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Afghanistan - Entre l'occupation impérialiste et la loi des seigneurs de la guerre
L'Afghanistan, qui fut la première victime de la "guerre contre le terrorisme" de Bush, a depuis longtemps été relégué à l'arrière-plan de la scène politique mondiale par l'invasion anglo-américaine en Irak. Aujourd'hui, lorsque les responsables politiques parlent de l'Afghanistan, c'est uniquement comme d'un exemple des merveilles "démocratiques" qu'il faudrait attribuer à l'invasion du pays en 2001. Ces derniers temps, ce que les dirigeants politiques appellent le "processus démocratique" en Afghanistan a même été présenté comme un modèle montrant une issue possible au bourbier dans lequel se trouve la coalition impérialiste menée par les États-Unis en Irak.
Ainsi, le scrutin présidentiel organisé le 9 octobre 2004, qui aboutit à l'élection formelle de Hamid Karzaï, ancien seigneur de la guerre associé à la CIA qui avait été nommé président par interim par les États-Unis en décembre 2001, a été salué par les capitales occidentales comme le "retour de l'Afghanistan à la liberté et à la démocratie". Peu importe que le scrutin ait été caractérisé par une fraude massive et que les élections législatives aient été repoussées à l'automne 2005 en raison de "problèmes de sécurité", alors qu'elles auraient dû être organisées le même jour, d'après la constitution provisoire du pays.
Et de fait, comme en Irak, l'euphémisme hypocrite des "problèmes de sécurité" dont parlent les leaders politiques à propos de l'Afghanistan ne sert guère qu'à dissimuler la réalité de la situation sur le terrain.
Cette réalité, elle est d'abord que plus de trois ans après les premiers bombardements occidentaux, le 7 octobre 2001, la guerre continue en Afghanistan, malgré la farce "démocratique" de l'élection présidentielle. Ce que les médias occidentaux appellent un régime "démocratique" n'existe en réalité que grâce à l'aide financière et militaire de l'impérialisme. Son pouvoir réel ne s'étend pas au-delà d'un territoire limité autour de la capitale, Kaboul, et, loin d'un régime démocratique, c'est une vulgaire dictature dont les méthodes relèvent du gangstérisme pur et simple. La réalité de ce pays, c'est aussi qu'en plus d'être soumis à une occupation militaire et à des actes de guerre de la part de l'impérialisme occidental, la plus grande partie de son territoire reste sous le joug souvent sanglant, mais toujours brutal, des nombreux seigneurs de la guerre et milices armées qui sont apparus dans les vingt-cinq dernières années de guerre pratiquement ininterrompue qu'a connues l'Afghanistan. La réalité, c'est enfin que ce pays est déchiré, pour ne pas dire dépecé, par les rivalités opposant ces seigneurs de la guerre, sous l'oeil indifférent des puissances occidentales dont les gouvernements peuvent bien pérorer sur leurs inquiétudes concernant les "problèmes de sécurité" en Afghanistan aujourd'hui, mais ne se sont jamais souciés des conséquences de leurs aventures militaires pour la population locale.
Une guerre oubliée
Aujourd'hui, 9000 soldats (dont un contingent français) de la force d'assistance et de sécurité internationale (ISAF) mise en place par l'OTAN sont basés à Kaboul et dans ses environs immédiats. Leur tâche est d'abord de protéger les bâtiments et le personnel des ambassades occidentales, l'administration fantoche de Karzaï et la classe privilégiée afghane -encore que cette présence militaire musclée n'ait pas empêché des attentats répétés jusqu'au centre de la capitale. En outre, l'ISAF occupe quelques postes avancés dans le nord-est du pays, où sont situées, et ce n'est évidemment pas une coïncidence, des réserves considérables de gaz naturel inexploitées: derrière la façade du "maintien de la paix", les intérêts des grands trusts impérialistes ne sont jamais bien loin.
Depuis que les États-Unis ont accepté de transférer le contrôle de l'ISAF à l'OTAN en août 2003, afin d'empêcher des pays de la coalition de retirer leurs troupes, toutes les opérations militaires offensives ont été effectuées par des forces armées regroupant 18000 soldats principalement américains, sous commandement américain. Ces troupes opèrent sur une zone recouvrant grosso modo une moitié du pays, au sud et à l'est. Officiellement, depuis trois ans, elles sont toujours occupées à pourchasser les membres d'Al Qaida et les restes du régime taliban. Mais alors que Ben Laden et le leader taliban mollah Omar ont réussi à échapper à trois ans d'une chasse à l'homme sans répit, cela fait longtemps qu'ils ne constituent plus le principal problème auquel les forces américaines doivent faire face.
Dans cette partie de l'Afghanistan, comme en Irak, l'armée américaine mène une guerre d'usure contre des forces de guérilla qui semblent enracinées dans la population, notamment autour du Balouchistan, au sud, et dans les montagnes de l'Hindu Kush, au nord, le long de la frontière pakistanaise.
La résistance afghane à l'occupation n'est sans doute pas comparable à celle à laquelle se heurtent les troupes occidentales en Irak, que ce soit du point de vue de ses forces ou de celui des moyens militaires dont elle dispose. Mais les groupes de guérilla afghans ont un avantage considérable sur un terrain montagneux qu'ils connaissent bien et où les routes carrossables sont peu nombreuses. Il leur est facile de se mettre hors d'atteinte en passant au Pakistan, pays où ils peuvent s'appuyer sur un vaste réseau de solidarités et de soutien logistique, tant auprès des plus de deux millions de réfugiés afghans que parmi les groupes intégristes pakistanais et leurs alliés au sein de l'appareil d'État de ce pays.
Mais la grande différence avec l'Irak, c'est qu'en raison du réseau de communications embryonnaire du pays et de l'isolement des zones où elles sévissent, les forces américaines n'ont pas à surveiller en permanence leurs arrières après chaque opération, pour faire face à d'éventuelles représailles. Tout comme elles n'ont pas trop à se préoccuper des caméras occidentales, et donc de leur opinion publique nationale, en opérant dans des zones aussi reculées.
Les quelques reportages qui ont pu être diffusés sur les opérations menées par l'armée américaine contre les forces de guérilla témoignent du degré de violence aveugle atteint dans cette guerre, pas tant contre les forces de guérilla elles-mêmes du reste, que contre la population. Ne pouvant pas affronter directement les forces de résistance, parce que celles-ci évitent le contact, les États-Unis ont fait un usage systématique des bombardements. Lorsqu'un village est soupçonné d'aider des forces de guérilla ou de leur servir de refuge, il est simplement écrasé sous une pluie de bombes de 950 kilos qui ne laissent aucun survivant. Et dans les zones reculées de l'Afghanistan, les puissances occidentales ont encore moins qu'en Irak à craindre la présence de témoins gênants qui compteraient les victimes.
Pour les leaders américains, c'est une guerre qu'ils peuvent se permettre. Par sa nature même, elle entraîne bien moins de victimes parmi les soldats américains -à peine plus de 150 depuis le début de l'invasion- et ils n'ont pas à rendre compte à leur opinion publique du retour de nombreux cadavres de soldats américains dans des sacs plastiques.
Cependant, après trois ans de combats, le nombre de victimes américaines n'a pas diminué, au contraire. Les chiffres officiels fournis par le Département de la Défense à Washington témoignent plutôt d'une augmentation, faible mais régulière du nombre de soldats morts au combat.
Quoi qu'il en soit, les États-Unis se sont lancés dans un programme de construction de seize bases aériennes dans tout le pays, dont une base géante occupant près de 100 km2 près de la frontière iranienne, au sud-ouest. De plus, sous prétexte d'endiguer l'explosion de la production d'opium enregistrée après la chute des talibans, un réseau de forces spéciales américaines doit être mis en place à travers le pays, sous la houlette de l'Office américain de lutte contre les narcotiques (Drug Enforcement Administration).
Il est clair que l'armée américaine est en Afghanistan pour longtemps. Et tant qu'elle y restera et continuera à bombarder des villages et à imposer à la population des potentats locaux à ses ordres, la guérilla actuelle continuera, voire s'étendra en recrutant de nouveaux combattants parmi une population de plus en plus hostile, du fait de l'occupation et de la misère à laquelle elle est réduite.
Deux décennies sous le joug des seigneurs de la guerre
Mais les groupes de guérilla que l'armée américaine essaie d'éradiquer ne jouent qu'un rôle limité, sinon marginal, dans les "problèmes de sécurité" dont s'inquiètent non seulement les représentants occidentaux en Afghanistan, mais surtout la population. En fait le principal facteur d'insécurité dans le pays tient au rôle dominant joué dans la vie politique et sociale par les seigneurs de la guerre.
Un article du Monde Diplomatique d'octobre 2004 décrit la situation en ces termes: "Dès les faubourgs de Kaboul, l'État afghan disparaît. On ne trouve plus que des seigneurs de la guerre qui gouvernent comme des souverains absolus, prélèvent taxes et impôts et se font forts de ne pas appliquer les directives du gouvernement central. Même dans la capitale, on ne sait qui gouverne: le président Hamid Karzaï et son gouvernement? L'ambassadeur américain Zalmay Khalizad, cet Afghano-Américain parachuté par Washington? Ou les troupes internationales qui, avec 6000hommes, quadrillent tous les quartiers de long en large? La ville est "bunkerisée" dans sa partie la plus cossue. C'est là que sont installées les ambassades - les États-Unis ont même confisqué la plus grande avenue de Kaboul, où ils construisent un immense immeuble pour la CIA".
L'auteur de l'article répond lui-même à la question qu'il pose: à Kaboul, au moins, ce sont les États-Unis qui ont le pouvoir. Mais qu'en est-il dans le reste du pays?
Là, la domination des seigneurs de la guerre reposant sur des troupes irrégulières comptant des milliers d'hommes, est une tradition qui remonte aux années quatre-vingt, lorsque l'armée soviétique envahit l'Afghanistan afin de trancher dans le vif une crise politique qui menaçait de faire sortir le pays de la sphère d'influence de l'URSS. La plupart des principaux seigneurs de la guerre d'aujourd'hui se sont imposés comme "commandants" dans la lutte contre l'occupation soviétique en recrutant la plupart du temps leurs milices au sein d'un même groupe ethnique -les Pachtounes (la plus forte minorité, avec 40% de la population), les Tadjiks, les Hazaras et les Ouzbeks.
Certains de ces "commandants", comme le "général" ouzbek Dostom, qui contrôlait la région autour de la ville de Mazar e-Sharif, au nord, et le tadjik Ismael Khan, "seigneur de Herat", dans l'ouest du pays, avaient été officiers dans l'armée du régime pro-soviétique avant de changer de bord, avec leurs armes et leurs troupes. Les autres, c'est-à-dire la majorité, participèrent à la guerre contre l'occupation soviétique, soit par conviction -souvent religieuse, mais dans tous les cas anticommuniste- soit par intérêt personnel- en raison des avantages divers dont les récompensèrent très tôt les États-Unis, par l'intermédiaire de la CIA et des services secrets pakistanais, l'Arabie Saoudite et certains émirats du Golfe.
Une fois que les futurs "commandants" eurent accès aux fonds qui leur permettraient d'acheter des armes, ils n'eurent pas trop de mal à recruter des soldats. Dans un pays dont toute l'économie était paralysée par la guerre, une arme était une assurance contre la famine. Cela permit aux "mudjahidin" de se servir de leur prestige ou, si nécessaire, de la force, au nom d'Allah, pour tirer de la population des territoires qu'ils contrôlaient bien plus que ce dont ils avaient besoin. Bien entendu, les commandants et leurs lieutenants gardèrent l'essentiel de ce "surplus" pour leur usage personnel.
Lorsque les troupes soviétiques quittèrent l'Afghanistan, en mars 1989, laissant à Kaboul un régime qui n'avait pour ainsi dire aucun contrôle sur le pays en dehors des grandes villes, les seigneurs de la guerre consolidèrent leurs territoires et essayèrent de l'étendre aussi loin qu'ils le pouvaient, en utilisant les armes lourdes abandonnées par l'occupant. Il en résulta une guerre civile ininterrompue, dont la violence atteint un paroxysme lors de la chute du régime pro-soviétique, en 1992. Les seigneurs de la guerre les plus puissants -Dostom, Ismael Khan, les tadjiks Rabbani et Massoud, le pachtoune Hekmatyar et la faction Wahdat de l'ethnie hazara- menèrent pendant quatre ans un combat d'artillerie lourde autour de Kaboul pour en prendre le contrôle afin d'imposer leur domination au reste du pays.
Cependant, les seigneurs de la guerre moins importants profitèrent de la vacance du pouvoir créée par la bataille de Kaboul pour développer corruption et racket à grande échelle. Imposer des "taxes" sur les commerçants ou même sur les voyageurs ordinaires devint un moyen normal d'obtenir des fonds, à côté de la contrebande vers l'Iran et le Pakistan, et du trafic de drogue. C'est pendant cette période que l'Afghanistan reprit sa position de plus gros producteur d'opium au monde.
La victoire des talibans, en 1996, mit un terme à ces luttes intestines, mais non à la domination des seigneurs de la guerre. Si le régime des talibans fut très rigide à certains égards, il l'était nettement moins à d'autres. Leur victoire contre les milices bien mieux armées de Dostom et Hekmatyar, par exemple, fut rendue possible parce que beaucoup de petits seigneurs de la guerre, dont les hommes formaient ces milices, changèrent de camp au moment décisif, pour devenir les piliers du pouvoir taliban dans leur fiefs respectifs. Ayant toujours eu recours à des méthodes brutales pour imposer leur contrôle à la population, ils n'avaient aucune raison d'être choqués par les méthodes des talibans. Tant qu'ils firent respecter le pouvoir féodal des talibans et ne furent pas considérés comme des menaces potentielles par ceux-ci, ces seigneurs de la guerre purent rester aux commandes dans leurs fiefs, même s'ils devaient maintenant partager leur butin avec leurs maîtres de Kaboul et ne plus se mêler de trafic de drogue.
Les seigneurs de la guerre cooptés dans le régime fantoche
Lorsque la coalition menée par les États-Unis commença à bombarder les centres du pouvoir taliban, en octobre 2001, les seigneurs de la guerre ne furent pas longs à réaliser quel camp allait gagner la guerre. Ils changèrent donc à nouveau de camp et rejoignirent les rangs de l'Alliance du Nord, qui rassemblaient Massoud, Dostom et Ismael Khan. Les derniers qui abandonnèrent les talibans furent les seigneurs de la guerre hazaras et pachtounes du sud, que les agents américains durent convaincre à grand renfort d'épaisses liasses de dollars.
Le premier gouvernement intérimaire formé sous les auspices des États-Unis en décembre 2001 reflétait le rapport des forces sur le terrain, mais également le choix de la puissance impérialiste de faire participer les seigneurs de la guerre au nouveau régime. En dehors du poste de Premier ministre, tous les portefeuilles-clés furent attribués aux principales factions de l'Alliance du Nord. Karzaï, le Premier ministre, était lui-même un ancien seigneur de la guerre pachtoune qui s'était battu aux côtés des talibans pendant trois ans avant de s'exiler et de participer à un groupe appuyé par la CIA autour de l'ancien roi Zaher Shah. Son frère, en revanche, était resté au pays pour diriger le clan familial et il continue à exercer jusqu'à aujourd'hui une domination sans partage sur toute une zone près de Kandahar, près de la frontière pakistanaise, où ses milices assistent les forces américaines pour chasser la guérilla.
La composition du gouvernement intérimaire fut modifiée plusieurs fois par la suite, mais le rôle des seigneurs de la guerre n'y fut jamais vraiment réduit. Si certains de ceux qui avaient reçu des portefeuilles en 2001 furent démis de leurs fonctions, c'est simplement parce que leurs remplaçants étaient jugés plus loyaux envers la coalition ou moins dangereux à l'intérieur qu'à l'extérieur du gouvernement.
L'homme fort de la ville d'Herat, Ismael Khan, offre un exemple frappant: après la chute des talibans, il prit le contrôle de cette ville, se proclama gouverneur et mit sur pied une milice à ses ordres estimée à environ 25000 hommes. Il fut ensuite intégré dans le gouvernement de Karzaï, qui souhaitait manifestement le couper de sa base. Quand il apparut que l'entreprise avait échoué, Ismael Khan fut démis de ses fonctions et retourna à Herat, dont Karzaï le nomma gouverneur, apparemment sous la pression des États-Unis. Mais Ismael Khan continua à défier le gouvernement, refusant de payer tout impôt sur le revenu à Kaboul et mettant en place son propre système de perception de droits de douane sur le commerce avec l'Iran.
En août 2004, quatre seigneurs de la guerre locaux considérés plus sanguinaires encore qu'Ismael Khan lui-même, s'allièrent pour s'attaquer à lui. Après un mois de combats dans Herat, ils réussirent à l'expulser de la ville. Leur victoire fut immédiatement saluée par les États-Unis, dont un responsable affirma: "Il est essentiel de chasser Ismael Khan du pouvoir. Cela fait partie d'un plan complexe et secret que je ne peux pas divulguer. (...) Oui, je regrette qu'il soit nécessaire de faire appel à ces milices. Mais parfois, il faut faire un peu de mal pour réaliser beaucoup de bien. Herat sera bien gérée sous une "administration de techniciens". Nous avons amorcé un cercle vertueux qui nous éloigne des fiefs illégitimes et nous rapproche d'une autorité centrale légitime et d'un Afghanistan sûr, stable, libre, prospère et démocratique."
Si la population de Herat n'avait pas dû payer le prix de ce "plan secret" en étant soumise à la domination d'une nouvelle bande de pillards et de tortionnaires, ce qui se passa ensuite rendrait cette déclaration tout simplement risible.
Le 11 septembre 2004, Ismael Khan fut formellement démis de ses fonctions de gouverneur de Herat et Karzaï nomma un nouveau gouverneur. Peu après, l'organisation Human Rights Watch notait que "Ismael Khan contrôle toujours quelques milices autour de Herat et on ne sait pas qui commande vraiment Herat". C'était un euphémisme: avant la fin du mois, le chef de la police régionale, qui venait juste d'être nommé par Karzaï pour remplacer celui d'Ismael Khan, dut s'enfuir à Kaboul pour sauver sa peau, après que son escorte avait été attaquée par des miliciens d'Ismael Khan. Ultime ironie de l'histoire: Ismael Khan fut finalement réintégré en décembre dans le gouvernement de Karzaï en tant que ministre de l'Eau, des Mines et de l'Énergie. Retour à la case départ!
Les seigneurs de la guerre enracinés dans l'appareil d'État
Le problème pour les forces d'occupation et le régime fantoche de Kaboul, c'est que la politique consistant à jouer une milice contre l'autre et à intégrer les seigneurs de la guerre de manière sélective dans les rouages du régime va d'échec en échec, sans consolider en quoi que ce soit l'autorité de l'État, bien au contraire: le pouvoir des seigneurs de la guerre est redevenu ce qu'il était avant l'arrivée au pouvoir des talibans, comme on le voit, par exemple, dans le fait que la production d'opium a presque atteint cette année son niveau record d'avant l'interdiction imposée par les talibans.
Aujourd'hui, contrairement aux années quatre-vingt-dix, les seigneurs de la guerre ne sont pas en mesure de briguer le pouvoir central, en raison de l'occupation occidentale. Mais cela ne les empêche pas de paralyser l'économie du pays, ni d'opprimer et rançonner la population.
Les forces d'occupation ont sans doute mis en place toute une série de programmes patronnés par l'ONU sous l'appellation collective de Désarmement, Démobilisation et Réintégration (DDR). Ces programmes sont censés faciliter la collecte d'armes lourdes et la réintégration des miliciens dans la vie civile. Mais jusqu'à maintenant, d'après les chiffres publiés par le gouvernement lui-même, seuls 25000 miliciens ont bénéficié des dispositions des programmes DDR -c'est-à-dire une très petite fraction des bandes armées qui sévissent à travers le pays.
De toute façon, la réintégration de ces miliciens dans la vie civile est problématique. Une fois qu'ils ont dépensé la somme qui leur est attribuée en échange de leurs armes et uniforme, il n'y a pas de travail pour eux, à part dans la police ou l'armée. Si bien que bon nombre des 25000 miliciens démobilisés sont à nouveau armés, comme soldats ou policiers "réguliers". Et on peut penser que la nomination, en mars, du seigneur de la guerre Dostom, l'un des principaux rivaux de Karzaï, au poste de chef d'état-major de la nouvelle armée afghane, ne peut que faciliter la reconstitution de ces milices au sein même des unités régulières.
Il n'est en tout cas pas surprenant que la commission afghane des Droits de l'homme ait constaté que 15% des violations des Droits de l'homme sont l'oeuvre de la police, y compris de nombreux cas de tortures (ongles arrachés, etc.).
Le principal résultat des programmes de désarmement aura été, en fait, de fournir de nouveaux uniformes "respectables" aux bandes armées d'irréguliers. Désormais ces bandes peuvent piller en toute légitimité la population et en étant payées pour cela par l'État.
La farce démocratique
Sur fond de domination des seigneurs de la guerre, qu'ils soient afghans ou impérialistes, le terme "démocratie" ne peut pas avoir de sens en Afghanistan.
L'élection présidentielle l'a amplement illustré. À commencer par les inscriptions sur les listes électorales, marquées par de très nombreuses inscriptions multiples et l'achat de voix.
Cela ne veut pas dire que l'élection aurait été davantage démocratique si les inscriptions sur les listes n'avaient pas été faussées. De fait, les électeurs n'eurent pas beaucoup le choix: sur 89 dépôts de candidature, 70 furent invalidés par la commission électorale, sans que celle-ci ait besoin de justifier sa décision. Étant donné la situation générale dans le pays, les conditions à remplir pour être candidat étaient déjà insurmontables pour quiconque n'était pas issu d'un milieu aisé ou ne pouvait se prévaloir du soutien de personnes influentes et d'un état-major de campagne conséquent. C'est ainsi, par exemple, que pour pouvoir se présenter, chaque candidat devait être titulaire d'un diplôme universitaire, présenter les photocopies de 10000 cartes électorales et payer 1000 dollars non remboursables de frais d'inscription, soit plus de huit ans du salaire d'un ouvrier qualifié.
Sur les dix-huit candidats qui furent finalement autorisés à se présenter, deux se retirèrent immédiatement en faveur de Karzaï. Comme récompense, ils reçurent des portefeuilles mineurs dans le nouveau gouvernement mis en place en décembre. Sur les seize autres, dix étaient liés à des factions "mudjahiddin", y compris la seule femme candidate, deux étaient royalistes et deux avaient des liens avec les milieux intégristes. Un seul candidat osa exprimer publiquement -et encore, en termes très mesurés- son opposition à l'occupation.
Mais en fait, les idées des candidats n'étaient pas vraiment importantes puisque la plupart d'entre eux n'eurent jamais la possibilité de les exprimer. La télévision d'État fut monopolisée par Karzaï, et la télévision privée par câble fut opportunément suspendue pendant la campagne, suite à des plaintes de "téléspectateurs" à propos de "programmes anti-islamiques". Quant aux réunions publiques, elles furent de fait interdites dans la plupart des villes, y compris à Kaboul, sauf pour les candidats soutenus par les milices locales.
Bien entendu, le jour du scrutin, la fraude à grande échelle à laquelle on pouvait s'attendre se produisit: votes multiples, intimidations, confiscation d'urnes par des miliciens, etc. Cela n'empêcha pas des centaines d'observateurs occidentaux de déclarer l'élection "démocratique" -c'était, en tout cas, l'avis des autorités d'occupation, des gouvernements occidentaux et de Karzaï. Ils osèrent même se féliciter du fait que cette journée ait été aussi calme. Cette impression ne fut certainement pas partagée par les quarante Afghans qui trouvèrent la mort le même jour, dont vingt-cinq assassinés par des bombes américaines larguées sur leurs villages!
Néanmoins la fraude fut tellement évidente qu'avant même la clôture du scrutin, quatorze candidats firent une déclaration commune pour demander qu'il soit annulé et organisé à nouveau.
En fin de compte, après deux semaines de décompte, Karzaï fut proclamé vainqueur avec un peu plus de 50% des voix, alors que son rival le plus proche n'obtenait que 16%. Karzaï avait certainement atteint son but, mais la "démocratie" n'avait rien à voir dans cette histoire.
La seule chose que l'impérialisme sache faire : détruire
Comme en Irak, les gouvernements occidentaux ne perdirent pas de temps après l'invasion de l'Afghanistan et parlèrent très vite de "reconstruction". Les médias annoncèrent des montants grandioses pour l'aide internationale, des écoles et des hôpitaux seraient construits, des routes remises en état, des systèmes d'épandage installés, etc. L'Afghanistan pourrait enfin profiter des bienfaits du marché capitaliste. Mais que s'est-il effectivement passé ces quatre dernières années?
L'article du Monde Diplomatique déjà cité donne quelques éléments à ce sujet: "Dans le bazar de Kaboul, la misère éclate; des gens en guenilles vivent chichement de presque rien. Certes, les organisations non gouvernementales -quelque deux mille ONG occidentales y ont pignon sur rue- donnent du travail à une partie de la ville... tout en la parasitant: ils en font un immense chantier pour l'humanitaire. Les tâches nobles reviennent évidemment à des Occidentaux ou à des Afghans venus d'Occident, les menus travaux -chauffeurs, guides, distributeurs d'aide, etc.- aux Afghans de l'intérieur".
En fait de reconstruction, même les édifices détruits par les bombardements de la coalition en 2001 sont toujours en ruine. Quant aux routes, qui sont essentielles pour l'agriculture du pays, elles attendent toujours d'être réparées.
Au milieu des années quatre-vingt, le pays comptait 100000 travailleurs dans l'industrie, répartis dans trente-deux usines. Aujourd'hui, ce nombre est tombé à 8000 en raison de la pénurie énergétique et du caractère obsolète des machines. Et à ce jour, seules trois usines doivent être rouvertes au nord, mais rien n'est prévu pour reconstruire les centrales électriques endommagées ou détruites.
Quant aux milliards de dollars de l'aide étrangère, une partie a sans doute été dilapidée par certaines ONG. Mais des sommes bien plus importantes ont été dépensées pour financer les agences des autorités d'occupation, d'autres, comme en Irak, ont servi à financer des activités militaires sous prétexte de "sécurité", comme par exemple des gardes du corps pour les responsables politiques et économiques occidentaux, ou pour payer des "conseillers" occidentaux qui reçoivent des salaires dignes de la City de Londres dans un pays dont même les hauts fonctionnaires ne gagnent pas plus de 60 dollars par mois! La corruption de l'administration est un secret de polichinelle, tout comme l'implication de personnes haut placées au gouvernement et de seigneurs de la guerre dans le trafic de drogue.
Les puissances impérialistes prétendaient libérer les femmes afghanes de l'esclavage auquel les talibans les avaient réduites, mais seule une minorité de femmes, essentiellement parmi les classes aisées, à Kaboul et dans le nord, a connu une amélioration, amélioration d'autant plus limitée qu'elles vivent sous la menace permanente des milices armées.
En plus des morts, des blessés, des destructions entraînées par l'invasion et de l'extrême pauvreté à laquelle la population reste soumise, les puissances impérialistes n'ont fait que remplacer le pouvoir féodal des talibans par un État islamique corrompu et des seigneurs de la guerre intégristes impitoyables pour la population sous leur coupe.
11 avril 2005