Italie - Le tsunami Grillo ne fait pas peur à la bourgeoisie14/04/20132013Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2013/04/couv151.png.484x700_q85_box-27%2C0%2C1300%2C1841_crop_detail.png

Italie - Le tsunami Grillo ne fait pas peur à la bourgeoisie

Les élections italiennes des 24 et 25 février derniers ont été marquées par les résultats spectaculaires du M5S, le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo. La prime de majorité accordée à la coalition de centre gauche menée par Pierluigi Bersani, le dirigeant du Parti démocrate (PD), a permis à celle-ci d'obtenir la majorité absolue à la Chambre des députés, mais le M5S n'en est pas moins le premier parti en nombre de voix, avec 25,5 % à la Chambre et 23,8 % au Sénat. Le score légèrement inférieur réalisé au Sénat s'explique par le fait qu'il faut avoir 25 ans pour voter au Sénat, ce qui écartait de fait une partie des jeunes électeurs de Grillo.

L'électorat des deux grands partis traditionnels, le PD de Bersani et le Peuple de la Liberté (PDL) de Berlusconi, s'est effondré. Bien que Berlusconi soit parvenu à renaître de ses cendres en se présentant comme le candidat « antitaxe » et « antidiktat européen », son parti a tout de même perdu six millions de voix par rapport aux élections précédentes de 2008. Quant au PD, il a payé son soutien au gouvernement Monti et à ses mesures d'austérité, ainsi qu'une campagne qui ne promettait que d'assurer la continuité dans les sacrifices demandés à la population. Son unique argument de vente auprès de l'électorat populaire était d'être le seul « vote utile » contre Berlusconi... ce qui n'aura pas suffi à lui ramener des voix : il perd trois millions d'électeurs par rapport aux élections de 2008.

Le Mouvement 5 étoiles est donc devenu le premier parti du pays, du moins en termes électoraux. C'est aussi vers lui que s'est tournée une partie des travailleurs. Parmi ceux qui se sont rendus aux urnes, dans une élection également marquée par un fort taux d'abstention, passée de 20 % à 25 % des inscrits, 40 % des ouvriers et des chômeurs ont voté Grillo, qui a également rassemblé les voix de la petite bourgeoisie avec 40 % des voix des petits entrepreneurs et artisans, ainsi que 30 % des professions libérales portant leur choix sur le candidat du « Vaffanculo », littéralement « allez vous faire f.. », adressé aux politiciens traditionnels.

Grillo avait promis un « tsunami » qui ferait place nette et balaierait la caste politique, au mieux inefficace, au pire corrompue. Irrévérencieux, avec un côté bateleur de foire prononcé, l'ancien comique a su rassembler des dizaines de milliers de personnes lors de son « tsunami tour », et son programme fourre-tout a attiré des millions d'électeurs, parmi lesquels un électorat ouvrier, traditionnellement de gauche, désorienté par la politique de soutien ouvert à l'austérité du PD et écœuré par les scandales et la corruption de la classe politique.

Un parti pas comme les autres ?

Le Mouvement 5 étoiles se veut un « non-parti », qui n'existe que sous forme de réseau, dans lequel l'information circule par le biais d'Internet et des réseaux sociaux. Se voulant « antisystème » et à l'opposé des partis politiques traditionnels, le M5S se défend donc d'être une organisation structurée. C'est un « non-parti » sans direction ni chefs, proclame Grillo... qui est pourtant omniprésent et qui ne tolère aucune « tête qui dépasse » dans ses rangs.

Les 250 000 inscrits sur le site du Mouvement 5 étoiles ont certes la possibilité de « poster » leurs commentaires - élogieux - et sont invités à voter en ligne, par exemple pour désigner le futur candidat M5S aux futures élections municipales de Rome. Mais au bout du compte, quel poids réel ont leurs messages et leurs remarques sur les choix du Mouvement ? Bien peu, si l'on en croit l'issue des débats qui se sont déroulés sur le forum du site à propos des candidats aux élections municipales de l'an dernier, où le M5S avait enregistré ses premiers succès.

Alors que de nombreux commentaires se désolidarisaient d'un membre, Daniele Berti, qui expliquait dans l'un de ses messages que « les Roms n'ont aucune intention de s'intégrer, ce n'est pas dans leur ADN », celui-ci a été adoubé candidat dans une ville de Lombardie. Comment, par qui ? Il est difficile de le savoir. Mais en dernier ressort, c'est Grillo qui définit ce qui est admissible ou pas de la part de ses « grillini » ou « petits grillons », nom attribué à ses partisans car « grillo » signifie grillon en italien, mais désigne aussi quelqu'un qui a de drôles d'idées.

Mais ce qui semble déranger le plus Grillo n'est pas les différends sur les idées ou le programme. En témoigne l'expulsion du Mouvement d'une élue au conseil municipal de Bologne, en octobre dernier. Celle-ci avait eu le tort d'accepter de participer à une émission politique sur une chaîne de télévision. Elle fut aussitôt insultée par Grillo, qui lui reprocha d'avoir « un point G qui te provoque des orgasmes dans les salons du talk show ». Si Grillo promet de faire de la politique « autrement », il assume visiblement sans problème la continuité dans le registre vulgaire et machiste, jusqu'alors terrain favori de Berlusconi. Et il est par ailleurs assez cocasse de le voir s'indigner de la fascination pour les projecteurs, alors qu'il occupe lui-même en permanence le devant de la scène... même s'il dédaigne les vulgaires plateaux de télévision et médias italiens, n'acceptant de s'adresser qu'aux médias étrangers, visiblement moins coupables à ses yeux d'être vendus au « système ».

Il est vrai qu'« au sommet du M5S, il y a deux chaises : celle de Beppe Grillo et celle de Gianroberto Casaleggio », explique dans une interview un sympathisant du Mouvement. Cofondateur du M5S en 2009, Casaleggio est un homme d'affaires milanais, à la tête d'une entreprise spécialisée dans l'édition, la communication et la stratégie en ligne. Il a, paraît-il, initié Beppe Grillo aux secrets de la navigation sur le web et à l'utilisation des réseaux sociaux.

La « révolution » par le Net

Casaleggio, qui se défend de toute idéologie, ne s'exprime guère en public. Tout juste a-t-il fait une apparition lors du dernier meeting de campagne à Rome pour lancer : « Nous allons changer l'Italie », avant de laisser à nouveau le devant de la scène au spécialiste du one-man-show, Grillo. On trouve cependant quelques vidéos, sur le net bien sûr , dans lesquelles il livre sa vision « prophétique » d'un futur, voyant l'avènement de la « civilisation de Gaïa ». Annoncée avec une précision proche de celle de Nostradamus, aux environs de 2050, cette civilisation aura dépassé les conflits, les idéologies et les religions et chacun y sera « le leader de lui-même » grâce à la « communauté de la connaissance collective » autorisée par Internet, qui permettra à l'humanité d'élire un président de la république mondiale et de prendre toutes les décisions collectivement.

Dans cette vision en tout cas, foin du capitalisme, des classes sociales aux intérêts opposés et donc des conflits sociaux. Le seul véritable antagonisme du monde de Casaleggio oppose les pays dans lesquels l'accès à Internet serait libre et qui seraient pour lui les États démocratiques de l'Ouest, aux dictatures de l'Est qui le contrôleraient. C'est d'ailleurs au terme d'une troisième guerre mondiale de vingt ans, qui aura éliminé six milliards d'individus que, selon lui, les démocraties de l'Ouest pourront instaurer la liberté de la toile à l'échelle de la planète, qui permettra donc l'avènement de la « civilisation de Gaïa ».

L'univers mental de Casaleggio fleure la mauvaise science-fiction et on comprend que certains journalistes le comparent à Ron Hubbard, auteur de romans de ce type avant de lancer son Église de Scientologie. Au-delà des visions farfelues de l'avenir revendiquées par l'un de ses fondateurs, la spécificité du Mouvement 5 étoiles est donc d'utiliser Internet comme le plus « pur » moyen d'instaurer la « démocratie participative », dont nous avons déjà évoqué les limites. On le voit, le vendeur de services Internet Casaleggio ne perd jamais le nord.

C'est ainsi que les candidats aux élections législatives et sénatoriales dernières étaient invités à se présenter sur le site Internet du M5S et à y poster leur vidéo ou courrier de motivation. Les seuls critères de choix étaient qu'ils ne devaient être membres d'aucun parti politique et accepter la « charte de comportement » des élus, de même que le programme du Mouvement. Ce serait là le moyen de redonner la parole aux « vrais » citoyens et de se débarrasser de la caste honnie des politiciens professionnels.

Il est vrai que les « grillons » fraîchement élus du Mouvement 5 étoiles, 54 au Sénat et 108 à la Chambre des députés, ne font pas partie du personnel politique établi. Parmi les nouveaux députés M5S, la moyenne d'âge est de 33 ans et cinq d'entre eux ont 25 ans. Une majorité d'entre eux exercent une profession libérale, sont enseignants ou étudiants pour les plus jeunes. Davantage de jeunes et de femmes et pas de politicien professionnel : cela suffira-t-il à faire des élus du M5S des responsables capables de rompre avec les combines instituées par le système politique italien, sans même parler d'être en mesure de changer quoi que ce soit à la situation sociale ?

Une « nouvelle » façon de faire de la politique dans l'air du temps...

Certes, ces nouveaux élus ont commencé par refuser une partie des privilèges choquants que la classe politique s'octroie, ont limité leurs salaires et refusent le titre de « Onorevole » (Honorable, titre utilisé en Italie pour désigner les parlementaires) pour se désigner « citoyen » et « citoyenne ». Mais le système politique s'est déjà montré capable par le passé de « digérer » ceux qui se voulaient antisystème. L'opération « mains propres » conduite par le juge Di Pietro s'était donné pour but, dans les années 1990, d'éradiquer la corruption et le clientélisme du monde politique italien... Une spectaculaire vague de procès avait mis fin à l'existence des partis de gouvernement de l'époque, dont l'inamovible Démocratie chrétienne, et des centaines de responsables politiques avaient été inculpés pour corruption. Mais de nouveaux venus comme Berlusconi, pas vraiment l'exemple de l'homme aux « mains propres », prirent leur place au sein de nouvelles formations qui recyclèrent également de vieux crocodiles, du moins ceux qui n'étaient pas derrière les barreaux ou en fuite. Et vingt ans plus tard, les scandales financiers et les affaires de corruption continuent de faire la une des médias, d'autant plus choquantes qu'elles se produisent au moment où tous les responsables politiques se relaient pour justifier les « sacrifices nécessaires » impliqués par les plans d'austérité qui se succèdent.

Le dégoût légitime provoqué par ces affaires a servi de fonds de commerce à Grillo. Il n'a eu qu'à se mettre au goût du jour : le système politique était déjà la cible d'une campagne relayée par les médias, ceux-là même que Grillo conspue, et accusé d'être seul responsable de tous les dysfonctionnements et de toutes les injustices d'Italie. À lire les journaux, à regarder les émissions politiques et les débats télévisés, on a le sentiment que le pays est divisé non pas entre classes sociales aux intérêts antagonistes, mais entre citoyens honnêtes, prêts à relever leurs manches pour travailler - qu'ils soient patrons ou ouvriers - et ceux qui les saignent à blanc et profitent de leur travail : une bureaucratie d'État et une caste politicienne inefficaces et corrompues.

C'est d'ailleurs en se démarquant de la « caste » politicienne que Mario Monti avait mis en place son « gouvernement technique » lors de l'éviction de Berlusconi, en novembre 2011. Les médias soulignaient alors que la grande vertu de ce gouvernement était d'être « au-dessus des partis » et donc en mesure de répartir « équitablement » entre tous les sacrifices nécessaires pour sortir de la crise...

Bersani lui-même a tenté de convaincre de sa volonté de « faire de la politique de manière citoyenne » pour former un gouvernement alors que le résultat des dernières élections ne lui accorde qu'une majorité relative au Sénat... En vain d'ailleurs, et c'est maintenant le président Napolitano qui propose de choisir entre deux équipes composées en majorité de « personnalités de la société civile » censées convenir à tout le monde et surtout parées des vertus « non politiciennes » tellement à la mode... Jusqu'au nouveau Pape qui donne l'exemple, en payant sa note d'hôtel sur ses propres deniers !

L'honnêteté, la simplicité, du moins en façade, l'étiquette « non professionnel de la politique » et le « dépassement de la forme parti » sont donc à la mode... Mais contrairement à ce que voudraient faire croire les commentateurs, le pourrissement qui gangrène les sommets de l'État et les responsables politiques n'est pas seulement une affaire de personnes et de probité individuelle : il est la manifestation du pourrissement bien plus profond d'une société capitaliste qui se survit à elle-même. La grande bourgeoisie italienne aimerait sans doute disposer d'un personnel politique un peu plus présentable, ayant suffisamment de crédit dans la population pour faire passer ses mesures antiouvrières. Mais c'est précisément en assumant cette fonction qu'il se déconsidère, entraînant une instabilité politique illustrée par le résultat de ces élections.

En même temps, alors que les conséquences de la crise pèsent de plus en plus dramatiquement sur les travailleurs, la campagne « anticaste » dont le Mouvement 5 étoiles s'est fait le porte-parole le plus tonitruant devient de manière de plus en plus évidente une diversion, qui permet de dédouaner l'économie capitaliste de toute responsabilité. Car si les millions prélevés par les politiciens parasites et corrompus sont une réalité, ils ne représentent pas grand-chose au regard des milliards d'argent public ou empruntés aux banques, que l'État déverse généreusement et en toute légalité dans les poches du grand patronat, en payant par exemple les caisses du chômage partiel ou sous formes de subventions diverses et variées.

... et qui permet d'exonérer le système capitaliste

Le programme politique du Mouvement 5 étoiles de Grillo est une collection de thèmes dits de gauche ou écologistes, dont la démocratie participative, le développement de sources d'énergie alternatives ou l'opposition au Tav, le TGV qui devrait relier Lyon et Turin. Le tout est saupoudré d'une bonne dose de démagogie aux relents nationalistes, contre l'euro, contre ceux qui veulent « exploiter l'Italie » et bradent les « talents et le patrimoine nationaux », etc. Sur le plan social et économique, c'est la même « foire à tout » qui domine. La revendication d'un « revenu minimum de dignité » fixé à 1 000 euros côtoie l'affirmation que les syndicats sont comme les partis, des institutions « dépassées ». Et surtout, lorsqu'il s'agit de prendre position sur la crise et la dette souveraine, Grillo en revient à son unique cible : l'État et sa classe politique.

Expliquant que le pays n'a pas besoin d'un gouvernement pour avancer et se réformer et qu'il suffit de laisser les députés travailler, Grillo met en avant une proposition de loi « anticaste » que ses députés vont présenter : il s'agit d'un plan d'économies sur les dépenses liées non seulement aux salaires et autres avantages des députés mais aussi aux frais de fonctionnement de la Chambre, qui permettrait d'économiser 42 millions chaque année... Ainsi le gouvernement et la politique deviendraient « bon marché ». Soit, mais comparés aux quelque 2 000 milliards de dette souveraine de l'Italie, il s'agit d'une somme symbolique et ce n'est pas cela qui permettra d'enrayer la crise, ni de remettre en cause les mesures des différents plans d'austérité qui entraînent l'appauvrissement des classes populaires.

Les interventions des présidents des groupes M5S à la Chambre et au Sénat sont également édifiantes en ce qui concerne le débat sur le paiement de ses dettes par l'État. Une partie de la dette de celui-ci concerne en effet le paiement d'entreprises qui ont travaillé pour l'administration publique et n'ont pas été payées, ainsi que des prêts contractés par ces mêmes entreprises auprès des banques, en attendant que l'État les paie.

Suite à une déclaration des élus M5S, Vittorio Grilli, ministre de l'Économie du gouvernement sortant de Monti a réagi en disant qu'« il serait dangereux d'introduire le principe de ne pas payer les banques ». Heureusement, Vito Crimi et Roberta Lombardi, respectivement présidents du groupe d'élus M5S au Sénat et à la Chambre, ont aussitôt mis les choses au point : « Nous tenons à préciser que nous n'avons jamais affirmé un tel principe. Les banques doivent légitimement toucher les capitaux qu'elles ont anticipés aux entrepreneurs qui s'étaient adressés à elles en l'absence de paiements de la part de l'administration publique. Nous disons simplement qu'au moins pour cette fois, elles peuvent attendre leur tour. » On voit donc que si Grillo a pu pourfendre la « haute finance sans foi ni loi » lors des meetings de son « tsunami tour », il n'est pas question que ses élus soulèvent la moindre vaguelette contre le système bancaire, ou contre la bourgeoisie en général. Rappelons que dans l'univers de Grillo, celle-ci n'existe pas : les classes sociales, tout comme les partis et les syndicats, appartiennent à un passé révolu, sans doute à l'ère « pré-Internet » puisque le réseau permet « l'égalité de tous, quelle que soit leur catégorie sociale ».

Dans ce contexte de crise économique, il faudra bien entendu faire des sacrifices, explique le programme du mouvement de Grillo qui promet, comme Monti avant lui, que lesdits sacrifices seront « équitablement répartis ». Et c'est à nouveau l'État qui est montré du doigt, et ses dépenses qu'il s'agit de réduire. Une politique qui n'a rien d'original puisque Grillo joue un air que les réactionnaires de tout poil entonnent, mettant dans le même sac le gâchis et les dépenses somptuaires des sommets de l'appareil d'État comme les fonctionnaires et les services publics accusés d'être improductifs. Outre la baisse des salaires et des avantages des élus, il réclame donc la suppression des provinces - l'équivalent des départements - et le regroupement des petites communes, ce qui signifierait des milliers de suppressions d'emplois parmi les employés territoriaux et la disparition de bien des services publics aux dépens de la population.

Les grillons à l'échelle locale

Il n'est donc pas étonnant que les « grillons » qui se retrouvent à la tête de communes suite aux élections municipales de l'an dernier appliquent une politique d'austérité étrangement semblable à celle des politiciens de la « caste ». Ainsi depuis quelques semaines, le maire Mouvement 5 étoiles de Parme, ville moyenne d'Émilie-Romagne, affronte ses premières manifestations de mécontentement. Le 14 mars dernier, plusieurs centaines de travailleurs territoriaux, policiers municipaux, guichetiers des services de la ville, employés des écoles, ont traité le maire de « bouffon »... l'un des qualificatifs préférés de Grillo à l'égard des politiciens.

Avant d'être élu maire de Parme, Federico Pizzarotti était un jeune ingénieur informatique dans le secteur bancaire. Il aime à dire qu'il a toujours voulu « changer la société ». Comment ? En garantissant le premier point de son programme : l'extension de la couverture Internet haut débit à toute la ville ! Il met par ailleurs en avant sa vision « entrepreneuriale » de la gestion municipale et son « grand respect » pour la nature et les animaux, qui lui fait inclure dans son programme l'interdiction de l'expérimentation animale sur le territoire de sa commune. Mais Pizzarotti ne semble pas avoir le même intérêt pour le sort des travailleurs, en tout cas pas pour ceux qui dépendent de la ville. Car c'est sur eux qu'il fait peser les coupes claires de son budget pour tenter de faire face à un endettement qui s'élevait à 800 millions d'euros fin 2011.

Les politiques locales sont certes conditionnées par un contexte national sur lequel elles n'ont que peu de prise, mais Pizzarotti assume sans complexes le fait de faire payer les travailleurs, parlant d'une « nouvelle ère qu'il faut accepter ». En l'occurrence, la nouvelle ère représente une perte de 50 à 80 euros sur des salaires mensuels qui tournent autour de 1 200 euros. S'y ajoute la suppression de plusieurs primes, comme celle de nuit des policiers municipaux qui vont perdre plus de 150 euros par mois. Petite mesquinerie supplémentaire : la prime de nuit a été officiellement supprimée en janvier 2013, mais les travailleurs n'ont pas touché celles des sept derniers mois de 2012 !

Lorsque plusieurs centaines de travailleurs municipaux ont envahi la mairie, Pizzarotti a affirmé qu'il s'agissait de « manifestations d'un autre âge, orchestrées par des syndicats qui appartiennent également au passé ». Et d'ajouter que « les syndicats réclament le rétablissement de la situation précédente. Ce n'est pas un état d'esprit moderne »... Eh oui, la lutte de classe est dépassée depuis l'avènement du Net, mais il semble que les travailleurs en soient encore à penser que lorsque leurs intérêts sont attaqués, il faut les défendre !

Le vide politique du côté des travailleurs

De par leur origine sociale et les idées qu'ils mettent en avant, la majorité des « grillons » fraîchement élus se retrouvent finalement dans le programme de leur Mouvement 5 étoiles. La charge contre les privilèges de la caste politicienne et contre les lourdeurs bureaucratiques de l'État traduit la frustration et la colère d'une partie de la petite bourgeoisie. Étudiants surdiplômés au chômage ou condamnés à enchaîner les petits boulots et voyant les postes élevés du public et du privé leur échapper au profit des « recommandés » qui ont des relations bien placées, petits entrepreneurs, petits commerçants, artisans exaspérés par le poids des impôts et la difficulté à obtenir des prêts des banques, professions libérales voyant leurs clientèles s'amenuiser et les taxes augmenter, tous ceux-là veulent croire que si leurs semblables occupent les fauteuils des assemblées nationales, la société sera en mesure de leur offrir un avenir.

Grillo a su, nous l'avons vu, attirer les voix d'une partie importante de l'électorat ouvrier et d'une couche de petits artisans, de petits commerçants, nombreux en Italie, dont beaucoup faisaient partie autrefois de l'électorat du Parti communiste italien, en particulier dans les régions riches d'Émilie-Romagne et de Toscane, et qui ont également massivement voté pour Grillo cette fois-ci. Faut-il s'en étonner ? Le seul grand parti ayant encore vaguement une étiquette de gauche est celui de Bersani... Celui qui a soutenu l'œuvre du gouvernement Monti, jusque dans les mesures s'attaquant aux droits et aux salaires des travailleurs et donnant de plus en plus les coudées franches au patronat pour imposer des conditions de travail et de salaires dégradées.

Nous ne referons pas ici toute l'histoire qui a fait du Parti communiste italien, le plus grand parti stalinien de l'Europe occidentale d'après-guerre, ce Parti démocrate actuel. Comme tous les partis communistes staliniens, il a su trahir les intérêts de la classe ouvrière malgré son étiquette « communiste ». Ce fut le cas par exemple lors de la chute de Mussolini et du régime fasciste, alors que les grèves s'étendaient dans le pays et que l'État italien s'écroulait. C'est le Parti communiste qui évita une crise révolutionnaire à la bourgeoisie italienne, mettant tout son poids dans la balance, appelant les militants communistes à ne pas confondre résistance antifasciste et révolution, et collaborant au rétablissement d'un appareil d'État au service des possédants.

Ce Parti communiste, dont les dirigeants successifs trahirent avec autant de constance la classe ouvrière dans les décennies suivantes, finit par tomber le masque et par assumer carrément la société capitaliste et l'économie de marché comme « seul modèle économique viable », et l'alternance « à l'américaine » entre deux grands partis comparables comme le seul modèle politique valable. Quant au Parti de la refondation communiste (PRC), le petit parti qui regroupa en 1991 ceux qui n'acceptaient pas d'abandonner l'étiquette communiste, il ne cherche pas pour autant à incarner un programme communiste. Il a certes conservé cette appellation, mais cela ne l'a pas empêché de se discréditer en assumant la politique antiouvrière des différents gouvernements de gauche. Cette évolution a conduit Refondation communiste à se fondre dans la coalition libérale « Révolution citoyenne » menée par un magistrat, Ingroia, dans l'espoir de retrouver quelques sièges de député, espoir d'ailleurs déçu. Flirtant avec certains des thèmes du Mouvement 5 étoiles - redonner la parole aux citoyens, etc. - et misant sur la personnalité du juge Ingroia, qui a notamment mené l'un des procès contre Dell'Utri, le bras droit mafieux de Berlusconi, la coalition ne s'adressait pas aux travailleurs sur leur terrain de classe.

Le désarroi est d'autant plus grand du côté des travailleurs que, comme dans bien des pays dont la France, les attaques les plus violentes de ces dernières décennies lui ont été portées par des gouvernements « de gauche ». Suppression de l'échelle mobile, premières attaques contre le système de retraite, premières lois pour « assouplir » le droit du travail et introduire toutes sortes de formes de contrats précaires : tous ces coups sont en grande partie l'œuvre de coalitions dirigées par la « gauche », sans oublier le soutien du PD à la politique d'austérité de Monti ces derniers mois. Dans ces élections de février 2013, aucune formation ou coalition présente à l'échelle nationale n'a défendu un programme se rapportant de près ou de loin aux intérêts des travailleurs. Dans ce désert, beaucoup de travailleurs ont voté Grillo en y voyant une façon d'exprimer leur écœurement envers tous les politiciens et de « bousculer » le système politique, sans toujours se faire d'illusions sur ses capacités à améliorer leur sort. D'autres ont sans doute un petit espoir et misent de manière confuse sur la « sincérité » des élus Cinq étoiles pour voir leur sort s'améliorer.

Du côté de l'extrême gauche, qui représente une réalité très émiettée et groupusculaire en Italie, seul le PCL, le Parti communiste des travailleurs, une scission de Refondation communiste menée par le militant trotskyste Marco Ferrando, a présenté des listes dans plusieurs circonscriptions, à la mesure de ses possibilités. Il a eu au moins le mérite de se présenter au nom du communisme, « pour un gouvernement des travailleurs » et contre le fait de faire payer la crise du capitalisme à la population. Mais d'autres parmi la « gauche radicale » en sont à se demander s'il ne faut pas soutenir Grillo.

Cela a par exemple fait l'objet de la dernière réunion de l'Éxécutif national de la confédération Cobas, un des « syndicats de base » qui regroupent quelques milliers d'adhérents opposés à la politique de collaboration de classe des grandes centrales syndicales. Dans le compte-rendu de leur réunion de direction du 10 mars, les dirigeants de la confédération Cobas soulignent que les motivations du tandem Grillo-Casaleggio sont étrangères aux intérêts des travailleurs, mais qu'il faut bien prendre en compte son succès dans l'électorat populaire, qui se base sur des éléments que le syndicat de base peut partager. Il faudrait donc ne pas appuyer Grillo au niveau national, mais ne pas négliger la collaboration au niveau local. Drôle de façon de mettre en garde les travailleurs sur les aspects « flous, démagogiques, voire populistes » de la politique de Grillo que le texte dénonce par ailleurs. En réalité, la direction de la confédération Cobas choisit de s'adapter au courant et reflète d'autant plus facilement les illusions d'une partie de son milieu qu'elle souhaite ne pas négliger, comme elle le formule dans son texte : « La possibilité que le mouvement de Grillo puisse s'engager réellement pour mettre un terme au monopole syndical de la CGIL »... Ce qui ne serait évidemment pas pour déplaire aux différents mini-appareils se revendiquant du syndicalisme de base et n'étant pas admis à la représentativité syndicale. Le meilleur moyen de convaincre les travailleurs qui pourraient avoir des illusions sur Grillo et sa démagogie « anticaste » n'est pourtant pas de dégager les prétendus « points positifs » du programme de Grillo et d'espérer que cela le conduira à adopter une politique plus radicale sur le terrain social.

Redonner des perspectives communistes révolutionnaires

Le « tsunami » Grillo est certes un phénomène électoral spectaculaire. Après une année de « gouvernement technique » qui a enchaîné les mesures d'austérité, une année marquée par les fermetures d'entreprises et par l'aggravation de la pauvreté et des difficultés pour les classes populaires, le discrédit des politiciens est tel qu'un parti comme le Mouvement 5 étoiles, présent pour la première fois dans des élections générales, a pu rassembler 25 % des voix et devenir le premier parti du pays. Au-delà des talents scéniques de Grillo, ce résultat est la traduction politique de la crise et manifeste le désarroi de l'opinion. En l'absence de perspectives face à la crise qui s'approfondit, une partie de l'électorat s'est retrouvée dans la démagogie du programme fourre-tout et des formules à l'emporte-pièce de Grillo.

Il est encore difficile de prévoir les conséquences gouvernementales du succès du mouvement de Grillo : le président de la République Giorgio Napolitano réussira-t-il, durant le peu de temps qui lui reste à ce poste, à imposer aux deux Chambres un gouvernement « de personnalités civiles » ? Faudra-t-il retourner aux urnes ? Quoi qu'il en soit, la bourgeoisie italienne trouvera le moyen d'imposer sa solution. Elle a déjà prouvé par le passé que son système était capable d'absorber ceux qui prétendaient le combattre. Ce fut le cas par exemple de « l'Italie des valeurs », formation fondée par le juge Di Pietro, qui avait conduit les procès « Mains propres », et qui se présentait comme un garant « anti-corruption »... dont le parti et les élus ont eux-mêmes été impliqués dans des affaires de pots-de-vin. La Ligue du Nord, elle aussi, se voulait le parti des « honnêtes et laborieux Italiens du Nord » et s'égosillait contre « Rome la voleuse », sans oublier de spéculer sur le racisme antiméridionaux et anti-immigrés, avant que son dirigeant Umberto Bossi et sa famille ne soient confondus pour l'utilisation des subventions publiques comme une réserve d'argent de poche. Et avant même de se discréditer elles-mêmes sur ce terrain, ces deux formations s'étaient de toute façon glissées dans le moule politicien, rejoignant les alliances autour des deux « grands », PD ou PDL.

Le M5S sera donc sans doute aussi soluble dans le système que le furent avant lui d'autres partis « anticaste ». Cela peut d'ailleurs être la fonction de ce genre de formation qui se déclare opposée aux partis traditionnels en revendiquant une manière « plus propre », « plus honnête » de faire de la politique, tout en restant sur le même terrain de classe : elles peuvent nourrir au moins pour un temps l'illusion d'un changement possible, avant de démontrer leur vacuité politique et d'être à leur tour digérées par le système. Le mouvement de Grillo se distingue d'autres mouvements dits « populistes » que l'on voit fleurir en Europe, comme le Front national en France, en ce qu'il n'est pas marqué à l'extrême droite. Son fonds de commerce est plutôt d'expliquer que tout cela est dépassé et que partis, syndicats, idéologies n'ont plus cours. Il faut dire qu'en Italie, la démagogie d'extrême droite a déjà fait partie du bagage de bien d'autres formations comme le MSI (Mouvement social italien), devenu ensuite Alliance nationale pour finalement s'intégrer au centre droit, de la Ligue du Nord qui a rejoint elle aussi les rangs du centre-droit, et même au fond du berlusconisme. Il faut donc bien trouver autre chose, ou au moins faire semblant, et Grillo a fait cohabiter dans son programme des revendications de gauche, voire de la gauche radicale, comme l'opposition à la construction de la ligne de train à grande vitesse entre Lyon et Turin, les « No Tav » et des prises de position nationalistes, l'exaltation des vertus du génie italien, etc., ce qui est finalement la marque de fabrique de tout démagogue. Champion de l'éclectisme, il s'est d'ailleurs tout aussi bien opposé à la reconnaissance du « droit du sol » aux enfants d'immigrés nés en Italie et a déclaré à des fascistes du mouvement « Casa pound » qu'ils pouvaient rejoindre le M5S.

Le « grillisme » peut s'évaporer rapidement, comme d'autres l'ont fait avant lui. Il n'en a pas moins valeur de symptôme. Le M5S a pu exprimer les inquiétudes, le désarroi et l'aigreur d'une petite bourgeoisie mécontente des conséquences de la crise pour ses affaires et ses carrières, tout en attirant sur le même terrain une large fraction de travailleurs désespérés, désorientés et sans perspectives de classe. Et cette inquiétude-là, ce malaise d'une large fraction de la société ne s'évaporeront pas aussi facilement que lui. Grillo a déclaré en substance qu'au fond, les politiciens italiens devraient le remercier, car il a orienté vers les canaux électoraux et parlementaires un mécontentement social qui, sans cela, aurait pu prendre des formes plus violentes. Mais ce mécontentement reste, s'approfondit, et tourne à l'exaspération. Le passé a montré comment, dans certaines circonstances et à un certain degré de la crise, cette exaspération peut être utilisée par des démagogues et retournée comme un instrument de combat contre la classe ouvrière. Ce fut le cas en particulier en Italie, pays où le fascisme fut inventé par un autre bateleur de foire nommé Mussolini, venu lui des rangs du Parti socialiste, qui sut mobiliser la petite bourgeoisie enragée pour écraser le mouvement ouvrier.

Grillo n'est certes pas le « Duce », il n'a pas la prétention de rassembler les mécontents sur un terrain autre qu'électoral mais le succès de son mouvement a au moins valeur d'avertissement pour les travailleurs et pour tous les militants qui veulent se placer sur leur terrain. Face à la crise du système capitaliste, seule la classe ouvrière peut ouvrir des perspectives de transformation révolutionnaire de la société, dans son intérêt comme dans celui de l'ensemble des classes populaires. Mais elle ne peut le faire qu'en reprenant l'offensive sur son terrain, en utilisant ses armes de classe qui ne sont certes pas le bulletin de vote et la délégation ainsi donnée tour à tour à tel ou tel politicien bourgeois, mais les grèves, les manifestations, l'organisation pour défendre jusqu'au bout ses intérêts de classe face à l'offensive de la bourgeoisie. Et renouer avec cette politique de classe ne pourra se faire sans un parti qui ne soit ni un parti de « grillons », ni un « non-mouvement » existant dans l'univers virtuel d'Internet, mais un parti ouvrier, communiste et révolutionnaire ayant tiré toutes les leçons du passé pour être un véritable parti de combat contre le système capitaliste.

31 mars 2013

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