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Italie - La crise politique et l'opération référendaire
Il serait hasardeux de dire aujourd'hui si les référendums des 18 et 19 avril et la victoire du "oui" aboutissant à la remise en cause du système proportionnel pour l'élection des sénateurs, puis la mise en place du gouvernement de Carlo Azeglio Ciampi, ex-gouverneur de la Banque d'Italie, avec la participation éphémère de ministres de l'ex-Parti communiste, donneront aux dirigeants italiens les moyens de sortir de la crise politique dans laquelle le pays se débat depuis des mois. Mais ils sont au moins révélateurs des intentions de la bourgeoisie italienne, de ses souhaits quant à une modification du système politique, et aussi de l'attitude des principaux partis.
L'Italie vit sans doute depuis longtemps en état de crise politique chronique, sans que cela ait empêché au bout du compte la bourgeoisie de gouverner ou d'imposer ses principaux choix, avec il est vrai la collaboration plus ou moins ouverte des organisations syndicales et des principaux partis dits ouvriers, en premier lieu le Parti communiste italien. Celui-ci qui fut, pendant des années, le plus fort parti communiste occidental, était aussi le partisan le plus avoué d'une transformation en un parti social-démocrate de gouvernement, ce qui l'a d'ailleurs aujourd'hui conduit à se diviser en deux tronçons : le PDS d'une part (Partito Democratico della Sinistra, "Parti Démocratique de la Gauche") ayant abandonné l'étiquette communiste, et le PRC d'autre part (Partito della Rifondazione Comunista, "Parti de la refondation communiste") qui, lui, a décidé de la conserver.
Cependant le système donne des signes d'usure, d'autant plus sensibles au moment où les effets de la crise mondiale rendent la bourgeoisie toujours plus exigeante pour imposer ses intérêts aux classes opprimées, et plus pressée de voir son personnel politique les y soumettre.
Enfin, les reculs imposés à la classe ouvrière, la rupture toujours plus accentuée des dirigeants de l'ex-Parti communiste avec leur passé lointain de parti révolutionnaire ouvrier, donnent sans doute à la bourgeoisie des opportunités de modifier les règles du jeu politique.
À la recherche de la "Deuxième République"
Mais si l'on parle beaucoup du passage à une "Seconde République", qui succéderait donc à l'actuelle, instaurée en 1946 après la chute du fascisme et la fin de la guerre, la transformation est loin d'être accomplie ; c'est le moins que l'on puisse dire à en juger par les multiples rebondissements politiques. Les problèmes de la corruption, de la Mafia, sans parler des habituels déséquilibres économiques et du chômage, semblent tous ressurgir simultanément et rendre la crise plus inextricable que jamais.
L'usure politique a atteint bien sûr en premier lieu les gouvernements et la coalition parlementaire, en place depuis pratiquement trente ans avec seulement quelques variantes ou parenthèses : la coalition dite de centre-gauche, ou maintenant quadripartite, essentiellement axée sur la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste. Les élections des 5-6 avril 1992 ont montré que si cette coalition pouvait encore se prévaloir d'une très faible majorité parlementaire, elle n'était même plus majoritaire en voix dans le pays.
Sa seule force restait cependant, une fois de plus, l'absence de solution politique de rechange. A gauche, les deux tronçons de l'ancien Parti communiste se partageaient leur ancien électorat commun, bien diminué si l'on se réfère à l'époque où celui-ci atteignait 33 ou 34 % des voix. Mais on voyait également émerger des nouveaux venus tendant à fragmenter encore le paysage politique : les écologistes, la "Rete", parti lancé par un transfuge de la Démocratie chrétienne et se présentant comme un mouvement anti-Mafia, et surtout la Ligue du Nord d'Umberto Bossi. Ce dernier parti, en obtenant jusqu'à 25 ou 30 % des voix dans diverses régions du Nord, contribuait largement à bouleverser les données électorales.
On peut par bien des côtés comparer l'ascension de Bossi à celle de Le Pen en France, même si la Ligue du Nord, contrairement au Front National lepéniste, a évité de se marquer clairement à droite ou à l'extrême droite et a préféré cultiver l'image d'un parti "différent". Les recettes utilisées sont semblables et se résument à une démagogie sans autre règle que de plaire à l'électeur.
Attaques contre les immigrés - étrangers ou même méridionaux italiens venus dans le Nord industriel - rendus responsables de la délinquance et de l'insécurité ; contre le Sud assimilé à un repaire de mafieux et de paresseux vivant de pensions et autres détournements de l'argent de l'État ; contre "Rome la voleuse", symbole d'une administration de fonctionnaires pléthorique et inefficace gaspillant, selon Bossi, l'argent gagné par le Nord industrieux pour le reverser à la Mafia, aux parasites du Sud ou aux politiciens véreux ; démagogie régionaliste en faveur du dialecte lombard... C'est ce galimatias flattant les idées réactionnaires à la mode qui a fait les succès électoraux de Bossi auprès de larges couches de la petite bourgeoisie, au Nord du moins.
Les "mains propres" sur la "tangentopole"
Ce sont des partis traditionnels comme la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste qui ont payé le plus cher, au Nord, cette ascension du parti de Bossi. Et depuis ces élections d'avril 1992, leur discrédit semble avoir pris d'encore plus grandes proportions du fait de l'enquête dite des mani pulite (mains propres) lancée à Milan par le juge Di Pietro. Celle-ci a démontré que le système des pots-de-vin versés par les entreprises aux partis lors de la conclusion des marchés publics avait atteint les dimensions d'une véritable "tangentopole" ("tangente" est en italien l'équivalent de "pot-de-vin").
L'enquête, partie de la plainte d'un industriel contre cette pratique et limitée d'abord à la municipalité de Milan, a atteint les autres grandes villes, débouchant sur une série d'inculpations et d'emprisonnements d'hommes politiques ou de grands commis de l'État. Bettino Craxi et Claudio Martelli, les deux principaux dirigeants du Parti socialiste, placés sous avis d'enquête, ont dû démissionner de leurs responsabilités, de même d'ailleurs que nombre d'autres dirigeants, de leur parti ou d'autres.
La Démocratie chrétienne, parti qui se trouve au centre de la plupart des coalitions gérant les grandes villes, a bien sûr eu son lot de dirigeants impliqués dans la "tangentopole". Mais elle est de surcroît au centre des enquêtes sur les complicités entre le monde politique italien et la Mafia sicilienne. Le fait le plus spectaculaire est l'enquête concernant les liens entre celle-ci et un homme qui a été pendant quarante ans un pilier de la Démocratie chrétienne et des gouvernements italiens : Giulio Andreotti, dont un "repenti" de la Mafia, Tommaso Buscetta, a révélé la façon dont il était lié avec l'organisation criminelle.
Que les complicités politico-mafieuses existent et passent en grande partie par la Démocratie chrétienne, dont la Sicile est précisément un des fiefs, on le sait depuis longtemps. Le fait nouveau est plutôt que les enquêtes et les révélations ne soient plus totalement étouffées par un mur du silence et de l'oubli, voire par la liquidation des témoins "parlant trop".
En tout cas la Démocratie chrétienne, ce parti qui est depuis quarante ans le "parti de la majorité relative", qui s'est trouvé au centre de tous les gouvernements et qu'aucun des innombrables scandales de la vie politique italienne n'avait réussi à abattre, semble cette fois en très mauvaise posture. A en croire les résultats d'élections partielles, il aurait en l'espace d'un an perdu près de 50 % de son électorat, et les sondages pronostiquent qu'en cas d'élections générales il ne recueillerait plus aujourd'hui qu'environ 20 % des voix contre 30 à 35 % auparavant...
La "partitocratie" au banc des accusés
Enquêtes sur la corruption des partis et leurs liens avec la Mafia, subite ardeur des juges à mener ces enquêtes au lieu de les enterrer, chute des clans dirigeants au sein des partis au pouvoir, ascension du parti de Bossi appelant entre autres le petit-bourgeois honnête et travailleur du Nord à se dresser contre les "voleurs" qui gouvernent, il y a là une conjonction qui trouve un lien politique dans les attaques, convergeant de divers horizons, contre la "partitocratie".
Ces attaques, tout d'abord, sont classiques et anciennes de la part du grand patronat. Les crises du système politique, les lenteurs qu'elles entraînent pour certaines décisions dont il aimerait qu'elles soient prises plus vite, tout cela fait partie des cibles favorites d'un patronat toujours enclin à se plaindre de ce que le système lui coûte, en oubliant évidemment de dire ce qu'il lui rapporte.
L'affaire de la "tangentopole", comme les rackets de la Mafia, sont donc tombés à point nommé pour lui permettre de dénoncer la "partitocratie" et de se plaindre de devoir payer politiciens ou mafieux pour obtenir certains marchés, sans préciser bien sûr que, même une fois payée la "tangente", il restait encore aux entrepreneurs de copieux bénéfices...
Mais les attaques contre la "partitocratie" ont pris un caractère politique ouvert, voire un caractère de crise institutionnelle, depuis qu'elles émanent d'un des organes majeurs de l'État : la présidence de la République.
Les présidents de la République italienne, classiquement plutôt voués au rôle de potiche, ont pris depuis quelques années l'habitude de se lever de leur fauteuil pour dénoncer les lenteurs et l'inefficacité du système politique qu'ils acceptent pourtant de présider. La tendance, inaugurée par le socialiste Pertini au début des années quatre-vingt, a été confirmée sous Cossiga, président de 1985 à 1992. Mis lui-même en cause dans l'affaire "Gladio" - ce service secret anti-communiste lié à l'OTAN qui aurait été au centre de nombre d'attentats non élucidés qui jalonnent les vingt-cinq dernières années - Cossiga à la fin de son mandat a choisi de contre-attaquer et de se lancer à son tour dans des attaques contre la "partitocratie".
Le référendum de Segni
Enfin, la dernière offensive contre "le système" est celle qui a conduit aux référendums des 18 et 19 avril dernier et qui a pour chef de file Mario Segni et son "pacte référendaire". Membre de la Démocratie chrétienne jusqu'à une date récente, Segni a pris l'initiative de référendums dont le but ultime est d'abattre des lois présentées comme responsables de tous les maux : celles concernant les élections à la proportionnelle.
Comme toujours bien sûr dans ce type de consultation, les questions posées aux électeurs n'avaient pas le caractère d'un choix politique clair. Elles étaient posées de façon à pouvoir déclarer ensuite que l'électeur "préférait" une loi électorale majoritaire à une loi proportionnelle.
La principale des huit questions concernait l'élection du Sénat. Cette élection avait déjà été prévue, à l'origine, sur la base d'un scrutin majoritaire à un tour, par circonscription. Mais il avait été complété par une disposition prévoyant que pour être élus, les candidats sénateurs devaient obtenir 65 % des suffrages au moins, les sièges non pourvus de cette façon l'étant ensuite par le biais d'une répartition à la proportionnelle. Ce
pourcentage n'étant jamais atteint, cette élection en principe selon un système majoritaire avait lieu de fait à la proportionnelle. Mais inversement, il suffisait à Segni de soumettre à référendum l'abrogation de la règle des 65 % - la loi italienne ne permettant d'ailleurs que le référendum abrogatif d'une loi - pour faire revenir l'élection des sénateurs au système majoritaire "sec".
Il est donc pour le moins abusif de déclarer à la suite de ces référendums que "le peuple italien" aurait exprimé souverainement et démocratiquement sa préférence pour une loi électorale majoritaire plutôt que pour la proportionnelle. On s'est bien gardé de lui poser la question sous cette forme. Et surtout bien sûr, dans le climat créé par les enquêtes sur la "tangentopole" ou sur les compromissions d'Andreotti, entretenu par les révélations de la presse et les surenchères des politiciens eux-mêmes pour dénoncer la "partitocratie" avant d'être engloutis sous les enquêtes qui la visent, le vote "oui" au référendum sur le Sénat a pu être présenté comme un "oui" à une politique "plus propre".
Les seuls partis ayant osé défendre le "non" ont été, à gauche, le Parti de la refondation communiste, à droite les néo-fascistes du MSI (Mouvement Social Italien), ainsi que la difficilement classable "Rete" anti-Mafia. Principaux perdants prévisibles dans un vote majoritaire, ils devenaient la cible commode des attaques présentant les partisans du "non" comme le ramassis des nostalgiques de tout bord - du communisme comme du fascisme - opposés à tout changement et avant tout attachés à leurs places.
Le référendum sur le Sénat a pu ainsi se conclure par plus de 82 % de "oui" et a permis à un Segni de déclarer à son lendemain que les Italiens avaient "choisi le système majoritaire". Et par ce tour de passe-passe, au nom d'une politique "plus proche des citoyens", l'opération Segni a permis à la bourgeoisie italienne de faire un pas vers l'adoption d'un système politique qui, en réalité, en serait encore plus loin !
Car il y a bien sûr longtemps que, lorgnant sur le système politique britannique ou sur celui de la Cinquième République française, la bourgeoisie italienne se pose la question d'un changement constitutionnel lui permettant de disposer pour la durée d'une législature, de gouvernements stables et pouvant agir indépendamment des fluctuations de l'opinion. En Italie, l'existence d'une loi proportionnelle garantissant la représentation des petits partis au Parlement, le fait qu'entre un tiers et un quart des députés - ceux du PC, aujourd'hui coupé en deux - aient été exclus a priori des combinaisons gouvernementales, a entraîné depuis qu'existe la République des difficultés nombreuses pour la constitution des majorités et des gouvernements. La fragilité de ces majorités qui peuvent dépendre des sautes d'humeur de tel ou tel petit parti, le fait que chacun des membres de la coalition, même si son apport est faible, peut du coup être indispensable et se trouver en position d'exiger en échange d'une décision des contreparties disproportionnées à son importance, sont autant de facteurs qui rendent le système politique sinon indocile à la bourgeoisie, ce qu'il n'est certes pas, du moins lourd et difficile à gérer et souvent lent à décider.
Alors, même si la bourgeoisie italienne a pu s'en accommoder pendant quarante ans, le fait est que les attaques de la Ligue du Nord, du patronat, de Cossiga, les enquêtes des "juges aux mains propres", la chute des Craxi et des Andreotti, les révélations sur la Mafia ou sur la "tangentopole", tout cela a convergé dans cette mise en cause de la "partitocratie" correspondant, de la part de la bourgeoisie, à des objectifs précis.
En 1958, pour pouvoir enterrer la Quatrième République, son régime d'Assemblée et ses crises parlementaires plus ou moins permanentes, il a fallu à son homologue française rien moins que le coup d'État d'Alger, qui a conduit le monde parlementaire et ses "défenseurs de la démocratie" à se réfugier peureusement sous la protection du "sauveur" de Gaulle, à se plier à ses conditions et à l'aider à faire ratifier par référendum sa nouvelle Constitution.
Toutes proportions gardées, un Segni a voulu lui aussi, par une sorte "d'appel au peuple", jouer le rôle de moyen de pression extraparlementaire pour briser les résistances du parlement. Les craintes des principaux partis gouvernementaux devant l'émergence d'un parti nouveau venu comme la Ligue du Nord, la panique de leurs dirigeants devant les enquêtes sur la corruption, ont agi dans le même sens. Les référendums de Segni ont ainsi pu être le vecteur par lequel les révoltes de l'opinion, le dégoût justifié pour les compromissions du monde politique, la lassitude devant la décrépitude des services publics contrastant avec le poids de plus en plus lourd des impôts, tout cela a pu être canalisé, détourné et utilisé comme une sorte de vote plébiscitaire en faveur d'un système électoral qui, bien évidemment, ne rendrait ni la politique plus "propre", ni les services de l'État plus efficaces en faveur de la population, ni les impôts mieux utilisés, ni bien sûr les politiciens moins corrompus et la Mafia moins présente...
L'attitude du PDS
Le référendum de Segni n'est encore qu'un pas sur la voie de la réforme électorale. Le changement adopté ne concerne que l'élection du Sénat et reste donc marginal. L'adoption d'une réforme du même ordre pour la Chambre des députés, ce qui serait essentiel, est loin d'être faite. Mais il faut ajouter que si ce premier pas a pu être fait et est maintenant susceptible d'être suivi d'autres, l'attitude des partis dits ouvriers y est pour quelque chose.
Dans les circonstances actuelles, le PDS ex-communiste avec ses quelque 17 ou 18 % des voix ne sortirait sans doute pas gagnant de l'application d'une loi majoritaire. Cependant celle-ci comporte la promesse de rendre l'alternance au pouvoir possible, en contraignant les partis à constituer des alliances et des regroupements.
La transformation du PC en PDS visait déjà à préparer les conditions d'une alliance de gouvernement entre le Parti socialiste, les ex-communistes et d'autres partis mineurs, voire de la création d'un parti social-démocrate unifié constituant une alternative parlementaire à la Démocratie chrétienne. C'est en fait le Parti socialiste de Craxi, accroché à ses participations gouvernementales en cours au nom du principe qu'"un tiens vaut mieux que deux tu l'auras", qui était le plus hostile à un tel regroupement. Mais l'adoption d'une loi majoritaire ne lui laisserait peut-être plus le choix et pourrait devenir un puissant moyen de pression sur les partis dits de gauche pour qu'ils constituent, de bonne ou mauvaise grâce, des alliances de gouvernement. Le PDS serait alors un point fort d'une telle alliance, d'autant que le Parti socialiste sort considérablement affaibli de l'affaire de la "tangentopole".
Le PDS a donc voté "oui" au référendum. S'étant affirmé bien des fois en faveur de réformes allant vers la "gouvernabilité" de l'Italie, il ne s'est pas dérobé au moment où la bourgeoisie avait besoin de sa caution politique pour faire passer sa réforme.
Le malheur pour lui est que, s'il peut toujours espérer qu'un jour il sera payé de retour en accédant au gouvernement par la grande porte comme cela a pu arriver au Labour Party anglais ou au SPD allemand, voire au PS français jusqu'à sa récente débâcle, cela n'est guère le cas dans l'immédiat. La montée de la Ligue de Bossi, la crise du PS, l'affaiblissement électoral non prévu causé au PDS lui-même par la scission sur sa gauche du Parti de la refondation communiste, laissent plutôt prévoir pour l'instant des temps difficiles. Devant cette perspective, devant les oppositions internes qu'elle suscite, la politique du secrétaire général du PDS Occhetto se fait ondulante, oscillant entre une attitude d'opposition jamais franche et une disponibilité honteuse à soutenir la réforme politique en cours.
Onze heures au gouvernement
On a eu un exemple spectaculaire de ces oscillations avec l'épisode de l'entrée de ministres du PDS dans le gouvernement Ciampi, au lendemain des référendums des 18-19 avril. Celui-ci, censé se baser sur la majorité "référendaire", avait pour la première fois depuis 1947 ouvert la porte à trois membres du PC devenu PDS. Ayant prêté serment le matin, les trois ministres étaient démissionnaires le soir même à la suite d'une volte-face précipitée de la direction du parti, retourné ainsi dans l'opposition parlementaire après un épisode de participation gouvernementale d'une durée exacte de... onze heures !
Entre temps était intervenu, il est vrai, un vote de la Chambre refusant la levée de l'immunité parlementaire de Bettino Craxi, vote qui après des mois d'enquêtes et de déclarations sur la nécessité de rendre la politique plus "propre" et les politiciens moins hors de contrôle ne pouvait évidemment que faire scandale. Le secrétaire du PDS Occhetto a donc, dans la journée même, décidé de ne pas paraître cautionner cette opération par une participation gouvernementale.
Les dirigeants du PDS ne sont pourtant certainement pas naïfs au point de ne pas avoir compris que leur présence au gouvernement, dans les circonstances actuelles, aurait pour but essentiel de servir de caution à des opérations pas très avouables.
Le gouvernement de Ciampi, qui malgré la démission des ministres PDS continue sa route vaille que vaille, a pour but assigné de faire passer dans les faits, en l'espace de quelques mois, la réforme électorale censée changer l'actuel système politique grâce à la prétendument "plus propre" loi majoritaire. Mais cette opération de blanchissage en grand de la politique italienne couvre une opération de blanchissage en détail encore moins avouable, de façon à présenter d'ici quelques mois à l'électeur un Parti socialiste, une Démocratie chrétienne et autres partis, désormais "rénovés" moyennant quelques modifications à leur tête.
Et bien que le gouvernement de Ciampi ait été présenté au public comme ayant été nommé par le nouveau président de la république Scalfaro sans tractation avec les partis, il est évident que ces tractations ont eu lieu, en premier lieu avec la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste ; et il est probable qu'un accord existe dès à présent entre les partis de l'ancienne majorité quadripartite pour enterrer dans les mois qui viennent l'enquête "mains propres", au moins en ce qui concerne les principaux dirigeants impliqués, comme Craxi. Sans cela, l'installation même de Ciampi n'aurait sans doute pas été possible.
C'est ainsi que le PDS n'est pas seulement invité à apporter sa caution à la loi électorale majoritaire, mais aussi tout simplement à aider à blanchir ses principaux rivaux : le Parti socialiste, la Démocratie chrétienne, qui seront sans doute les pivots des futurs regroupements politiques imposés par le système majoritaire, et donc les principaux gagnants de la réforme... après avoir été les plus compromis, pourtant, dans les scandales de la Première République !
Si l'on ajoute à cela que le programme de Ciampi comporte évidemment en outre la poursuite de la politique d'austérité et d'attaques anti-ouvrières de son prédécesseur Amato, il est évident que le PDS n'était invité au gouvernement que pour "avaler des couleuvres", et il pouvait le savoir d'avance. Et l'épisode de l'entrée au gouvernement Ciampi, puis de sa sortie précipitée, restera sans doute pour la bourgeoisie italienne la preuve, une fois de plus, que le PDS n'est pas fiable ; que malgré son changement de nom, malgré sa platitude, le PDS reste encore aujourd'hui trop sensible aux éventuelles critiques venues de sa gauche et qu'on ne peut décidément pas compter sur ces ex-communistes pour faire des ministres bourgeois de toute confiance !
Reste que le gouvernement Ciampi a été investi avec l'abstention du PDS, et on peut dire que ce dernier a seulement trouvé plus confortable de soutenir de l'extérieur l'opération "réforme électorale", plutôt que de se trouver impliqué pieds et poings liés dans un gouvernement.
Dans les mois qui viennent, "l'effet référendaire" et son apparence d'unanimité politique pourraient se dissiper rapidement sous l'effet d'épisodes comme celui du vote contre la levée de l'immunité parlementaire de Craxi. Le gouvernement Ciampi aura sans doute encore bien du mal à faire adopter une réforme électorale majoritaire, pour la Chambre des députés cette fois. Mais il est probable que les difficultés viendront plus des pressions internes de partis comme la Démocratie chrétienne, le Parti socialiste et les petits partis de la coalition (Parti social-démocrate, Parti libéral) que du PDS lui-même.
La pression déjà sensible du vote majoritaire
Il reste que cette réforme est en marche, et qu'un ballon d'essai important sera constitué, en juin, par les élections municipales dans quelques grandes villes dont Milan et Turin. Elles auront lieu pour la première fois au scrutin majoritaire, adopté pour les communes par voie législative. Les effets de ce mode de scrutin se font déjà sentir, induisant par exemple à Milan un regroupement électoral fourre-tout entre le PDS, le Parti de la refondation communiste, les Verts, la "Rete", autour d'un candidat au poste de maire qui est Nando dalla Chiesa, un des responsables de la "Rete" et fils du général dalla Chiesa assassiné en 1982 par la Mafia, candidat qui ne peut évidemment passer ni de près ni de loin pour un porte-parole de la classe ouvrière...
Il ne faudra donc sans doute pas longtemps pour que, sous la pression, les contours politiques des différents partis tendent à se fondre dans des regroupements flous, mais susceptibles d'assurer une alternance. Et c'est bien un des objectifs de l'adoption d'une loi majoritaire. Celle-ci pourrait en particulier pousser rapidement les dirigeants du Parti de la refondation communiste, qui se sont pourtant séparés du PDS pour continuer à revendiquer l'identité "communiste", à chercher à tout prix des compromis avec des forces comme les Verts, la "Rete" ou le PDS lui-même afin de ne pas se trouver exclus des diverses Assemblées, de l'échelon municipal à la Chambre des députés...
Du point de vue de la classe ouvrière, cela sera sans doute révélateur, et ce serait d'ailleurs en fait dans la ligne de la politique des principaux dirigeants du PRC.
En effet, même si celui-ci s'est opposé à l'opération "réforme électorale", il ne l'a fait que du point de vue de ses intérêts de parti ayant des postes à défendre - et donc, dans sa position de petit parti, partisan du maintien de la proportionnelle - et non d'un point de vue de classe. Il a ainsi appelé à voter "non" au référendum au nom de la défense de la Constitution de 1946, censée dans son langage hérité du vieux PC togliattien être celle d'une démocratie bourgeoise meilleure que d'autres.
Mais on comprend qu'après quarante-cinq ans d'expérience de cette "démocratie", de ses scandales, de ses combines et de ses complots, les électeurs n'aient pas eu grande envie de la défendre... Et c'est là que l'absence d'un parti proposant vraiment à la classe ouvrière de se battre pour ses propres objectifs peut devenir dangereuse pour l'avenir.
Les dangers d'une situation
Il est possible bien sûr que la bourgeoisie italienne sorte de cette crise, comme elle est sortie de bien d'autres, avec un gouvernement à la façade ravalée, voire avec un système électoral permettant de retrouver une certaine stabilité gouvernementale, au prix éventuellement de l'alternance politique.
La bourgeoisie ne demande pas plus que de pouvoir ainsi faire l'économie de quelques crises gouvernementales et de ce qu'elle considère comme autant de faux frais. La classe ouvrière, elle, ne gagnerait évidemment rien à ces changements ne concernant que les classes dominantes et leur personnel politique. Mais elle n'y perdrait pas non plus, ou en tout cas pas grand chose.
Mais il est possible aussi que la situation actuelle d'instabilité, de crise, de scandales, d'affaires de corruption, se prolonge sans qu'une solution politique soit trouvée. Cette situation favoriserait alors la prolifération et le succès de démagogues et d'aventuriers dont Bossi et sa "Ligue du Nord" donnent un exemple, même s'il n'est sans doute pas le pire possible. Et cela d'autant plus, bien sûr, si la situation économique italienne et mondiale continue de s'aggraver.
Un charlatan à la Bossi peut parfois prêter à rire, tant il paraît parfois dépassé par son propre succès et tant sa politique à lui aussi est déjà ondoyante, oscillant entre un appui très responsable à la réforme électorale et des déclarations enflammées contre le gouvernement Ciampi ; ou bien déclarant un jour, à la recherche de voix ailleurs que dans le Nord, que sa Ligue devient une Ligue "pour une Italie fédérale"... et quelques jours plus tard qu'il n'en est rien, la Ligue restant bien "du Nord".
Mais les progrès électoraux de Bossi et de sa "Ligue" n'en sont pas moins la traduction d'idées réactionnaires qui se répandent dans l'opinion, et c'est finalement ce qui est le plus grave. Car si cette voie continue de s'avérer fructueuse sur le plan électoral, un Bossi peut aller plus loin et se marquer plus clairement vers la droite, voire l'extrême droite, ou bien être supplanté par d'autres. Les candidats à ce rôle ne manquent pas.
Et puis, si la situation économique et politique continue de s'aggraver, la rage et le dégoût peuvent ne plus s'exprimer seulement par la voie électorale. Elles peuvent s'exprimer aussi dans la rue, et amener le renforcement de groupes fascistes ou fascisants, éventuellement prêts à se dresser contre la classe ouvrière et ses organisations qui, elles aussi, seront désignées comme fauteurs du désordre et de la crise.
C'est là que se trouve la principale responsabilité des organisations qui se réclament du mouvement ouvrier - ou en tout cas qui en sont issues.
C'est vrai d'abord du PDS, qui apporte sa caution à toutes les opérations de replâtrage en cours, qui est impliqué lui-même dans l'affaire de la "tangentopole" et apparaît déjà, sans même avoir vraiment bénéficié des avantages du pouvoir, comme faisant partie du "système" qu'un Bossi et l'extrême droite dénoncent.
Le Parti de la refondation communiste a eu bien sûr une attitude plus nette. Il apparaît sans doute jusqu'à présent non seulement comme le seul parti qui, à gauche, n'est pas impliqué dans les affaires de corruption, mais aussi comme celui qui, en votant "non" au référendum sur le Sénat, a refusé de s'engager avec les autres dans une opération politique douteuse. Cela semble d'ailleurs lui profiter un peu puisque les sondages lui attribuent quelque 2 % ou 3 % de plus que ses 5,6 % des élections d'avril 1992.
Mais c'est loin d'être cela qui compte le plus pour l'avenir. Se placer sur le simple terrain de la démocratie formelle - loi proportionnelle contre loi majoritaire ou opposition à la corruption d'un système bourgeois qui restera de toute façon basée sur celle-ci - n'apporte aucune réponse de classe à la situation. Or c'est justement ce qui fait le plus défaut.
Le type de loi électorale en vigueur, la façon dont la bourgeoisie réussira ou non à replâtrer son système, ne peuvent pas être ressentis comme un enjeu par la classe ouvrière. Cela n'en est d'ailleurs pas un, pas plus d'ailleurs que la façon dont les partis bourgeois se financent ou leur corruption que des juges font semblant de découvrir aujourd'hui alors qu'elle est un fait patent depuis quarante ans.
Et le principal problème serait d'abord d'être un parti qui soit prêt à se porter à la tête de la classe ouvrière et à lui permettre de mener des luttes victorieuses sur son propre terrain, avec ses propres moyens, pour ses propres intérêts, de renforcer son moral, sa cohésion, et finalement sa présence et sa conscience politiques en tant que classe. Or sur ce terrain-là, même un parti comme le Parti de la refondation communiste, constitué entre autres de nombreux militants ouvriers qui, avec raison, se sont opposés à l'abandon de l'étiquette communiste, est en réalité absent. On l'a constaté par exemple en septembre 1992, à un moment où les réactions des travailleurs au plan d'austérité du gouvernement Amato ont témoigné de leur disponibilité à agir sur un terrain de classe.
Sans doute, cela impliquerait d'être un véritable parti communiste, c'est-à-dire un parti ouvrier révolutionnaire. Mais c'est bien un tel parti qui fera dramatiquement défaut, à un moment ou à un autre, si la crise connaît des développements ouvrant la voie à des aventuriers dont un Bossi, par exemple, ne donne peut-être qu'un avant-goût.