se comportant comme toutes les autres bandes armées en présence?
La guerre civile est en tout cas loin d'être terminée. À l'heure où nous écrivons, le cessez-le-feu n'existe que sur le papier. Dans le but évident de consolider leurs territoires respectifs et de bénéficier au sein du futur gouvernement provisoire d'un rapport de forces aussi favorable que possible, les milices opposées à Taylor multiplient les offensives en direction de la capitale et des territoires toujours aux mains des forces gouvernementales, forçant des dizaines de milliers de civils à fuir à leur approche. Des combats sporadiques continuent dans les quartiers périphériques de la capitale et de Buchanan, la deuxième ville du pays, malgré la présence toute proche des troupes d'éCOMIL. On sait très peu de choses sur ce qui se passe en dehors de ces deux villes et de leurs environs. Mais des affrontements très violents ont été rapportés, par exemple, dans la région minière du comté de Nimba. Il faut dire que cette région, riche en diamants, attire les bandes armées comme un aimant!
Mais surtout, quoi que puissent dire les commentateurs occidentaux, il ne faut pas oublier que quels qu'aient été les agissements criminels de Taylor (et ses rivaux ne valent pas mieux que lui à cet égard), il n'aurait pas pu s'y livrer sans l'appauvrissement catastrophique de l'Afrique de l'Ouest dû au pillage impérialiste passé et présent de la région, ni sans les rivalités entre trusts impérialistes pour s'approprier les richesses naturelles de la région avec l'aide de leurs alliés régionaux. Car ce sont là les principaux facteurs qui ont entretenu et continuent à entretenir les guerres civiles en Afrique de l'Ouest depuis deux décennies.
Une ligne de front entre empires coloniaux
L'Afrique de l'Ouest est morcelée en d'innombrables États dont les frontières sont aussi aberrantes sur le plan géographique qu'ethnique, plus particulièrement le long de sa côte océanique. Ces frontières sont les cicatrices laissées par le commerce triangulaire des esclaves, à l'époque où toutes les puissances européennes se battaient pour un morceau de cette côte afin d'avoir leur part de ce butin sanglant.
Par la suite, ce sont ces parcelles côtières qui ont été étendues vers l'intérieur des terres en fonction des rapports de forces entre puissances coloniales et de la localisation des ressources naturelles qu'elles cherchaient à s'approprier. Inutile de dire que le tracé de ces frontières fut l'objet de manoeuvres et d'intrigues incessantes, débouchant parfois sur des accrochages armés entre les puissances coloniales. Ce processus entraîna la division d'ethnies entières entre deux ou plusieurs colonies, sans aucun égard pour leurs aspirations.
Parmi les pays d'Afrique de l'Ouest, le Liberia partage avec son voisin, la Sierra Leone, des caractéristiques historiques communes. Les deux pays ont été initialement peuplés par des esclaves noirs affranchis venus des métropoles impérialistes dans le cadre de programmes philanthropiques - "philanthropie" doublée de racisme d'ailleurs, puisqu'elle était en grande partie motivée par la peur qu'éprouvaient ses promoteurs devant la croissance de la population noire aux États-Unis comme en Grande-Bretagne. Inutile de dire que ces programmes reçurent le soutien des gouvernements de ces pays qui y virent un moyen vertueux, et surtout peu coûteux, d'acquérir de nouvelles colonies. La première ville de la future Sierra Leone, Freetown, fut ainsi établie au milieu du XVIIIe siècle tandis que Monrovia, la capitale du futur Liberia, fut construite à partir de 1822.
Ce n'est qu'après 1850 que ces avant-postes britanniques et américains commencèrent à étendre leur emprise vers l'intérieur, sous la pression des puissances coloniales qui voulaient contenir la progression des armées françaises dans la région (le tracé final de leurs frontières ne fut néanmoins formalisé qu'au début du XXe siècle). Une mince couche de Noirs privilégiés, dont le mode de vie et l'éducation devaient tout à l'Occident (les familles riches du Liberia envoyaient leurs enfants dans les meilleures universités américaines), instaura ainsi son contrôle sur la population africaine locale, avec laquelle elle n'avait rien de commun, hormis la couleur de la peau. En fait, cette élite se montra tout aussi sanguinaire envers les populations colonisées que les colonisateurs européens dans le reste du continent.
Alors que la Sierra Leone était administrée par des institutions locales directement contrôlées par Londres jusqu'à son indépendance en 1961, le Liberia devint formellement indépendant en 1847 - même si sa constitution fut rédigée par un professeur de Harvard. Mais, indépendants ou pas, les deux pays restèrent dans les faits partie intégrante du pré-carré de leur métropole respective.
Jusqu'à la Première Guerre mondiale, le Liberia resta une tête de pont américaine en Afrique sans jouer de rôle significatif dans la politique de Washington. Mais à la suite de la hausse du prix du caoutchouc sur le marché mondial, le fabricant américain de pneumatiques Firestone loua en 1926 525000 hectares de terrain au Liberia pour 99 ans à raison de 15 cents l'hectare. Mais en contrepartie, Firestone exigea du gouvernement libérien qu'il lui emprunte 5 millions de dollars pour construire les routes et les équipements portuaires nécessaires au fonctionnement des futures plantations d'hévéa. Et en guise de garantie que ce prêt lui serait remboursé, Firestone prit le contrôle de la collecte de tous les impôts et taxes du pays.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Liberia devint la seule base militaire américaine en Afrique, tandis que l'industrie américaine se fournissait en caoutchouc dans les plantations Firestone pour un coût dix fois inférieur à celles d'Amérique du Sud. À partir de 1944, le Liberia adopta le dollar comme monnaie officielle. Le pays devint un paradis fiscal pour ceux qui voulait faire discrètement des affaires en dollars, rôle que le Liberia continue à remplir à ce jour malgré la guerre civile. C'est aussi en 1947, que fut mis en place le registre naval de complaisance du Liberia, registre qui permettait à n'importe quel armateur de faire enregistrer un navire sous pavillon libérien, échappant ainsi aux taxes et aux réglementations sur la sécurité et les conditions de travail et de salaire des marins en vigueur dans les pays industrialisés. De façon significative, le registre naval libérien reste encore aujourd'hui administré par une entreprise américaine basée dans l'État de Virginie! Dans ce domaine non plus, la guerre civile n'a pas interrompu les affaires. Tout au plus le pavillon libérien est-il passé au second rang mondial en tonnage, derrière celui du Panama, très loin devant ceux de pays comme les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France!
Au début des années cinquante, d'immenses gisements de minerai de fer furent découverts au Liberia. Ces gisements étaient d'autant plus intéressants pour les géants de la métallurgie que le coût de la main-d'oeuvre était et reste très bas dans le pays. Les deux premières mines, situées dans le nord du pays, commencèrent à être exploitées par des entreprises américaines. Puis, dans les années soixante, un consortium américano-franco-suédois commença l'exploitation d'une mine plus importante sur les flancs du mont Nimba, à la frontière guinéenne. Depuis, des gisements encore plus importants ont été découverts par des prospecteurs français sur la face guinéenne du mont Nimba. Mais l'exploitation en a été repoussée car aucun investisseur ne se portait candidat, suite à la fermeture de la seule ligne de chemin de fer qui aurait pu assurer le transport du minerai au littoral libérien, en raison de la guerre civile. Inutile de dire que de nombreux groupes internationaux lorgnent sur ces gisements, attendant impatiemment la fin du conflit, comme le géant anglo-australien RTZ.
Malgré ces richesses naturelles, le Liberia resta dans un État d'extrême sous-développement. Aujourd'hui, par exemple, le pays ne compte que deux lignes de chemin de fer, toutes deux construites pour acheminer le minerai de fer extrait de ses mines, et moins de 800 kilomètres de routes goudronnées.
Ce dénuement, que partagent à des degrés divers la plupart des pays de la région, a rendu l'Afrique de l'Ouest totalement dépendante des grandes entreprises impérialistes qui achètent leurs matières premières et produits agricoles. En même temps, les anciennes rivalités coloniales ont été remplacées par celles opposant les États impérialistes agissant pour le compte de leurs capitalistes respectifs et de leurs ambitions d'augmenter leur part du pillage de la région. Comme on pouvait s'y attendre, les anciennes puissances coloniales, la Grande-Bretagne et la France, restent les deux puissances impérialistes dominantes dans la région, tandis que les États-Unis font avancer leurs propres pions derrière elles, en tant que puissance dominante au niveau mondial.
L'effondrement des institutions
Comme dans la plupart des pays pauvres, la "démocratie" laissée par la colonisation au Liberia s'est résumée pendant plus d'un siècle, jusqu'en 1980, à la dictature d'un parti unique. Pendant toute cette période, le True Whig Party ("véritable parti libéral") fut une machinerie corrompue qui régnait sur la mince couche d'Américano-Libériens en usant de népotisme et sur le reste de la population en pratiquant une répression féroce.
Cela n'empêcha pas Washington de chanter les louanges du régime, surtout durant la Guerre froide, lorsque Monrovia devint le quartier général de la CIA en Afrique, doté d'une station d'écoute radio (et par la suite d'une station d'observation de satellites) et d'un émetteur de la Voice of America, sans parler des installations militaires de l'armée américaine. Pour Washington, le régime de Monrovia était un rempart contre le "communisme" ou, plus exactement, contre la vague des nationalismes africains.
Au début des années soixante-dix, cependant, le président William Tolbert se trouva face à une opposition au langage "progressiste" qui réclamait des réformes politiques - notamment dans les rangs de la jeunesse privilégiée à qui le délabrement de l'économie laissait de moins en moins de débouchés. Cela amena Tolbert à faire quelques gestes nationalistes symboliques. C'est sans doute son refus, en 1979, de mettre des installations de ravitaillement en kérosène à la disposition de la nouvelle Force de déploiement rapide américaine qui lui valut l'ire de la CIA. Celle-ci commença à lui chercher activement un remplaçant possible, qu'elle finit par trouver en la personne du sergent Samuel Doe, l'un des leaders du putsch militaire qui renversa Tolbert en avril 1980.
Ce putsch marqua le début d'une décennie de dictature sanguinaire. Mais dans un premier temps, Doe prit soin d'amadouer l'ex-opposition "progressiste" au régime de Tolbert. Nombre de ses dirigeants furent nommés à des postes gouvernementaux ou dans l'appareil d'État, pour les neutraliser. C'est ainsi qu'un jeune Américano-Libérien du nom de Charles Taylor, déjà connu pour ses activités politiques parmi les étudiants libériens aux États-Unis, se retrouva dans l'administration des marchés de l'État. Et ces anciens oppositionnels, qui avaient jadis dénoncé la corruption de Tolbert, ne tardèrent pas à tirer profit de leur nouvelle position - comme Taylor qui, accusé d'avoir détourné 900000 dollars, dut fuir aux États-Unis.
Ayant ainsi neutralisé l'ancienne opposition, Doe élimina tous ses rivaux potentiels dans les cercles de l'armée qui avaient participé au putsch de 1980. Puis, après avoir ainsi consolidé son pouvoir, il s'efforça de le rendre légitime en organisant en 1985 une élection présidentielle, qu'il remporta de peu, avec seulement 50,9% des suffrages. Le fait que le scrutin ait été manifestement truqué n'empêcha pas Washington de le saluer comme un "réel progrès vers la démocratie". Il est vrai qu'à l'époque Doe était un allié utile pour la CIA et le Pentagone, en même temps que l'un des rares chefs d'États africains prêts à entretenir des relations cordiales avec Israël. Pour les dirigeants américains, la loyauté de Doe envers l'impérialisme américain valait bien de lui octroyer l'aide la plus élevée par habitant de toute l'Afrique sub-saharienne.
Doe sut faire bon usage de cette aide. Dans un pays où l'armée n'avait joué jusque-là qu'un rôle limité, il en fit le principal organe de l'appareil d'État. Mais il le fit en remplaçant le vieux système de népotisme reposant sur la caste américano-libérienne par un système de favoritisme à base ethnique. Doe attribua en priorité les postes de responsabilité dans l'armée et l'appareil d'État aux membres de sa propre ethnie, les Krahns du sud du pays. Puis, en 1986, Doe étendit ce système aux Mandingues, une ethnie musulmane venue de Guinée, dont le principal avantage à ses yeux était sa faiblesse: installés depuis peu dans le pays, souvent comme petits commerçants, ils n'avaient en effet ni territoire propre ni racines profondes dans la population, qui continuait à les considérer comme des "étrangers", au point que la reconnaissance officielle de l'ethnie mandingue conduisit à des émeutes dans le nord du pays.
Le système de favoritisme ethnique mis en place par Doe, qui faisait des Krahns les rivaux potentiels des Mandingues pour le contrôle de l'État, tout en laissant à l'écart toutes les autres ethnies, allait avoir des conséquences sanglantes dans la guerre civile à venir.
L'émergence d'un seigneur de la guerre
Les premières cartouches de la guerre civile libérienne furent tirées dès 1983, lorsque des partisans de Thomas Quiwonkpa, un ancien compagnon de Doe dans le putsch de 1980 que celui-ci avait contraint à l'exil, pénétrèrent au Liberia par la frontière ivoirienne et menèrent une série de raids armés dans la région minière du comté de Nimba. Les combats prirent immédiatement une tournure ethnique, les insurgés cherchant à se rallier l'ethnie locale gio (dont Quiwonkpa était issu) et appelant à lutter contre la mainmise des Krahns sur le pays. Il y eut d'horribles massacres qui devaient devenir la règle par la suite.
Après l'échec de sa première tentative, Quiwonkpa réessaya en 1985, cette fois à Monrovia, en infiltrant la capitale et en prenant le contrôle de la station de radio pour annoncer le renversement de Doe par un Front national patriotique du Liberia (NPFL). Mais Doe, prévenu par la CIA, put déjouer cette tentative. Dans les jours suivants, Doe fit parader le cadavre mutilé de Quiwonkpa dans la capitale pour montrer ce qu'il en coûtait de s'opposer à son pouvoir.
Tous les partisans de Quiwonkpa n'avaient pas été éliminés. Alors que la frontière ivoirienne dans le comté de Nimba, restait le théâtre de combats sporadiques mais persistants, quelques-uns des anciens associés de Quiwonkpa allèrent chercher de l'aide à l'étranger pour renverser le régime de Doe. Parmi eux se trouvait Charles Taylor qui, après un temps aux États-Unis, avait entrepris la tournée des capitales africaines et européennes pour collecter des fonds et des armes, recruter des partisans et obtenir des soutiens politiques. Sa tournée rencontra un certain succès puisque vers la mi-1989, il relança l'ancien NPFL de Quiwonkpa, qui devint très vite la plus importante des factions armées opposées à Doe.
À cette époque, le NPFL de Taylor se présentait comme un groupe panafricain dont le but était de renverser "la dictature du fantoche américain" Doe avec l'aide de tous les "combattants de la liberté" d'Afrique. Il comptait dans ses rangs d'anciens guérilleros de la Gambie, du Ghana, du Biafra nigérian, etc. Il avait déjà formé une alliance étroite avec un groupe d'exilés sierra-léonais, le Front révolutionnaire unifié (RUF) de Foday Sankoh. À en croire la démagogie grandiloquente de Taylor, le but que se fixait le NPFL était rien moins que de changer la face de toute l'Afrique de l'Ouest anglophone, en commençant par le Liberia.
Mais derrière cette rhétorique radicale, d'autres intérêts étaient en jeu. Bien entendu, il y avait la "libyan connection" de Taylor, que les gouvernements occidentaux n'ont cessé de ressasser pour le présenter comme un instrument de Kadhafi. Et sans doute Taylor a-t-il bien bénéficié d'armes et de fonds venus de Libye. Mais, quoi qu'en dise l'Occident en présentant Kadhafi comme la "tête pensante du terrorisme", la réalité est que celui-ci ne joue qu'un rôle relativement secondaire dans la politique africaine.
Bien plus décisive pour Taylor fut l'aide logistique, militaire et financière qu'il reçut de Côte d'Ivoire, alors dirigée par Houphouët-Boigny, et du Burkina-Faso, alors dirigé par Blaise Compaoré, l'allié d'Houphouët-Boigny. Or ces deux États étaient des auxiliaires de la politique impérialiste française en Afrique et il ne peut y avoir le moindre doute sur le fait que leur aide à Taylor a été sinon dictée, en tout cas autorisée par Paris. Ainsi, tout comme Doe était un pion dans le jeu impérialiste américain en Afrique, Taylor était un pion dans la stratégie impérialiste française dans la région.
én décembre 1989, le NPFL de Taylor lança ses premiers raids armés à partir de bases situées en Côte d'Ivoire dans le comté de Nimba, aidé par un contingent de l'armée burkinabé fourni par Compaoré. Taylor déclara aux journalistes de la BBC que ses hommes avaient déjà commencé à infiltrer Monrovia. C'était probablement du bluff, mais la réaction de Doe fut terrifiante. Des centaines de personnes soupçonnées de sympathiser avec les rebelles furent assassinées par ses escadrons de la mort. D'autres, plus nombreuses encore, furent sommairement exécutées, simplement parce qu'elles appartenaient aux ethnies gio ou mano, les deux ethnies dominantes dans l'est du pays où Taylor avait lancé son offensive. Pendant ce temps, dans le comté de Nimba, l'armée de Doe se déchaînait contre les villages gio et mano, forçant les habitants à s'enfuir afin de créer le vide autour du NPFL qui était tributaire de l'aide de la population.
Mais rien n'y fit. Six mois après le début de son offensive, le NPFL s'emparait de Buchanan, port commercial et deuxième ville du pays. Deux mois plus tard, en juillet 1990, le territoire encore contrôlé par Doe était réduit à une étroite poche autour de Monrovia. La progression du NPFL fut marquée par des purges sanglantes contre les Krahns et Mandingues, visant à forcer la population à prendre parti pour ce que les chefs de guerre du NPFL disaient être une lutte pour ses droits ethniques. Sur leur route, les forces du NPFL s'étaient considérablement renforcées, en recrutant les villageois plus ou moins de force. Quand elles eurent atteint Monrovia, une bataille sanglante commença. Pendant plus d'un mois, la capitale fut le théâtre de pillages systématiques et de milliers de meurtres aveugles commis par les deux parties. En septembre, le régime de Doe finit par s'écrouler et Doe lui-même fut sommairement exécuté.
Il faut noter qu'à l'époque, personne n'éleva la voix au Conseil de sécurité de l'ONU pour s'indigner du génocide déchaîné par la dictature de Doe. Il faut croire que la présence de "conseillers" américains avec les troupes de Doe constituait une garantie suffisante de respect du "droit international"!
Pourtant, le soutien américain ne sauva pas le régime de Doe, ne serait-ce que parce que Washington n'avait pas l'intention d'engager les moyens considérables qui auraient été nécessaires pour ramener l'ordre dans un territoire comme le Liberia, couvert par une jungle épaisse, pour ainsi dire sans routes bitumées, et qui plus est, contre la volonté de sa population. Les 2000 marines envoyés par Washington se bornèrent donc à organiser l'évacuation des ressortissants occidentaux sans prendre le risque d'un contact direct avec les combattants. Après tout, la Guerre froide était terminée, tout comme la vague de nationalisme radical en Afrique. Les dirigeants américains n'avaient aucun besoin de s'embarrasser d'un dictateur comme Doe, incapable de garantir la stabilité de son régime. Ils l'abandonnèrent donc à son sort - et le régime s'écroula.
Les "soldats de la paix" alimentent la guerre
étant donné les liens de Taylor avec l'impérialisme français, les dirigeants anglo-américains étaient néanmoins déterminés à lui rendre la tâche aussi difficile que possible. Quant aux États de la région, ceux qui ne soutenaient pas Taylor craignaient que son exemple fasse des émules chez eux.
Londres et Washington eurent donc recours à l'aide de leurs alliés régionaux. Ils obtinrent du leader nigérian Babangida de proposer une importante force militaire de "maintien de la paix", baptisée éCOMOG, dans le cadre de la CéDéAO. Ce fut la première intervention militaire menée par cette organisation, en principe exclusivement économique, qui aille au-delà d'une simple mission de surveillance. La plupart des membres francophones de la CéDéAO s'y opposèrent, mais vu le poids du Nigeria dans l'organisation et le soutien unanime des pays anglophones, la proposition fut adoptée. Peu importait l'absurdité qu'il y avait à attendre de Babangida, dictateur sanguinaire, corrompu et expert en matière d'ethnisme, qu'il arrête les massacres au Liberia!
Le 25 août 1990, un contingent d'éCOMOG fort de 3000 hommes, majoritairement composé de Nigerians et sous commandement nigérian, prit pied à Monrovia. Sa mission était initialement de protéger la capitale où un gouvernement intérimaire avait été formé avec des politiciens d'avant 1980, afin de représenter l'autorité "légale" du Liberia lors des futures négociations avec le NPFL.
Pendant ce temps, Taylor consolidait son emprise sur le pays. Firestone et les entreprises américaines qui exploitaient les mines de fer du Nord conclurent avec lui des accords les autorisant à reprendre leurs exportations. Un autre accord fut conclu avec des entreprises françaises pour l'exportation du minerai de fer du mont Nimba, sous la supervision personnelle, dit-on, de Jean-Christophe Mitterrand, avec lequel Taylor avait des liens déjà anciens. Pendant trois ans, cet accord permit à d'importants tonnages de minerai de fer d'être transportés par bateau de Buchanan à Dunkerque. Il en alla de même pour le bois, dont l'exportation reprit via le port de San Pedro, en Côte d'Ivoire. Durant cette période, les zones sous le contrôle de Charles Taylor devinrent le premier fournisseur de bois rares de la France. Toutes ces activités, ajoutées à la production de diamant dans l'est et le nord du pays, étaient génératrices d'impôts et de revenus. Les montants perçus étaient conservés dans des comptes domiciliés à Abidjan, en Côte d'Ivoire, et servaient, entre autres, à acheter des armes pour le NPFL.
Mais pendant ce temps, de nouvelles forces étaient apparues dans la relative accalmie de la guerre. En 1991, une nouvelle organisation armée se manifesta au nord du Liberia - le Mouvement unifié de libération du Liberia ou Ulimo. Fondé par deux anciens ministres de Doe qui cherchaient à regrouper d'anciens éléments de son régime et, surtout, de son armée, il prétendait représenter les intérêts ethniques des Krahns et des Mandingues. Dès sa création, Ulimo reçut des livraisons importantes d'armes de Sierra Leone et de Guinée (ancienne colonie française qui avait pris ses distances avec l'ancienne métropole) ainsi que... d'éCOMOG, dont les officiers ne se gênaient pas pour faire quelques profits en vendant leurs propres armes, d'autant plus volontiers qu'Ulimo aidait le gouvernement de la Sierra Leone à combattre la rébellion du RUF le long de la frontière avec le Liberia.
Mais la zone frontalière de la Sierra Leone étant riche en diamants, des rivalités apparurent très vite dans les rangs d'Ulimo et entre ses mentors sierra léonais et guinéens, qui avaient chacun leurs intérêts particuliers à défendre. Une scission se fit jour plus ou moins sur des bases ethniques, entre d'un côté Ulimo-K, qui rassembla les éléments mandingues soutenus par la Guinée, et Ulimo-J, qui rassembla les éléments krahns soutenus par la Sierra Leone. Il y avait donc désormais trois factions armées en présence, auxquelles il fallait ajouter les restes de l'armée de Doe, à Monrovia, qui continuaient à servir le gouvernement provisoire.
én 1992, en réponse à une offensive du NPFL sur Monrovia décidée par Taylor dans l'espoir d'accélérer les négociations et d'y renforcer sa position, éCOMOG abandonna son rôle officiel de "maintien de la paix" pour revêtir des atours plus guerriers. Utilisant ses forces aéroportées, le haut commandement nigérian soumit les environs de la capitale à des bombardements intensifs, tuant des milliers de civils. Puis éCOMOG avança au sud de la capitale et prit Buchanan, attaquant les zones rurales au napalm pour décimer les unités du NPFL, et détruisant par la même occasion un grand nombre de villages avec leurs habitants. Au cours des quatre années qui suivirent, les officiers d'éCOMOG remplacèrent le NPFL dans les régions qu'ils occupaient, en taxant la population et en pillant tout ce qui leur tombait entre les mains. L'affairisme et la corruption dans les rangs d'éCOMOG devinrent tels qu'en 1994, Washington convainquit la CéDéAO de sous-traiter toutes ses activités de transport militaire à une entreprise privée américaine liée au Pentagone, afin d'empêcher les chefs militaires d'utiliser les véhicules de l'armée pour leurs affaires privées.
Avec des activités aussi profitables, les commandants d'éCOMOG et leurs supérieurs au Nigeria, qui prélevaient aussi leur part de butin, n'étaient guère pressés de voir venir la paix. Quand un premier accord fut enfin signé à Cotonou, capitale du Bénin, en juillet 1993, ils firent tout pour rompre le cessez-le-feu, en multipliant les provocations, mais surtout en favorisant l'émergence d'une nouvelle bande ethnique, baptisée Conseil de paix libérien, qui commença à attaquer les positions du NPFL dans le sud du pays. Chacun des protagonistes finit d'ailleurs par recourir à ce genre de méthodes pour affaiblir ses rivaux, de sorte qu'en août 1995, lorsque l'accord final d'Abuja fut signé, il n'y avait pas moins de sept factions armées à la table des négociations, chacune réclamant sa part dans le futur Liberia!
Finalement, après une autre année de combats pendant laquelle les commandants d'éCOMOG essayèrent à nouveau de torpiller l'accord d'Abuja, des élections furent organisées, et en juillet 1997, Taylor fut élu président avec 75% des voix. L'élection largement truquée fut unanimement acclamée par les leaders occidentaux.
Après avoir alimenté la guerre civile pendant sept ans pour écarter Taylor du pouvoir, les puissances impérialistes avaient fini par lui donner leur soutien. Quels que fussent ses crimes, Taylor s'était montré le plus fort face à ses rivaux et cela seul comptait. Et personne ne trouva à redire au prix exorbitant qu'avait dû payer la population pour ces sept années de guerre!
Une nouvelle guerre civile inspirée par l'Occident
On dit souvent que l'histoire se répète sous forme de farce ou de tragédie. Dans le cas du Liberia, ce fut à la fois sous forme de farce et de tragédie. Dans les années quatre-vingt, près de quatre années s'étaient écoulées avant que Doe ait eu à faire face à la première tentative limitée d'opposition armée. Dans le cas de Taylor, l'accalmie dura à peine un an. Les combats reprirent dans la capitale en septembre 1998, entre les forces du NPFL, désormais intégrées dans l'armée nationale, et la faction Ulimo-J. Dans le Nord, cela continua jusqu'à la fin de l'année suivante, cette fois avec des membres de la faction Ulimo-K, qui furent finalement vaincus malgré l'armement britannique dont ils bénéficièrent.
Mais à cette époque, une nouvelle faction était déjà apparue, appuyée sur des bases situées en Sierra Leone et en Guinée et formée par d'anciens membres d'Ulimo-K à dominante mandingue. Elle s'appelait "Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie" ou LURD. Son "conseiller militaire" était un ancien général de l'armée de Doe opérant depuis les États-Unis. Elle comptait parmi ses leaders l'un des neveux de Doe. Son président était un homme d'affaires qui avait des liens familiaux avec le président guinéen, Lasane Conté. Et cette nouvelle organisation avait conclu une alliance avec les Kamajors, la milice armée du président pro-britannique de la Sierra-Leone, Tejan Kabbah.
À la mi-2000, des unités du LURD traversèrent la frontière nord depuis ses bases en Guinée pour lancer des raids contre les forces de Taylor. Lorsque Monrovia organisa une contre-offensive et tenta de donner la chasse aux soldats du LURD en Guinée, plusieurs unités d'éCOMOG stationnées en Sierra Leone furent envoyées pour surveiller la frontière côté guinéen et empêcher toute incursion de troupes libériennes. En revanche, elles ne firent rien pour empêcher les forces du LURD de traverser la frontière, car, expliqua-t-on officiellement, c'eût été "s'ingérer dans les affaires intérieures libériennes"! ét bien entendu, éCOMOG ne mit aucun obstacle à l'occupation du nord du Liberia par les troupes du LURD. Quatre mois plus tard, le LURD répéta la même opération, cette fois dans le comté de Nimba, prenant ainsi le contrôle de la plus importante zone de minerai de fer du Liberia. Un an plus tard, le LURD contrôlait 30% du Liberia et en février 2003, 50%.
Mais une nouvelle faction armée avait émergé, cette fois dans le sud du pays. Le "Mouvement pour la démocratie au Liberia" ou MODéL, organisation à base ethnique krahn, avait été mis sur pieds par d'anciens membres d'Ulimo-J, avec le soutien de factions ivoiriennes opposées au régime du président Gbagbo. Cette nouvelle bande armée occupa rapidement Buchanan et le sud et l'est du pays, le long de la frontière avec la Côte d'Ivoire.
én juin 2003, le LURD et le MODéL avaient finalement atteint la banlieue de Monrovia et, bien que conservant le contrôle d'une partie encore significative du pays, l'appareil d'État de Taylor était au bord de l'effondrement. Le fait que le régime de Taylor ait été si facilement vaincu par les deux factions armées est d'autant plus notable que, d'après la plupart des observateurs, ces factions ne rassemblaient guère plus de 3000 soldats au total, à peine un dixième des forces combinées du NPFL et les deux branches d'Ulimo en 1994. Si cet écroulement rapide du régime indiquait quelque chose, c'était bien l'État de décomposition de l'appareil d'État de Taylor depuis 1997.
Outre la corruption du régime, d'autres facteurs jouèrent un rôle décisif dans cette décomposition, notamment les sanctions imposées par l'ONU. L'infrastructure économique du pays avait été presque entièrement détruite dans les années quatre-vingt-dix, alors que toutes les factions, y compris éCOMOG, s'efforçaient de démonter les installations industrielles pour les revendre à la ferraille. Mais même si Taylor avait voulu reconstruire cette infrastructure, il n'en aurait pas eu les moyens. Car, sous prétexte que les combats continuaient, les sanctions économiques contre le Liberia furent maintenues après 1997, non seulement sur l'importation d'armes, mais de tout produit hormis les produits de nécessité vitale.
Un rapport confidentiel rédigé en juin 2002 par une mission militaire de la CéDéAO au Liberia en souligne clairement les conséquences: "Les sanctions imposées par l'ONU affaiblissent de plus en plus le gouvernement de Taylor, au point qu'il est de moins en moins en État d'assurer son rôle de protection de la société et des personnes et de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires". C'est ainsi que, par exemple, à la fin 2002, l'État devait encore entre sept et quatorze mois de salaires aux fonctionnaires.
Par ailleurs, la coalition anti-Taylor a bénéficié de l'aide occidentale. Comme le note le même rapport, comparant les capacités de combat des deux belligérants: "Le LURD semble être mieux armé et recevoir un appui discret des Kamajors, des États-Unis et de la Grande-Bretagne. (...) Le fait que des troupes kamajors aient été entraînées par l'armée britannique en Sierra Leone (...) ajouté à la découverte de munitions portant des inscriptions britanniques laisse penser que le LURD a bénéficié du soutien tacite de la Grande-Bretagne."
Derrière le langage diplomatique, il apparaît clairement que, si cette deuxième phase de la guerre civile a bien été préparée par la première, le fait qu'elle ait eu lieu est, pour une bonne part au moins, dû à l'intervention indirecte de la Grande-Bretagne et des États-Unis dans les coulisses, sans le moindre égard pour les massacres ethniques et les souffrances qui en ont résulté pour la population.
Une menace permanente
Pour les dirigeants américains et britanniques, Taylor a toujours constitué une cible "légitime", d'abord parce qu'il s'est imposé au pouvoir sans leur assentiment et ensuite parce que, une fois au pouvoir, il a eu la prétention, intolérable aux yeux des leaders impérialistes, de jouer un rôle régional à leurs dépens, en particulier en fournissant une assistance militaire à la rébellion du RUF contre le régime de Kabbah, l'homme que Londres et Washington avaient choisi pour diriger la Sierra Leone.
La guerre civile en Sierra Leone a fait 50000 victimes entre 1991 et 2000 et a laissé la plus grande partie du pays en ruines, tandis que les factions belligérantes se disputaient le contrôle des régions diamantifères. Les origines de cette guerre étaient fondamentalement les mêmes qu'au Liberia: le baril de poudre laissé par l'ère coloniale a fini par exploser sous la pression de la misère croissante de la population. En ce sens, les deux guerres civiles eurent une évolution parallèle, tout en s'alimentant l'une l'autre: l'alliance entre Taylor et le RUF fut le pendant de celle entre le LURD et les Kamajors.
Mais, dans la réalité, les manoeuvres de Londres ont fait bien plus pour attiser la guerre civile en Sierra Leone que le soutien de Taylor au RUF. Et en portant au pouvoir son homme lige, Tejan Kabbah, il n'est même pas dit que Londres ait assuré une stabilité politique durable dans le pays. Car Kabbah est déjà en train de préparer le terrain à l'émergence d'une nouvelle période d'instabilité, voire de guerre civile, en persécutant ses rivaux - comme Koroma, leader du troisième parti du pays et initiateur d'un coup d'État militaire en 1997, qui vient d'être contraint de quitter le pays pour éviter l'arrestation. La tentative de Kabbah de rétablir le régime corrompu qu'avait connu le pays avant la guerre civile, afin de préserver les intérêts de l'impérialisme, ne peut mener qu'à une nouvelle explosion.
ét l'instabilité politique n'a pas été confinée au Liberia et à la Sierra Leone. La crise qui s'est développée en Côte d'Ivoire ces derniers temps, avec l'émergence de factions armées rivalisant pour le pouvoir et n'hésitant pas à utiliser la carte ethnique pour parvenir à leurs fins, a pu être influencée sur certains plans par la guerre civile au Liberia, mais elle n'en est pas le produit. En revanche, elle reflète là aussi l'explosion du cadre politique hérité de la décolonisation: c'est la crise de succession déclenchée par la mort du président Houphouët-Boigny en 1993 qui a fini par dégénérer en conflit armé marqué par l'ethnisme.
Aucun pays d'Afrique de l'Ouest n'est à l'abri de la menace d'une telle explosion, et donc de la guerre civile. D'autant moins que dans tous ces pays, les populations ont sombré dans une misère croissante au cours des dernières décennies. Et pour les politiciens véreux et autres aspirants dictateurs prêts à se servir de la démagogie ethniste pour arriver à leurs fins, le désespoir engendré par la misère est un levier incomparable.
Survenant dans ce contexte, la guerre civile du Liberia, et dans une moindre mesure celle de la Sierra Leone, n'ont fait qu'aggraver les menaces qui pèsent sur la stabilité politique de l'ensemble de la région. Par leur durée, ces guerres ont engendré un flot considérable de réfugiés dans toute la région, souvent eux-mêmes d'anciens combattants, qui sont réduits à la pire des déchéances, et deviennent de ce fait des proies idéales pour les agents recruteurs des seigneurs de la guerre. C'est ainsi que d'anciens combattants de la guerre civile libérienne ont participé à l'émergence de factions armées, notamment en Gambie, au Ghana et en Côte d'Ivoire.
Mais l'un des facteurs essentiels dans ces guerres civiles, et en particulier dans leur durée, a été les manoeuvres incessantes des puissances occidentales, sous couvert d'"intervention humanitaire" ou de tout autre "honorable" prétexte, directement ou par procuration, pour préserver leur mainmise sur des pays qu'elles considèrent toujours comme faisant partie de leur chasse gardée. Et tout cela dans le seul but d'assurer à une poignée de grands trusts, les Bolloré, Republican Steel et autres RTZ, qu'ils pourront continuer à piller le continent africain, tandis que la population sombre inexorablement dans la misère la plus totale.
C'est pour cela qu'il serait insensé d'avoir le moindre espoir dans les tentatives prétendument bien intentionnées de l'Occident pour restaurer la paix au Liberia. Car il ne pourra y avoir de paix en Afrique tant que durera le pillage du continent par l'impérialisme et qu'y sévira la misère qu'il engendre pour les populations.