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La vague de contestations dans les pays arabes
23 février 2011
L'incendie des révoltes populaires est en train d'embraser une bonne partie du monde arabe, cet arc de cercle au sud et à l'est de la Méditerranée délimité par le Maroc d'un côté et par le Yémen et Oman de l'autre. Il a déjà entraîné la chute de Ben Ali, dictateur de la Tunisie pendant vingt-trois ans, et celle de Moubarak, dictateur de l'Égypte pendant trente ans. La contestation des régimes en place ébranle avec plus ou moins d'ampleur l'Algérie, la Jordanie, le Yémen, le minuscule État de Bahreïn, la Mauritanie, Djibouti et la Libye.
Elle a pris, dans ce dernier pays, un tour particulièrement violent avec la répression sanglante de Kadhafi. Au moment où nous écrivons, la situation en Libye tourne à la guerre civile dont il serait hasardeux de prédire l'issue.
Mais même là où les régimes se sont résolus à des concessions, il y a des morts, des morts qui cependant n'arrêtent pas la poursuite du mouvement.
La contagion joue certainement entre pays de même langue et de culture partagée. Mais, joue plus encore le fait que, entre les pays touchés par la révolte, au-delà de leur diversité, il y a une grande similitude et de leurs structures sociales, et de leur situation politique : des dictatures reposant sur l'armée, des régimes policiers rongés par la corruption, absence des libertés et des droits démocratiques élémentaires.
Toutes ces dictatures reposent sur le socle d'une économie sous-développée dépendant de l'extérieur, c'est-à-dire soumise à l'impérialisme et à des structures sociales caractérisées par des inégalités sociales criantes entre la classe privilégiée et les classes maintenues dans la misère. La variété des richesses, naturelles comme le pétrole ou créées par l'homme comme le canal de Suez, assure, ou pas, aux dirigeants de l'État une rente suffisante pour lâcher éventuellement du lest.
Mais toutes ne disposent pas de cette marge, et même les pays qui en disposent ne sont pas dans la même situation lorsqu'il s'agit d'un pays peuplé de plus de quatre-vingts millions d'habitants comme l'Égypte ou lorsqu'il s'agit d'émirats d'opérette, découpés au gré des rivalités entre trusts pétroliers. Mais certains de ces riches émirats mis à part, Disneylands pour touristes, où d'ailleurs le monde du travail est composé de travailleurs immigrés aux conditions de semi-esclavage, les structures sociales sont similaires, et les États, policiers, imposent les inégalités à coups de trique et, le cas échéant, de mitraille.
Rien qu'en assumant cette fonction et quelle que soit par ailleurs leur politique extérieure, ces États servent l'ordre impérialiste mondial. Ils servent de chiens de garde aux grands groupes des pays impérialistes qui dominent l'économie, qu'ils soient directement présents ou qu'ils prélèvent leur part dans les échanges internationaux.
Même la Libye de Kadhafi, qui, pendant quelques années, a joué sur la démagogie anti-impérialiste, n'a jamais dérogé à ce rôle fondamental par rapport à ceux de ses semblables qui sont ouvertement liés aux grandes puissances impérialistes. Le dictateur libyen n'a pas eu de mal à rentrer dans le rang. L'État français s'est distingué, comme bien souvent, par une façon particulièrement dégoûtante de sceller l'amitié retrouvée du dictateur qui massacre aujourd'hui son peuple avec des armes vendues par les « grandes démocraties » d'Occident.
La partie orientale de l'ensemble, le Proche-Orient, est une région hautement surveillée par les puissances impérialistes tant en raison de ses ressources en pétrole qu'en raison de son emplacement géostratégique. Dans la plupart de ces pays la dépendance du régime à l'égard de l'impérialisme se concrétise de manière particulièrement visible par le fait que leur armée, dont les cadres supérieurs ont été formés à Saint-Cyr, en France, ou dans d'autres écoles militaires en Angleterre ou aux États-Unis, a des liens étroits avec l'armée de ces puissances.
Les racines profondes de la montée de la révolte dans les pays arabes sont là. Dans la grande misère des masses exploitées. Des ouvriers aux salaires dérisoires : les salaires sont, en Égypte, quatre fois inférieurs à ceux de Turquie, incitant les entreprises de ce pays, avec capitaux occidentaux en général, à délocaliser sur les bords du Nil. Des paysans misérables. Une petite bourgeoisie intellectuelle dont une bonne partie, même bardée de diplômes, ne trouve pas de travail. Cette catégorie de « chômeurs diplômés » semble jouer d'ailleurs un rôle important dans la révolte, à commencer par l'homme devenu le symbole de la révolte en Tunisie, le jeune diplômé Mohamed Bouazizi, vivotant comme marchand de quatre-saisons, qui, en s'immolant par le feu à la suite de la dernière des mille et une humiliations venant des policiers, a donné le signal.
Et là-dessus, intervient la crise de l'économie capitaliste. Ses conséquences sont déjà catastrophiques pour les classes exploitées des pays impérialistes. Mais la hausse du prix de n'importe quel produit alimentaire dans les pays où une partie de la population vit d'ordinaire à la limite de la survie peut la faire basculer vers la famine.
Les inconvénients du système pour la bourgeoisie
Ce système, constitué de régimes militaires plus ou moins déguisés, n'a cependant pas que des avantages pour la bourgeoisie ni même pour l'impérialisme. Lorsque l'armée exerce un pouvoir sans partage depuis cinquante ans comme dans le cas de l'Égypte, elle a une tendance naturelle à accroître aussi sa puissance économique. La hiérarchie militaire égyptienne occupe une place considérable dans l'économie, contrôle directement des secteurs entiers, non seulement dans le domaine de l'armement et de la technologie militaire mais aussi dans des domaines aussi variés que l'agro-alimentaire, l'industrie plastique, le BTP, la construction de logements, le tourisme, etc. (une bonne partie des établissements de la zone touristique de Charm El-Cheikh appartient, paraît-il, au clan Moubarak). Et, même dans les secteurs où ce n'est pas le cas, l'accès de la bourgeoisie locale à la mangeoire est subordonné à ses relations avec le pouvoir politique.
En outre, le dictateur lui-même, surtout lorsqu'il reste au gouvernail pendant des décennies, a une tendance toute naturelle aussi à favoriser sa famille et ses alliés. Le clan au pouvoir empiète sur le pouvoir économique de la bourgeoisie elle-même. Les dernières années du pouvoir de Ben Ali fourmillent d'histoires où son clan, en particulier la famille Trabelsi, du nom de sa femme, a écarté des membres de la bourgeoisie des affaires les plus juteuses.
La défense de l'ordre bourgeois aboutit à un pouvoir mafieux dont la bourgeoisie finit par payer le prix. Il ne s'agit pas seulement de bourgeois locaux. Même le puissant trust Nestlé, si bien servi par la dictature de Ben Ali qui préservait les salaires bas des travailleurs tunisiens, a été obligé de faire cadeau à la famille Trabelsi d'un paquet d'actions de ses filiales locales. Non seulement nourrir le chien de garde coûte cher mais, de surcroît, il se permet de mordre les mollets de ses maîtres !
En Égypte, on crédite la famille Moubarak d'une fortune entre 40 et 70 milliards de dollars, du même ordre donc que celle de dynasties bourgeoises parmi les plus anciennes et les plus riches du monde ! Cette fortune faramineuse vient des caisses de l'État, de la rente du canal de Suez et de bien d'autres sources du même acabit. Et c'est autant qui n'est pas empoché par la bourgeoisie.
Comme l'explique, dans Le Monde, Lahcen Achy, économiste à l'Institut Carnegie du Moyen-Orient à Beyrouth, qui, en bon théoricien libéral de la bourgeoisie d'affaires, inscrit au passif des dictatures du Moyen-Orient le fait que les « simples citoyens » (sic !) désireux d'investir sont écartés par l'armée ou obligés de collaborer, c'est-à-dire de partager avec elle : « On a ainsi créé une économie de marché de façade .» Et de continuer ses récriminations (cf. dossier Économie du Monde du 8 février 2011) : « La privatisation des entreprises s'est faite au profit de personnalités du pouvoir qui ont obtenu des monopoles ou quasi-monopoles, un accès privilégié aux marchés publics, voire un cumul de positions économiques et politiques qui leur permettent d'orienter les décisions économiques ou fiscales au bénéfice de leurs seules entreprises .» Et de constater, amer, que « dans ces conditions, un simple citoyen qui veut investir ou entreprendre doit affronter l'absence d'accès aux crédits, la corruption et l'inefficacité de l'administration, la position dominante des entreprises en place, la brutalité de la justice, la difficulté d'accéder aux aides de l'État ».
Eh oui, dans un tout autre contexte il est vrai, dans un riche pays impérialiste, l'Allemagne sous Hitler, le rejeton d'une vieille dynastie bourgeoise devait maugréer lorsqu'il était obligé d'inviter à sa table le garçon boucher devenu général des SS ! À plus forte raison, s'il devait lui rendre des comptes. Mais la bourgeoise allemande n'avait alors pas le choix, elle avait besoin de ce régime pour préserver sa domination de classe.
Il n'en allait pas tout à fait de même de la Tunisie de Ben Ali et de l'Égypte de Moubarak. Les rapports de la bourgeoisie avec les dirigeants de l'État qui défend ses intérêts ne sont pas les mêmes dans un pays impérialiste comme l'Allemagne, avec une bourgeoisie riche et puissante, que dans un pays sous-développé, avec sa bourgeoisie tout aussi avide que la précédente mais sans la même assise dans la société. L'omniprésence du clan du dictateur et ses prélèvements grevaient cependant le plaisir des investisseurs de trouver dans ces pays des travailleurs corvéables à merci pour des salaires misérables. Dans une interview télévisée, Madame Parisot, présidente du Medef, poussait, après le départ du dictateur Ben Ali, un soupir de soulagement, en observant que ces temps derniers, il devenait décidément de plus en plus difficile de faire des affaires en Tunisie !
Avis partagé par Christophe de Margerie, hautement concerné par tout ce qui se passe au Moyen-Orient, étant le PDG du groupe pétrolier Total : « Le départ du président Ben Ali est plutôt une bonne chose .» Et d'ajouter (Le Journal du Dimanche du 13 février 2011), à propos de la Tunisie et de l'Égypte, que « la chute de ces régimes ne nous déstabilise pas, il ne faut pas prendre les patrons pour des brutes qui préfèrent travailler avec des dictateurs ». Certes, certes...
Ces grands trusts se contentent de se comporter en brutes seulement lorsque leurs intérêts sont directement et immédiatement menacés, comme le pensaient, à tort ou à raison, le trust de la banane United Fruit au Guatemala d'Arbenz, ceux du pétrole dans l'Iran de Mossadegh, ceux du cuivre au Chili d'Allende, et bien d'autres en ce bas monde où il ne faut pas chercher loin pour trouver, derrière un coup d'État contre un régime parlementaire, la main de la CIA américaine et l'argent des multinationales.
Le visage parlementaire de l'impérialisme
L'impérialisme lui-même, en particulier son chef de file, les États-Unis, qui a été si souvent à l'origine de putschs militaires et dont les services secrets ont tant protégé de dictatures, a fait au fil des ans l'expérience que des régimes plus ou moins parlementaires pouvaient faire aussi bien l'affaire.
Boutros Boutros-Ghali, ex-secrétaire général de l'ONU, ex-ministre de Moubarak et par ailleurs défenseur de son régime jusqu'au dernier moment, a déclaré, lorsque les premières manifestations se sont produites au Caire, que la seule chose qu'il reprochait à Moubarak dont il était un des partisans, c'est qu'il avait trop trafiqué les élections législatives précédentes, ne laissant aucune place à l'opposition. Il ajoutait, en substance : cela aurait permis que le mécontentement s'exprime au Parlement plutôt que dans la rue.
Ce vieux laquais de l'impérialisme a peut-être tort en attribuant trop de vertus au parlementarisme façon pays pauvre car les émeutes auraient peut-être éclaté de toute façon. Car, parmi les motifs de la révolte contre Ben Ali, il n'y avait pas que l'absence de libertés, mais aussi le chômage et la cherté de la vie. Des révoltes, il y en a eu d'innombrables en Inde, dans ce pays que la bourgeoisie appelle affectueusement « la plus grande démocratie du monde » ! Mais il y a tout de même une part de vérité dans son constat. En tout cas, après une longue période où l'impérialisme, américain comme français ou autre, ne tolérait aucun régime, même vaguement parlementaire, dans les pays sous sa domination économique directe, son attitude s'est assouplie.
Au temps où le mouvement ouvrier était ou pouvait devenir menaçant, il n'était pas question pour la bourgeoisie de lui laisser la tribune que pouvait représenter un parlement même bidon. Cela fait belle lurette cependant que la menace du mouvement ouvrier révolutionnaire s'est éloignée. Lui a succédé, au temps de l'Union soviétique et de la guerre froide, le risque que des élections modérément truquées conduisent à l'arrivée au pouvoir d'un régime pro-soviétique. Pendant les années soixante, devant ce risque, renforcé par la menace de contagion à partir de Cuba, les États-Unis ont été parmi les premiers à imposer des dictatures partout en Amérique latine. L'impérialisme français en a fait autant dans sa sphère d'influence constituée par ses ex-colonies d'Afrique. De la Côte d'Ivoire de Houphouët-Boigny au Centrafrique de feu l'empereur Bokassa 1er en passant par bien d'autres, les années soixante ont été des années de dictatures pures et dures, en Afrique comme un peu partout dans la partie sous-développée du monde. Et même en Europe : faut-il rappeler Franco et Salazar, survivants il est vrai d'une autre époque, mais auxquels étaient venus s'ajouter, en 1967, les colonels grecs ?
Avant même la dislocation de l'Union soviétique, la mode était venue de cette caricature de démocratie qu'est le multipartisme. Les pays d'Afrique, pour ce qui les concerne, en étaient venus, dans les années quatre-vingt, à cette forme de parlementarisme qui laissait à une mince couche privilégiée la possibilité de faire joujou avec les élections, en général truquées certes et pas toujours acceptées par les vaincus, mais élections quand même. Les masses exploitées n'en avaient pas pour autant plus de libertés et de droits démocratiques, elles restaient soumises à l'arbitraire des policiers ou des militaires, rançonnées, terrorisées, mais au moins ce qu'on a appelé les élites de ces pays étaient autorisées à rivaliser pour les postes et les positions.
Cette évolution des régimes des pays africains a laissé de côté le Maghreb. Le Maroc a continué à être dominé par « notre ami, le roi », puis par son fils. En Tunisie, le vieux dictateur Bourguiba a été mis sur la touche par son ministre de l'Intérieur Ben Ali. Et en Égypte, Moubarak relayait Sadate, non pas grâce à des élections même truquées, mais grâce au choix de l'état-major.
Le choix stratégique des grandes puissances en faveur de régimes plus ou moins parlementaires, en tout cas multipartistes, n'allait cependant pas jusqu'à mettre à la porte des despotes qui servaient si bien leurs intérêts. Tout au plus s'en débarrassaient-elles lorsque le pouvoir de ceux-ci tournait à la kleptomanie ou à la mégalomanie furieuse, comme dans le cas de Mobutu ou de Bokassa. Certains dictateurs devenaient décidément trop encombrants.
L'actualité montre cependant très bien que, dans le cas de la Tunisie, l'impérialisme français se satisfaisait parfaitement du régime de Ben Ali malgré ses aspects mafieux. Les capitaux français continuaient à chercher les bonnes affaires en Tunisie. Les surprofits faits grâce aux bas salaires des travailleurs permettaient de distribuer des prébendes aux dirigeants de l'État. Les ministres et autres serviteurs politiques de la bourgeoisie et leurs familles se faisaient un plaisir d'accepter les petites gâteries du dictateur en place.
Même chose en Égypte : si Obama s'émerveille aujourd'hui de la transition démocratique, oh fort relative car incarnée par un maréchal, Moubarak a été soutenu, financé par les États-Unis pendant trente ans et n'a été sacrifié que lorsque cela a été nécessaire pour tenter d'apaiser la révolte contre lui.
Si l'assouplissement de la politique de l'impérialisme ne va pas jusqu'à se débarrasser d'un dictateur qui sert bien, la transition vers le parlementarisme est cependant tolérée lorsque cela permet de changer la tête pour ne pas changer le reste.
Qu'il soit dit ici que ce changement prétendument démocratique non seulement ne change rien aux inégalités sociales criantes, au pouvoir économique de la classe privilégiée locale et, derrière elle, de l'impérialisme sur le dos d'une population maintenue dans la pauvreté, mais ne change pas grand-chose non plus à la dictature. Car la dictature, c'est-à-dire l'oppression par l'appareil d'État, par la police, par l'armée, par l'administration d'État, ne découle pas seulement du monopole du pouvoir au sommet par un seul homme. Dans le domaine de l'oppression des plus pauvres, des exploités, le régime parlementaire de l'Inde n'a rien à envier aux pires des dictatures.
Quand bien même il y a dans ce pays un parlement élu qui, contrairement au Pakistan voisin, n'a jamais été interrompu ni même vraiment menacé par un coup d'État militaire, la stabilité dans une société indienne profondément inégalitaire vient aussi de l'intégration dans le système parlementaire moderne d'anachronismes hérités d'un passé parfois lointain, principalement les castes. Que signifie par exemple l'admission dans le parlement de New Delhi de quelques individus appartenant aux castes dites inférieures, voire à celle des « intouchables », lorsque le système de castes d'une inégalité codifiée, protégée par la religion, pèse à tous les niveaux de la société ?
L'impérialisme a toujours su intégrer et associer au maintien de l'ordre social des structures sociales surannées. Le caractère factice du parlementarisme en Côte d'Ivoire ne se limite pas aux tricheries électorales et est illustré par l'épisode actuel de l'opposition Ouattara-Gbagbo. Ce parlementarisme s'est toujours accommodé des chefferies de rois, de la noblesse, des micro-régions, toute une panoplie d'autorités traditionnelles naguère sorties de la naphtaline par le pouvoir colonial et maintenues dans la Côte d'Ivoire indépendante.
La démocratie des riches pays impérialistes repose en grande partie sur la destruction des formes sociales anachroniques par une bourgeoisie à l'époque révolutionnaire. Encore que, même là, même dans ces démocraties modernes restent des vestiges ridicules comme en témoigne, en Grande-Bretagne, l'institution royale, avec ses palais, ses carrosses, ses mariages princiers.
Mais si, en Angleterre, c'est plus comique que tragique - encore que même là, l'institution monarchique a un coût -, la démocratie de ces pays impérialistes repose surtout sur leur richesse. Par là, pour reprendre une expression de Trotsky, la démocratie bourgeoise en Grande-Bretagne s'est maintenue et s'est consolidée par le pillage de son immense empire colonial. On peut en dire autant de la France. Quant aux États-Unis, leur démocratie s'enracine dans le pillage du monde entier, à commencer par l'Amérique latine.
Tant que, dans les pays sous-développés, les pauvres représentent des masses immenses, il n'y a pas de place pour une véritable démocratie. Même en Chine, qui a su, grâce à la révolution paysanne de 1948 sous l'égide de Mao, se débarrasser des expressions les plus anachroniques des inégalités sociales d'antan, on voit aujourd'hui comment s'aggravent, avec le capitalisme débridé et la pauvreté, les inégalités sociales et, dans le même mouvement, l'oppression pour « tenir » les pauvres. Et le véritable problème, même en Chine, n'est pas seulement le monopole du parti unique au sommet, la dictature de l'État central, mais aussi l'arbitraire, la toute-puissance des féodalités locales. Que cela passe par les canaux d'un parti qui s'intitule « communiste » n'y change rien.
La portée des mouvements de contestation
Les mouvements de contestation dans le monde arabe constituent incontestablement un fait politique important, susceptible de modifier la physionomie politique des pays concernés. C'est l'intervention d'une fraction de la population qui est en train de modifier la donne. Pour en saisir cependant la dynamique, il est important de comprendre quelles sont les forces sociales qui y participent, quels sont les intérêts des unes et des autres et quelles sont leurs relations réciproques.
Derrière l'expression « transition démocratique » se retrouvent les aspirations confuses de larges masses exploitées à plus de libertés et à plus de droits, à commencer par celui de manger à sa faim, mais aussi la volonté de changement de la bourgeoisie elle-même.
« Ni rire ni pleurer, mais comprendre ». Personne ne peut prévoir le développement du mouvement de contestation qui parcourt les pays arabes, ni même s'il y aura un développement. Il serait d'un pessimisme stupide de lui fixer par avance des limites en affirmant qu'il ne pourra rien faire d'autre que fournir de l'énergie pour « dégager » quelques dictateurs vieillissants que, de toute façon, l'âge aurait écartés à brève échéance et donner l'occasion aux grandes puissances impérialistes de repeindre ces dictatures aux couleurs roses du parlementarisme.
Il est tout aussi stupide de baptiser pompeusement ce qui se déroule dans les pays arabes du nom de « révolution ». Le mouvement le deviendra peut-être car les masses apprennent dans le mouvement, dans la confrontation des classes sociales et ne peuvent apprendre que de cette manière-là.
Alors, tant que mouvement il y a, espoir il y a. Que l'on se rappelle seulement que la classe ouvrière de Russie, sur qui pesaient toutes les tares d'une société féodale et l'oppression du tsarisme, était entrée dans la révolution en janvier 1905 en chantant des cantiques derrière un pope, avec le seul désir de faire parvenir au tsar « ses respectueuses doléances ». Elle avait fini écrasée certes par une force armée supérieure mais, entre-temps, elle avait appris à s'armer, à faire trembler une monarchie vieille de plusieurs siècles et, surtout, à inventer les conseils ouvriers, ces « soviets » qui préfigureraient pour toute une époque historique ce que peut être l'organe d'un pouvoir ouvrier. Elle avait ainsi pu entrer dans la révolution de 1917 en retrouvant dès le début et la capacité de s'armer, et la volonté de s'adresser aux soldats du rang pour les dresser contre la hiérarchie militaire. Et, surtout, elle avait recréé tout naturellement les soviets. Pour passer de février à octobre 1917, c'est-à-dire à la prise du pouvoir consciente par le prolétariat, il avait fallu un parti, le Parti bolchevique. Sans ce parti, octobre 1917 n'aurait certes pas pu avoir lieu. Mais le Parti bolchevique n'aurait pas pu faire grand-chose en 1917 sans cet apprentissage collectif fait par l'ensemble des exploités en 1905 et en février 1917.
Plusieurs des pays arabes ont eu, dans un passé plus ou moins éloigné, la riche expérience d'un mouvement ouvrier combatif. La classe ouvrière a fait irruption sur la scène politique dans les années trente en Palestine, en Irak. Elle y est revenue au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale en Égypte, jusqu'aux années cinquante et à la prise du pouvoir par Nasser. Le mouvement se réclamant du communisme était puissant en Irak et au Soudan.
Mais le mouvement ouvrier organisé était déjà dominé à l'échelle du monde par le stalinisme, une bien mauvaise école pour une classe ouvrière qui cherchait son chemin. Les milliers de militants ouvriers politisés qui surgissaient alors étaient non seulement soumis à la répression, notamment des grandes puissances anglaise et française qui dominaient à l'époque le Maghreb et le Proche-Orient, mais aussi pervertis par le stalinisme. Ce dernier, en étouffant la voix communiste révolutionnaire, frayait le chemin à la génération de jeunes officiers qui, de Nasser en Égypte à Kassem en Irak, en passant par différents officiers en Syrie, incarnaient un « nationalisme progressiste », c'est-à-dire des dictatures plus ou moins paternalistes au début, de moins en moins par la suite et débouchant sur le pouvoir de l'armée. La montée islamiste a fini par achever l'évolution.
Le prolétariat des pays arabes est cependant bien plus nombreux et bien plus jeune qu'entre les deux guerres ou après la Deuxième Guerre mondiale. Il a tout à apprendre, mais il peut tout apprendre, surtout si, au sein de la jeunesse intellectuelle de ces pays, bardée de diplômes peut-être mais laissée au chômage, se trouvent des éléments qui soient capables de renouer avec les traditions du communisme révolutionnaire.
Si la contestation actuelle conquiert quelques libertés et les consolide un tant soit peu, il faudra que cette génération s'en saisisse pour renouer avec ce passé communiste révolutionnaire, fût-ce dans les livres, pour se cultiver et pour transmettre ses idées à la classe prolétarienne. Si cela se fait, tous les espoirs sont permis pour l'avenir d'une véritable « révolution arabe », c'est-à-dire la révolution des prolétaires et des exploités de ces pays.