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L'enseignement public moins soumis aux besoins des élèves qu'à ceux des gouvernements
Dans l'Éducation nationale, l'actualité a été marquée par l'adoption, le 24 mars dernier, de la loi Fillon, loi qui ne change rien de fondamental au mauvais fonctionnement de l'Éducation nationale, sinon en pire. Jeunes, enseignants et parents d'élèves ont manifesté en nombre dès l'annonce de ce projet et les protestations n'ont pas cessé après son adoption.
Dans la situation économique actuelle marquée par le chômage, et celui des jeunes tout particulièrement (23% des chômeurs ont moins de 25 ans), les élèves des lycées et collèges s'inquiètent des difficultés qui les attendent à la sortie de leur scolarité. Nombre d'entre eux acceptent mal un enseignement a minima, trop spécialisé, trop tôt, avec des classes surchargées, l'insuffisance de professeurs et de moyens. Ils protestent contre le fait que les études qu'on leur offre -quand on leur offre quelque chose- bien souvent n'aboutissent pas à l'obtention d'un travail correspondant à leur choix et ne sont sanctionnées que par des diplômes de plus en plus dévalorisés. La menace que le baccalauréat soit, sous prétexte de "modernisation", amputé et transformé en examen à contrôle continu, a déclenché les premières manifestations lycéennes. Fillon a reculé au moins sur ce sujet. Mais il n'a pas cédé sur le reste de sa loi, commandée par le seul souci de réaliser des économies budgétaires et non par des préoccupations pédagogiques comme il le prétend.
Bilan d'échec
Depuis des années, cette politique d'économies dans l'enseignement public menée par tous les gouvernements successifs a conduit au constat d'échec enregistré aujourd'hui par le ministère lui-même. Ce dernier note qu'à la fin de la scolarité obligatoire, c'est-à-dire "à 17 ans, 5 à 7% des jeunes sont dans une situation qui peut déboucher sur l'illettrisme". Plus de cent ans après l'instauration de l'école obligatoire, le bilan est donc pitoyable.
Tandis que le nombre de diplômés toutes catégories plafonne depuis une dizaine d'années, 150000 jeunes quittent l'école chaque année sans aucun diplôme et surtout, sans aucune qualification. 60000 d'entre eux n'ont même pas atteint la dernière année de CAP ou de BEP. Le ministère de l'Éducation estime à 15% le nombre d'élèves entrant en sixième (à l'issue de l'école primaire) "en grande difficulté", c'est-à-dire ne sachant ni parler ni écrire ni lire ni compter correctement. Ce pourcentage grimpe à 35% dans les zones d'éducation prioritaire (ZEP), c'est-à-dire dans les communes et les quartiers populaires, où les jeunes "connaissent des conditions de vie plus difficiles", selon la définition de la circulaire de décembre 1981 instaurant ces ZEP. Plus de vingt ans après leur création, la situation des enfants scolarisés dans les ZEP est restée nettement en deçà des objectifs proclamés car les moyens exigés pour y parvenir n'ont pas été investis. Le Haut conseil de l'évaluation de l'école, organisme officiel, rapporte que "les jeunes sortant du système éducatif sans qualification appartiennent massivement aux catégories sociales défavorisées: 31% sont issus de familles immigrées, 30% sont enfants de chômeurs, 16% sont enfants d'ouvriers (...) contre 2% seulement de familles de cadres ou d'enseignants". Le Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC) confirme en enregistrant que "la pauvreté est la première cause du grand échec scolaire". Et le fait d'aller à l'école puis au collège ou au lycée jusqu'à 16 ans, soit pendant une dizaine d'années, ne permet pas aux jeunes d'y trouver les éléments pour surmonter le handicap d'un milieu familial et social défavorisé. Cela ne permet pas d'acquérir un minimum de culture générale, ni même d'apprendre à écrire et à parler correctement. La nouvelle loi ne devrait rien améliorer, puisqu'elle renforce l'orientation précoce, dès la cinquième, pour faire sortir plus vite les jeunes du système scolaire et les aiguiller vers l'apprentissage.
La loi Fillon, une loi sans financement!
Quand la loi Fillon ne préconise pas des mesures en retrait par rapport à ce qui existe déjà, elle pratique le simple maquillage.
Ainsi, ce "socle commun de connaissances" que tous les élèves devraient posséder à la fin de leur scolarité obligatoire. Dans la société d'aujourd'hui, il serait quand même normal de fixer pour objectif à l'enseignement public que les élèves sortent de l'école en sachant au moins lire, écrire, compter et se servir d'un ordinateur, en plus de posséder quelques éléments d'histoire et de géographie ainsi qu'une langue vivante. Il est significatif qu'un tel but soit encore à atteindre.
Les organisations syndicales d'enseignants qualifient ce "socle commun" de "Smic culturel", d'enseignement a minima, et elles ont raison, d'autant plus que les enseignants ne disposeront pas plus après qu'avant la loi Fillon, des moyens nécessaires pour atteindre ce minimum. Pas de professeurs en plus, pas de moyens en plus, mais des tours de passe-passe, destinés à masquer le maintien, voire la détérioration des moyens.
Par exemple, dans les classes terminales qui préparent au baccalauréat, disparaît avec la nouvelle loi une des rares mesures intelligentes et appréciées des élèves prises ces dernières années, les "travaux personnels encadrés" (TPE). L'économie ainsi réalisée est censée servir à financer le dédoublement des mêmes classes, promesse -une de plus- de ministre qui n'engage à rien alors que pourtant les classes sont surchargées et auraient dû être dédoublées depuis longtemps sans supprimer les TPE.
Dans l'immédiat, pour des raisons d'économies, on supprime ce qui existe sans mettre autre chose de meilleur à la place. Car la loi Fillon n'engage aucun financement et le rapport qui lui est annexé, s'il chiffre le coût des nouvelles mesures -comme ce dédoublement des classes surchargées- précise immédiatement qu'elles ne seront mises en oeuvre que "dans la limite des crédits ouverts chaque année par la loi de finances", qui chaque année justement restreint les budgets consacrés à tous les services publics, dont l'Éducation nationale. Autant dire qu'il n'y aura que peu ou pas d'argent pour ce qu'annonce Fillon: le soutien aux élèves en difficulté, les nouvelles bourses promises aux "élèves méritants", la scolarisation des enfants handicapés, le développement de l'enseignement des langues vivantes, l'augmentation du nombre d'infirmières et d'infirmiers présents dans les établissements. Sur ce dernier poste, qui touche directement la sécurité des jeunes, le ministère reconnaît qu'il n'existe actuellement qu'un peu plus de 6000 emplois infirmiers répartis entre 7 800 collèges et lycées publics (qu'en est-il des écoles primaires?). Même pas un par établissement, alors que les plus importants d'entre eux (plusieurs milliers d'élèves) ont besoin non pas d'un seul infirmier ou infirmière mais de plusieurs, voire d'un médecin. En programmant sur cinq ans l'embauche de 1 500 personnes, le gouvernement permettra peut-être à chaque établissement de disposer sur le papier d'un infirmier mais dans la réalité les besoins seront loin d'être couverts.
En fait, les chiffres globaux du ministre lui permettent de masquer la situation et les besoins réels. Fillon expliquait dans une tribune au journal Le Monde du 12 février dernier que "depuis vingt ans, le nombre d'enseignants a augmenté de plus de 100000 alors que celui des élèves diminuait de 500000". Comme s'il s'agissait d'une simple règle de trois et non de problèmes diversifiés, avec des situations concrètes très différentes selon les établissements scolaires, les villes, les quartiers, la condition sociale des parents, etc. Il ne suffit pas de dire que proportionnellement le nombre d'enseignants a augmenté par rapport à l'ensemble des jeunes scolarisés et de se frotter les mains. Il serait plus démonstratif de dire combien il existe de classes où un enseignant doit faire cours devant 25, voire 30 élèves ou plus, alors que souvent, pour progresser, il faudrait des effectifs par classe beaucoup plus faibles. Fillon raisonne seulement en termes d'économies.
C'est évident, par exemple lorsque la nouvelle loi fait obligation aux enseignants d'un établissement de se débrouiller eux-mêmes pour faire face aux absences de leurs collègues sous prétexte de réaliser "un remplacement plus efficace des enseignants en cas d'absence". Fillon prétend qu'il s'agirait ainsi d' "améliorer la qualité du service public de l'éducation, au service des élèves". En fait, les cours ne seront pas assurés, les professeurs de mathématiques ne remplaceront pas au pied levé ceux d'histoire ni inversement. En revanche, les remplacements se transformeront en garderie au détriment de la scolarité des jeunes tandis que le ministère fera l'économie de l'embauche de surveillants, d'enseignants pour assurer les suppléances. Et puis il y a tout le reste, les locaux, leur vétusté, l'encadrement administratif, les équipements insuffisants, etc.
Cette loi Fillon qui voudrait faire ainsi de pénurie vertu, laissant entendre que les fonds de l'État seraient gaspillés dans l'Éducation nationale, n'est que la dernière mouture des lois sur l'enseignement public, lois qui n'ont pas manqué dans le passé et qui ont toujours été commandées par les besoins politiques et économiques des gouvernements du moment, tous au service d'une façon ou d'une autre de la classe dominante.
Un retour en arrière: la naissance de l'enseignement public en France
La situation actuelle de l'enseignement public est issue d'une longue évolution, commencée au lendemain de la Révolution française de 1789, lorsqu'il fallut former toute une nouvelle administration. L'Empire fondé par Napoléon 1er ne s'intéressa d'ailleurs qu'aux lycées et universités, ces écoles des notables, de "l'élite" dont l'État avait besoin. Les écoles primaires restaient à l'initiative des religieux catholiques.
Au cours du 19e siècle, les transformations politiques et sociales liées à la révolution industrielle et au développement économique du capitalisme posèrent de nouvelles exigences en matière d'instruction. À partir de 1816, les communes furent tenues d'ouvrir une école primaire de garçons, ce qui se fit plus ou moins, et parfois pas du tout. Le rôle du clergé dans l'éducation fut tour à tour, selon les gouvernements, confirmé ou limité. Mais après la révolution ouvrière de juin 1848, la grande peur qu'elle suscita parmi la bourgeoisie entraîna une réaction politique violente. Thiers dénonça les instituteurs comme des "anti-sociaux" et déclara qu'il fallait chasser des écoles les "37000 socialistes et communistes". Dans le lot des lois réactionnaires qui suivirent, la loi Falloux de mars 1850 sur l'école renforça le contrôle des notables et de l'Église catholique sur l'instruction primaire et favorisa l'ouverture d'établissements privés d'enseignement. Le clergé entra au Conseil supérieur de l'instruction publique.
Toutefois l'ouverture d'écoles communales pour fillettes fut décidée. Les industriels avaient besoin d'une main-d'oeuvre y compris féminine, issue de la population pauvre des campagnes françaises, qui sache au moins lire, écrire et compter. La présence et le contrôle de l'Église sur les écoles apparaissaient comme autant d'assurances du maintien de l'ordre, pas seulement moral.
Il fallut attendre la IIIe république pour que la hiérarchie catholique perde le contrôle de l'éducation des jeunes. La tâche s'imposait au gouvernement de la République: l'instruction publique devenait l'enjeu d'une lutte politique entre les tenants de la République et les opposants, conservateurs et monarchistes, soutenus par les cléricaux. Il fallait arracher la jeunesse, et donc les adultes de demain, à l'influence des religieux, le plus souvent anti-républicains. Tel fut l'objectif des lois Jules Ferry de 1881, instituant la gratuité de l'enseignement, et de 1882, rendant l'école obligatoire de 6 à 13 ans et laïque. Les curés furent privés du droit d'enseigner dans les écoles primaires. L'État prenait le contrôle de l'enseignement distribué au peuple et assignait pour tâche aux instituteurs, ces "hussards de la République" formés dans les écoles normales et rétribués par le gouvernement, de défendre dans chaque commune les "valeurs républicaines" afin de concurrencer avec efficacité l'influence de l'Église qui militait, elle, contre la République. L'école primaire devenait officiellement laïque.
En revanche, les lycées et collèges, avec leurs classes payantes, restaient les écoles des classes aisées de la société, réservées à la bourgeoisie et dans lesquelles les religieux restaient présents.
Les années qui suivirent furent marquées par un net recul de l'analphabétisme sans que les religieux soient vraiment chassés de l'enseignement. L'Église résista, brava l'interdiction d'enseigner et les congrégations religieuses ouvrirent des écoles sans autorisation. L'affrontement politique que recouvrait la querelle entre l'école publique, contrôlée par le gouvernement républicain, et l'école confessionnelle, fut tranché provisoirement par la loi de décembre 1905 de séparation des Églises et de l'État: "la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte".
Dans l'enseignement, la loi se traduisit par la prise ou la reprise en main progressive des écoles par les instituteurs laïcs. En 1912 seulement, l'exclusion des ecclésiastiques de l'enseignement public fut à peu près achevée, pour peu de temps puisque le déclenchement de la Première Guerre mondiale marqua la réconciliation du sabre républicain avec le goupillon de la hiérarchie catholique. Le régime républicain demandait à l'Église de mettre son influence au service de l'Union sacrée et de la guerre. À peine décrétée laïque, l'école ne l'était déjà plus totalement et dès la fin de la guerre, les écoles privées, pour ainsi dire toutes catholiques, reçurent des subventions, prélevées sur les fonds publics. Jusqu'à aujourd'hui, cette politique avec des hauts plus souvent que des bas n'a pas cessé.
L'école de l'après-guerre
Pour ce qui concerne la France, près d'un million et demi d'hommes dans la force de l'âge étaient morts au cours de la Première Guerre mondiale et plus de trois millions et demi en revenaient blessés. Ce bilan terrible signifiait un manque de main-d'oeuvre, et en particulier d'une main-d'oeuvre possédant -en plus de savoir lire, écrire et compter- un minimum de connaissances techniques. Dès 1919, un enseignement technique gratuit fut organisé, avec progressivement des cours professionnels obligatoires pour les apprentis. L'orientation professionnelle des jeunes, avant même la fin de la scolarité obligatoire (toujours fixée à 13 ans), se mit en place. L'enseignement secondaire restait le privilège des classes aisées, y compris lorsqu'au début des années trente, il devint à son tour gratuit. Encore fallait-il que les familles puissent financer des études au-delà de la scolarité obligatoire, portée à 14 ans en 1936, par le gouvernement de Front populaire. Alors s'amorça véritablement une scolarisation massive des jeunes, brutalement stoppée par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
Le gouvernement de Pétain redonna aux membres des congrégations religieuses la possibilité d'enseigner dans les écoles publiques, les programmes furent revus à travers les lunettes de la doctrine "Travail, famille, patrie", tandis que la gratuité de l'enseignement secondaire était de fait remise en cause.
À la fin de la guerre, le redémarrage de l'économie et les nouveaux besoins de main-d'oeuvre qualifiée qu'il suscita requirent une politique de diffusion plus large de l'instruction publique. Il fallait former des jeunes en nombre, ce qui entraîna une "démocratisation" de l'enseignement, inscrite dans la Constitution de 1946.
Les subventions aux écoles privées ne cessèrent pas pour autant et le plan pour l'éducation publique proposé par la commission Langevin-Wallon (du nom des deux scientifiques liés au PCF qui avaient été chargés de l'élaborer) ne fut pas retenu. Il prévoyait l'extension de la scolarité obligatoire jusqu'à 18 ans et voulait ouvrir largement l'accès à la culture à toutes les classes de la société, car affirmait-il "tous les enfants, quelles que soient leurs origines familiales, sociales, ethniques, ont un droit égal au développement maximum que leur personnalité comporte". C'était beaucoup trop ambitieux pour le gouvernement de l'époque -comme pour tous les gouvernements depuis, d'ailleurs! La classe capitaliste n'avait ni le besoin ni l'envie d'investir aussi largement dans la formation de la jeunesse. Le "droit à l'éducation pour tous" était bien inscrit dans la Constitution française, et même dans la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par la toute nouvelle ONU. Mais tout comme aujourd'hui, l'éducation -obligatoire, gratuite et laïque- dont il était question restait limitée au bagage général nécessaire pour que les jeunes puissent répondre aux emplois dont les patrons avaient besoin.
Le développement de l'école moderne
En fait, au cours des années de croissance économique de l'après-guerre, entre 1950 et 1967, le système éducatif français a été organisé sur des bases qui restent grosso modo celles d'aujourd'hui. La scolarisation changea: l'enseignement secondaire concerna un nombre croissant de jeunes; l'enseignement professionnel se développa; les établissements religieux continuèrent à recevoir aides et subventions de la part des gouvernements.
La situation économique entraînait une demande accrue de diplômés de la part des industriels et, en permettant que s'améliorent peu à peu les conditions de vie, donnait à un plus grand nombre de familles du monde du travail la possibilité de laisser les études de leurs enfants se prolonger. L'augmentation du nombre d'élèves fut importante, plus liée à ces années de plein emploi et d'amélioration du niveau de vie qu'à la progression démographique. L'extension de la scolarité obligatoire jusqu'à 16ans, intervenue en 1959, sous de Gaulle donc, joua également son rôle. Dans l'enseignement primaire, le nombre d'élèves passa de 5 millions au lendemain de la guerre à 7,5 millions dix ans plus tard, à la rentrée 1960-1961. De moins d'un million dans l'enseignement secondaire, le nombre d'élèves atteignait 2,5 millions en 1960-1961. Alors que dans l'enseignement primaire, le nombre n'évolua guère ensuite jusqu'aux années quatre-vingt et s'est tassé depuis jusqu'à aujourd'hui (6,5 millions d'enfants à la rentrée 2004), dans le secondaire, il a continué à croître à plus de 4 millions en 1970-1971, puis 5millions en 1980-1981, pour se stabiliser ensuite.
L'enseignement professionnel de son côté se diversifia. L'industrie exigeait de nouvelles qualifications, sanctionnées par l'obtention de nouveaux diplômes. Pour répondre à cette exigence, on réorganisa les centres d'apprentissage chargés de former des ouvriers et des employés qualifiés, en trois ans après 14 ans pour obtenir un CAP.
Mais ce furent aussi des années au cours desquelles fonctionnèrent à plein les mécanismes de sélection, d'orientation des jeunes qui ne réussissaient pas dans l'enseignement général vers les filières professionnelles. Les enfants des classes populaires furent les plus concernés. La multiplication des filières techniques permit d'accueillir de nombreux jeunes orientés très tôt vers ces cycles d'études courts, et il s'agissait bien sûr de jeunes issus des milieux populaires. En 1967, les enfants d'ouvriers n'étaient pas plus de 9% dans les classes terminales classiques. À la fin des années quatre-vingt, le pourcentage monta à 30%, mais les classes terminales s'étaient diversifiées et les baccalauréats n'étaient plus considérés comme ayant tous la même qualité. On enregistrait alors 110000 élèves finissant leur scolarité obligatoire à seize ans sans aucun diplôme ni qualification, un nombre proche de celui relevé par Fillon. Cela n'est pas surprenant.
L'objectif de l'enseignement public n'a jamais été l'acquisition du maximum de connaissances générales par l'ensemble des jeunes, y compris donc des jeunes issus des familles ouvrières. Il ne s'agit pas de tout faire pour permettre à tous les jeunes d'accéder à un maximum de connaissances et de culture, mais de distribuer un savoir limité. La "culture" reste encore, aujourd'hui comme hier, le privilège d'une minorité.
La hiérarchie catholique quant à elle n'a jamais renoncé à revendiquer auprès des gouvernements le droit et les moyens d'influer sur la conscience des jeunes en ayant la possibilité d'ouvrir des classes, depuis l'école primaire jusqu'aux universités. Et elle a toujours compté pour y parvenir détourner à son profit l'argent public. À l'exception de la période qui s'étendit de Jules Ferry à la loi de 1905, l'Église catholique, qui représente l'essentiel de l'enseignement confessionnel dans ce pays, a toujours été bien traitée par les différents gouvernements. Les mêmes qui, périodiquement, expliquent qu'il faut faire des économies sur le budget de l'Éducation nationale, ne peuvent évidemment pas imaginer qu'ils puissent les réaliser en fermant le robinet des subventions publiques à l'enseignement privé en général, et à l'enseignement confessionnel en particulier, qui en constitue une grande part!
Dès 1951, les lois Marie et Barangé accordèrent des bourses et une allocation scolaire aux familles qui envoyaient leurs enfants dans une école privée. En décembre 1959 de nouveau, alors que la scolarité était rendue obligatoire jusqu'à 16 ans, la loi Debré révisait les rapports entre l'État et les établissements d'enseignement privé, révision qui consista de nouveau à prélever des fonds publics pour financer notamment l'enseignement confessionnel. L'État laïque prenait ainsi à sa charge, en totalité ou en partie selon le type de contrat passé avec l'établissement privé, les dépenses de fonctionnement, avec en contrepartie un contrôle minimum sur l'usage des fonds. L'Église revint à la charge, mobilisant contre ce contrôle de l'État et revendiquant le versement des fonds sans aucune contrepartie.
Jusqu'à aujourd'hui, et y compris sous les gouvernements des socialistes, des fonds publics sont ainsi régulièrement détournés du budget de l'État pour financer l'enseignement privé dont, bien sûr, l'enseignement confessionnel, tandis que l'école publique manque de moyens.
L'enseignement et la crise actuelle
Depuis plus d'une vingtaine d'années, les conditions de l'enseignement public n'ont cessé de se dégrader et d'entraîner régulièrement la protestation et souvent la mobilisation des enseignants, des élèves et même des parents d'élèves. Avec la crise économique et la montée du chômage, les gouvernements successifs -de droite comme de gauche- ont accentué leur politique de restriction budgétaire aux dépens de l'Éducation nationale.
En 1986, les lycéens manifestaient avec les étudiants dans tout le pays pour le retrait du projet du ministre de droite Devaquet, prévoyant la remise en cause du caractère national des diplômes et une sélection accrue à l'entrée de l'université. Le projet fut retiré et Devaquet démissionna.
En novembre 1987, lycéens et étudiants manifestaient de nouveau pour protester contre les classes surchargées, le manque de professeurs et les restrictions sur le budget de l'Éducation nationale.
De nouveau, la rentrée de 1990 fut marquée par des mouvements de protestation contre les classes surchargées et le manque de moyens.
En novembre 1995, en 1997, en 1998, les manifestants réclamaient plus d'enseignants, plus de surveillants, et la réduction des effectifs des élèves dans les classes.
À la rentrée 1999, Claude Allègre, ministre PS de l'Éducation nationale, annonçait qu'il allait "dégraisser le mammouth" et faire de nouvelles coupes dans les effectifs des enseignants accusés d'être trop souvent absents, de prendre trop de vacances, de ne pas être travailleurs, dévoués, etc., etc.
En mars 2000, Jack Lang remplaçant Allègre décidément trop impopulaire ne revint pas en arrière. Il y mit seulement un peu plus les formes et embaucha quelques milliers d'enseignants non titulaires au statut précaire. Car comme partout, dans la fonction publique comme dans le secteur privé, l'enseignement n'échappe pas au développement de la précarisation des emplois.
En 2001, en 2002, les restrictions budgétaires et les coupes dans les effectifs n'ont pas cessé. Les mouvements de colère et les protestations non plus, jusqu'à ce printemps 2003 au cours duquel les enseignants, exaspérés par les attaques contre les retraites venant s'ajouter au reste, furent en lutte pendant près de deux mois. Sans réussir à faire reculer le gouvernement et son ministre de l'Éducation nationale, François Fillon. Le gouvernement parvint en particulier à se débarrasser de la charge des 110000 salariés non enseignants employés dans l'Éducation nationale et indispensables au bon fonctionnement des établissements. Désormais, ils dépendent pour leur embauche comme pour leur salaire et leur retraite des conseils régionaux et non plus de l'État, ce qui signifie à terme le risque d'une dégradation importante de leur condition.
La situation de l'enseignement accompagne ce qui se déroule dans l'ensemble des services dits publics, où l'on revient progressivement vers une conception du service rendu seulement à ceux qui peuvent payer. L'enseignement, loin d'être un îlot isolé et protégé dans la société, reflète l'évolution, et subit les conséquences du recul général actuel. L'appauvrissement de toute une partie de la population met les enfants dans des conditions difficiles, voire impossibles, pour suivre un enseignement conçu à l'économie de moyens. Sur le plan des idées aussi, le recul est sensible. Des programmes d'histoire révisent le passé dans un sens tout à fait réactionnaire, comme par exemple l'amalgame fait entre le communisme et l'hitlérisme dans des manuels d'histoire sous le chapitre "Les totalitarismes"; ou bien cette loi de février dernier qui exige désormais que les programmes scolaires reconnaissent "le rôle positif de la présence française outre-mer", en clair vantent les mérites des massacres qui ont marqué les conquêtes coloniales françaises du 19e siècle.
Les manuels conçus par les gouvernants ont certes toujours raconté le passé d'une façon déformée et flatteuse pour la bourgeoisie. Mais de là à voter une loi qui le prescrive expressément!
On pourrait également citer "l'enseignement du fait religieux" désormais inscrit lui aussi dans la loi par Fillon. Non pas qu'auparavant, les religions n'aient pas été abordées dans les programmes, mais tenir à ce que leur enseignement soit explicitement prévu et inscrit dans la nouvelle loi Fillon représente là encore un petit pas supplémentaire dans un sens consciemment réactionnaire.
Cela étant, même si elle l'accentue, la réforme Fillon s'inscrit dans la continuité d'une politique poursuivie depuis des années. En fait, depuis sa création, l'enseignement public a toujours fonctionné à plein régime pour les enfants des milieux favorisés, bridé pour les autres. Pour les enfants de la population laborieuse, l'enseignement s'est toujours fait a minima. Et plus encore aujourd'hui, alors que la politique officielle consiste à tailler encore plus dans le budget de l'Éducation nationale.
C'est pourtant tout le contraire qui serait nécessaire. Les connaissances sont si étendues et les moyens pour les transmettre si nombreux et performants qu'un véritable service public de l'enseignement aurait la possibilité de transmettre le maximum au maximum de jeunes, et de tout faire pour qu'aucun ne reste sur le côté. Il serait possible de faire acquérir aux élèves le maximum de connaissances et de culture générale, une pensée libre, les moyens d'exercer un certain esprit critique, bref de leur donner une formation leur permettant de décider en toute conscience de leur avenir personnel et également de celui de la société. Mais cela exigerait une autre organisation sociale, prête à investir sans compter pour améliorer le sort, la culture et la vie de tous ses membres.
17 avril 2005