- Accueil
- Lutte de Classe n°41
- Yougoslavie - Les révolutionnaires et la dislocation de la Fédération
Yougoslavie - Les révolutionnaires et la dislocation de la Fédération
Onze ans après la mort de Tito en mars 1980, l'histoire fait en Yougoslavie une marche arrière spectaculaire. Régressant au-delà même de la Yougoslavie des années 30, qui fut déchirée par les affrontements nationalistes, en particulier entre partisans royalistes serbes et miliciens séparatistes croates, elle semble même à l'issue de l'été 1991 renouer par certains aspects avec l'époque antérieure à la Première Guerre mondiale, où la Yougoslavie n'existait pas, et où les nationalistes des différents bords se livraient à ces guerres balkaniques qui, aujourd'hui, à la fin du XXe siècle, sont encore plus anachroniques, à l'image d'une société capitaliste tournant en rond de plus en plus misérablement.
Mais la guerre actuelle ne peut pas se réduire à la manifestation atavique d'un passé belliqueux ! Ce ne sont pas des nostalgies passéistes qui en animent les responsables et instigateurs, mais bel et bien des ambitions et des appétits « modernes » : ceux de classes privilégiées confrontées, depuis le début des années 80, à une crise économique et sociale profonde ; une crise face à laquelle leurs représentants politiques - qu'ils se revendiquent de la droite nationaliste ou qu'ils se baptisent « socialistes », peu importe - ont choisi la fuite en avant dans les surenchères nationalistes, quitte à précipiter les masses populaires dans un chaos sanglant.
La mort de Tito en 1980, créant un vide au sommet du pouvoir d'État de la fédération, a entraîné une sorte de « remise à plat » des contradictions de la société yougoslave, que sa dictature et aussi son poids politique personnel avaient permis de masquer plus ou moins.
Il y a bien longtemps que les illusions sur la prétendue « autogestion socialiste yougoslave » n'ont plus cours même parmi ceux qui, dans les autres pays, s'en sont fait les chantres autrefois. La réalité yougoslave est celle d'une société où les classes exploitées payent pour les privilèges de tous ordres d'une classe dirigeante gravitant autour de l'appareil d'État et en profitant pour « gérer » - plus exactement, pour voler et détourner - l'économie étatisée à son profit; et elles payent aussi la course au profit d'une classe bourgeoise, faible sans doute mais vorace, qui s'est développée un peu partout mais plus particulièrement dans les régions économiquement favorisées, la Slovénie et la Croatie.
Cette bourgeoisie et cette bureaucratie d'État, analogues à celles de beaucoup d'autres pays sous-développés, se sont développées, en outre, dans le cadre particulier de la Yougoslavie, c'est-à-dire d'une entité fabriquée largement par en haut, sans unification nationale réelle, et où les problèmes posés par la cohabitation d'une série de communautés nationales distinctes n'ont pas disparu comme par enchantement sous Tito.
Si bien qu'il n'est malheureusement ni surprenant ni original que, la crise économique mondiale étant venue frapper durement la Yougoslavie et se greffer sur la crise de succession au sommet de l'État, l'exacerbation de la course au profit de la part des privilégiés ait conduit - en l'absence de l'intervention consciente de la classe ouvrière sur la scène politique avec ses perspectives de classe - à l'aggravation des forces centrifuges en leur propre sein, dressant les cliques de privilégiés les unes contre les autres, dans une foire d'empoigne où chacune s'est employée à faire de « sa » région le support de ses ambitions.
La nature du « ciment » yougoslave sous Tito...
Sur le plan de l'unité nationale yougoslave, la république fédérative de Tito était plus prometteuse que la Yougoslavie créée en 1918, par les puissances impérialistes victorieuses, officiellement sur la base de la domination de la monarchie serbe, oppressive et conquérante.
Le projet de Tito, toujours sur le terrain du nationalisme, mais d'un nationalisme plus large, se voulait placé dans la perspective d'un dépassement des antagonismes entre les nationalités, qui fut d'autant mieux accueilli par la population que ces antagonismes avaient pris un caractère particulièrement exacerbé au cours de la guerre.
L'armée titiste, multi-ethnique, donna corps politiquement à ce nationalisme yougoslave, avec un contenu anti-nazi allemand et anti-fasciste italien, en même temps que hostile à la monarchie pan-serbe d'avant-guerre. Par la suite, il fut renforcé encore par la résistance à l'URSS de Staline.
Une fois son pouvoir installé, Tito poursuivit dans la même voie. Il tenta, contre la pression des forces centrifuges, de réaliser un équilibre entre les nationalités, notamment à travers le découpage de la fédération. Et, jusqu'à la fin de sa vie, Tito a incarné ce nationalisme yougoslave, en tant qu'arbitre suprême transcendant les "micro"-nationalismes.
Cela dit, Tito n'était pas un révolutionnaire. Il n'avait pas visé la destruction de l'appareil d'État hérité de la monarchie, qui, au moins en partie, reprit du service, l'appareil titiste bâti à travers la résistance militaire pendant la guerre y étant incorporé.
Et Tito n'était pas non plus un démocrate. Son régime était dictatorial, reposant sur l'annihilation des libertés en particulier pour la classe ouvrière. Il ne pouvait pas, quelle que fût par ailleurs sa volonté et celle de son équipe sur ce plan, créer des bases réelles pour un développement des différentes nations sur un pied d'égalité. Le «yougoslavisme» officiel demeura largement impuissant devant les pesanteurs, en particulier au niveau local, de cet appareil d'État resté marqué par l'hégémonie serbe. Et ces pesanteurs jouèrent, y compris du vivant de Tito, de plus en plus au fil des décennies.
... ET LE TRAVAIL DES FORCES CENTRIFUGES
Au fur et à mesure qu'on s'est éloigné des conditions exceptionnelles qui avaient présidé à la naissance du régime, le ciment yougoslave est allé en se fissurant. La dictature masquait plus qu'elle ne résolvait les difficultés et les déséquilibres.
L'intégration de la Yougoslavie dans l'économie impérialiste a signifié l'intégration des lois de la concurrence et du marché capitalistes dans les conditions d'un pays largement sous-développé, marqué par des cloisonnements ancestraux. Cette intégration croissante, et surtout avec l'apparition de la crise, laissa de moins en moins de chances aux régions sous-développées.
L'inégalité de développement entre la Slovénie et la Croatie relativement «à l'aise» à un bout, au Nord, et la Macédoine ou le Kosovo misérables, à l'autre, au Sud, avait ses racines dans le passé des uns et des autres, mais elle s'est aggravée.
Cause partielle et conséquence à la fois de cette évolution, chaque série de réformes économiques sous Tito, allant dans le sens de la décentralisation de la gestion économique, a aggravé la tendance à la particularisation des diverses républiques.
Les différenciations économiques, qui auraient pu, dans un autre système, signifier complémentarité et rationalisation, se traduisirent par une tendance de plus en plus marquée à un fonctionnement autonome, voire autarcique : chacun voulut dès lors, au contraire, avoir SON aciérie, SA raffinerie, même si elle faisait double emploi avec celle d'une autre des républiques, et quitte même à l'importer à grands frais. Les commentateurs de l'économie yougoslave déplorent depuis longtemps les nombreuses entraves au fonctionnement d'un marché intérieur yougoslave unifié, et parlaient même plutôt « des » marchés yougoslaves.
Une telle dégradation n'est pas sans liens avec la lutte pour le pouvoir, engagée entre les différentes cliques à l'intérieur de l'appareil d'État bien avant la mort de Tito. C'est presque tout naturellement que, dans cette course déplacée au niveau local, les compétiteurs trouvèrent leurs points d'appui dans les couches privilégiées locales.
Des collusions se transformèrent ainsi en communautés d'intérêts. La tendance à la compartimentation économique et la tendance à la constitution de mini-appareils d'État locaux se combinèrent.
Au cours de l'année 1971, la Yougoslavie connut des poussées nationalistes dans la plupart de ses États, mais particulièrement en Croatie, où Tito la stoppa par ses méthodes policières - arrestations et purges. La coloration séparatiste du mouvement croate était nette. Elle révélait, à côté des aspirations aux droits démocratiques élémentaires, l'aspiration croissante des couches privilégiées de cette république « riche » à disposer plus librement des richesses à leur portée.
Parallèlement, l'État central était conduit à s'appuyer davantage sur la nationalité serbe, en particulier au travers de l'armée.
Crise de succession et crise économique
A la mort de Tito, la « féodalisation » de la vie économique et politique était bien entamée.
La Constitution de 1974 qu'il laissait dans son héritage consacrait à son niveau la situation, en consacrant l'affaiblissement du pouvoir central par rapport aux pouvoirs des républiques (ce qui ne signifie pas pour autant démocratisation politique), les représentants de celles-ci assumant à tour de rôle, pour un an, la présidence fédérale...
Parallèlement, un large statut d'autonomie était accordé à la Vojvodine et au Kosovo, provinces faisant partie de la république de Serbie, mais désormais reconnues comme composantes de la fédération yougoslave, avec leurs représentants au sein de sa présidence collégiale.
Les procédés juridico-politiques d'inspiration « yougoslaviste » ne pouvaient pas suffire à résoudre la crise de succession au sommet. Les difficultés à ce niveau purent d'autant moins rester cantonnées dans le secret des hautes sphères, comme dans la période précédente, que, à la même époque, les répercussions de la crise économique mondiale sur la Yougoslavie sont venues tout aggraver, en y entraînant une crise générale.
La dette de la Yougoslavie se montait à 20 milliards de dollars. Dans la période précédente, durant le mini-boom de la fin des années 70, les classes dirigeantes avaient importé à tour de bras ; elles s'étaient enrichies au point que, devant certains scandales, les autorités avaient créé des commissions officielles de « contrôle de l'enrichissement »... Quand les créanciers impérialistes, sous la houlette du FMI et de son programme d' « assistance renforcée », leur mirent le couteau sous la gorge, c'est la classe ouvrière qu'elles entreprirent d'attaquer. Inflation périodiquement galopante, pénuries diverses et chômage en augmentation rapide s'ajoutèrent pour faire tomber la consommation des masses populaires en chute libre.
Celles-ci ont subi au cours de ces années 80, pour la première fois depuis la guerre, une chute de leur niveau de vie qui les a ramenées vingt ans en arrière. Et les nantis et profiteurs de tout poil, comme les responsables politiques, se trouvèrent en présence d'un risque d'explosion sur le plan social.
Les politiciens de Yougoslavie face a la montée de la tension sociale
La première explosion spectaculaire s'est produite au Kosovo, dès mars-avril 1981.
La population albanaise y est très largement majoritaire, mais les Serbes y occupent une position sociale meilleure. Depuis le milieu des années 60, et surtout depuis 1974, les habitants d'origine albanaise y avaient connu une certaine promotion dans l'encadrement de la province, et un certain nombre de nouveaux riches avaient connu une ascension sociale. Les nationalistes albanais réclamaient pour leur province le statut de république, à égalité de droits avec les autres républiques.
Les racines sociales des émeutes de 1981 étaient cependant manifestes. Les revendications nationalistes coïncidaient avec celles de la province la plus pauvre, la plus durement frappée par la crise, et où les aberrations et l'incurie de la gestion par les bureaucrates (y compris albanais) étaient pour cette raison même particulièrement choquantes.
Déjà, 20 % au moins de la population active étaient au chômage, alors que la Slovénie par exemple connaissait encore le plein emploi. La jeunesse, étudiants et chômeurs, fut au premier rang des émeutes, qui furent réprimées dans le sang. Les mouvements grévistes ont commencé à se multiplier à travers tout le pays. Dès avril 1982, les syndicats (uniques) mettaient en garde les responsables contre «l'accentuation des inégalités sociales».
Leur nombre est allé ensuite en augmentant d'année en année, avec un essor remarquable en 1986.
Les conséquences de l'« assistance renforcée » du FMI se firent encore plus brutalement sentir en 1987-1988. La Macédoine, le Monténégro et le Kosovo se déclarèrent en faillite, tandis que des mouvements de grève éclataient, en mars 1987, dans les entreprises de Zagreb, pour gagner ensuite d'autres régions.
Au cours des six premiers mois de 1988, le taux de participation à des grèves augmenta de 48 % par rapport au premier semestre de l'année précédente.
Les grèves furent particulièrement nombreuses en Slovénie et Croatie, tournées dans leur grande majorité contre les directions locales des entreprises, contre les privilèges et la corruption, et centrées sur les questions de niveau de vie. La résistance de la classe ouvrière se faisait sentir dans le même temps que les bureaucrates, sous couvert d'une politique de privatisations des entreprises, entreprenaient de se les approprier « légitimement ».
Les hommes politiques furent dès lors nombreux et actifs pour s'employer à détourner l'explosion montante sur les voies du nationalisme, chaque clan s'appuyant sur son appareil local, et la Ligue des Communistes Yougoslaves (LCY) entrant dans la voie de la décomposition.
Le dévoiement sur ce terrain fut bien illustré par ce que l'on a appelé alors le « réveil serbe » : à l'automne 1987, Slobodan Milosevic, chef des « communistes » de Serbie, s'imposa contre les modérés au sein du Comité Central. Il brandit un programme de reconquête de la souveraineté serbe sur les provinces autonomes de Vojvodine et du Kosovo. Sur cette base (mais sans négliger les pressions policières et les méthodes staliniennes d'intimidation), il conquit une popularité, et devint l'« homme fort » en puissance.
Il orchestra en Serbie une campagne de manifestations anti-albanaises sur le thème « Le Kosovo nous appartient ». Allant plus loin, des centaines de milliers de ses partisans parcoururent les régions historiques serbes dans les autres républiques pour réclamer la solidarité des habitants serbes contre les nationalistes albanais.
Une étape fut franchie en février 1989 : en s'appuyant sur l'appareil de la Ligue des communistes de Serbie, Milosevic entreprit d'expurger la direction albanaise du Kosovo, et d'imposer le contrôle des autorités serbes sur les institutions de cette province et de celle de Vojvodine.
Au Kosovo, où les habitants albanais étaient traités de plus en plus en citoyens de seconde zone depuis les dernières années, et où le taux de chômage atteignait les 50%, la grève générale impulsée par les mineurs, en février 1989, donna le signal d'une mobilisation massive de la jeunesse. Malgré la présence des tanks, le quadrillage militaire et l'état d'urgence instauré dans la province le 1er mars, les villes du Kosovo entrèrent en état de soulèvement contre le pouvoir central. Il y eut plusieurs dizaines de morts - et plusieurs soubresauts, avant que les bureaucrates de Belgrade ne parvinssent à instaurer dans la province un régime de terreur militaro-policière.
L'anti-albanisme, comme dérivatif aux mécontentements sociaux, est une tradition de la part du pouvoir serbe : dans les années 1920, la monarchie, confrontée à la révolte sociale et à la montée du jeune Parti Communiste, avait largement exploité la recette.
La personnalité du démagogue Milosevic n'est pas seule en cause. Outre le gouvernement, les universités, les Académies des Arts et des Sciences, les écoles de tous niveaux, la télévision, les écrivains, sans oublier l'Église orthodoxe qui a fait un retour en force spectaculaire, exaltent un esprit de revanche, sinon même un racisme anti-albanais.
Toute une petite-bourgeoisie, une « intelligentsia » a assumé la responsabilité d'orienter les mécontentements vers les exutoires des ressentiments ethniques, de jeter au besoin de l'huile sur le feu. Y compris du côté albanais.
Des intellectuels, parmi lesquels s'illustrent l'écrivain albanais Kadaré, tout comme le serbe Draskovic, s'évertuent à établir qui, des Serbes ou des Albanais, est « le plus ancien peuple des Balkans ». Ce qui, dans d'autres circonstances, aurait pu rester une querelle byzantine entre érudits a pris, par volonté délibérée et relayée, montée en épingle par les médias, une charge explosive.
Tant et si bien que lorsque, avec le nouveau plan d'austérité voté par le gouvernement fédéral (à cette époque, la Yougoslavie était considérée parmi les « bons élèves » du FMI...), le chômage fit un nouveau bond en avant, en 1990, et qu'il apparut notamment de façon sérieuse en Slovénie, le poison nationaliste avait fait son œuvre.
Des syndicats indépendants de la confédération officielle se sont formés, mais semble-t-il surtout sur des bases ethniques. Lorsque la confédération des syndicats lança une grève générale contre la politique fédérale d'austérité en septembre 1990, elle échoua, alors qu'il y avait une multiplication de grèves locales.
Tandis que les dirigeants serbes entretenaient l'exaltation nationaliste (ils firent, par exemple, célébrer pour la première fois l'anniversaire de la fondation en 1918 du premier État yougoslave, celui contre lequel avait été en partie mené le combat des partisans titistes pendant la guerre...), de leur côté les bureaucrates à la tête de la Slovénie et de la Croatie entreprirent des réformes constitutionnelles, économiques et politiques à visées séparatistes.
C'est au cours de cette année 1990 que la Yougoslavie est censée être entrée à son tour dans un « processus de démocratisation », avec la programmation d'élections autorisant la participation de plusieurs partis politiques.
La crise politique s'est accélérée. Les PC locaux risquant d'être battus par des formations nationalistes, en particulier en Slovénie et Croatie, la LCY éclata, et ses différentes branches se rebaptisèrent.
Au contraire des ex-"communistes" slovènes et croates qui furent néanmoins battus, le Parti socialiste de Serbie - nouveau nom de l'appareil de Milosevic - remporta les élections de décembre 1990 ; mais le pouvoir de Milosevic était loin d'être pour autant stabilisé, ainsi que le montra son ébranlement par les manifestations étudiantes de Belgrade de mars dernier.
A chaque fois qu'il s'est estimé en perte de vitesse politique, Milosevic a attisé l'hystérie nationaliste autour de la question du Kosovo. Cette fois, en outre, il a provoqué la crise de la présidence collégiale fédérale.
Parallèlement, la minorité serbe vivant dans la région de la Krajina, en Croatie, déclarait son autonomie. Milosevic pratiqua la fuite en avant, attisant la crise, réclamant l'état d'urgence, et agitant dans sa propagande l'idée du regroupement de tous les Serbes de Yougoslavie dans un même État.
Mais c'est finalement avec les sécessions déclarées par la Slovénie et la Croatie, le 25 juin 1991, suivies de la mise en condition guerrière de la population à travers les médias, en particulier à Belgrade et Zagreb, que la guerre civile larvée a débouché sur la guerre civile serbo-croate tout court.
Le processus d'éclatement, œuvre des classes dirigeantes
Des sentiments d'oppression nationale, d'une oppression serbe en particulier, ont persisté en Yougoslavie, bien que l'unification du pays réalisée au cours des quarante dernières années soit loin d'être entièrement artificielle. Cependant, ces sentiments recouvrent des réalités, et atteignent des degrés, très variables en fonction des régions.
Dans le cas du Kosovo, même avant la période d'aggravation récente et malgré le statut d'autonomie antérieur, le despotisme qui s'exerçait sur la majorité albanaise est resté évident, même si une couche de privilégiés albanais a pu accéder personnellement à des sources de pouvoir et d'enrichissement.
A l'autre bout du spectre, quelle était la profondeur du sentiment d'oppression nationale dans les masses slovènes et croates, jusqu'aux déchirements actuels ? Il nous est bien difficile de l'apprécier. Elles sont nettement moins mal loties sur le plan des conditions matérielles, c'est certain, et aussi bien moins brimées sur le plan national. Des ressentiments anti-serbes en particulier au sein des couches petites-bourgeoises et intellectuelles se sont néanmoins exprimés déjà dans le passé. Il est vraisemblable que de tels sentiments existaient également dans la classe ouvrière.
Ce qui existait à coup sûr, en revanche - toute la presse en a témoigné - c'est un sentiment de supériorité par rapport aux habitants des républiques méridionales, volontiers considérés comme des «fainéants», méprisés ; voire un racisme de la part de certains Slovènes vis-à-vis des Bosniaques et des Albanais, qui forment une main-d'œuvre bon marché dans les usines et les mines.
Malgré ce qui s'est passé, aujourd'hui encore, il y a tout lieu de penser que dans les masses populaires, il y a davantage de sentiments d'angoisse, ou de résignation, que de révolte nationale et de haines belliqueuses. Elles semblent bien plus spectatrices qu'actrices dans les affrontements.
Mais, pour ce qui est du sentiment d'oppression nationale, les choses peuvent évoluer vite, dans le feu des événements actuels.
L'armée fédérale, par exemple, qui essaie de s'attribuer le beau rôle, tantôt en prétendant se battre pour la seule Yougoslavie, tantôt en prétendant intervenir pour protéger les minorités serbes de Croatie, tantôt en tirant argument des provocations des groupes para-militaires fascisants croates - cette armée fédérale n'est pas suspendue dans les régions éthérées de « l'unité yougoslave ». Son état-major est essentiellement serbe ; il est manifestement plus lié au dirigeant nationaliste de la république serbe, Milosevic, qu'aux présidents tournants. Ses actions militaires en Croatie peuvent être de plus en plus ressenties par la population des autres nationalités comme une expression de l'oppression serbe. Et peut-être de la volonté des dirigeants serbes d'agrandir leur territoire, au détriment d'abord de l'autonomie du Kosovo et de la Vojvodine, mais aussi de la Croatie, de la Bosnie, etc.
Ce qui est évident, c'est que la politique des apparatchiks ex-titistes est directement en cause dans les processus séparatistes actuels.
Dans leur volonté de s'approprier la part à leur portée du butin tiré de l'exploitation de la classe ouvrière, de se tailler un fief, fût-il restreint, dans un contexte de crise et de menace sociale permanente, ils ont retrouvé la vieille tradition des classes privilégiées : exploiter les micro-nationalismes à seule fin d'en faire des instruments pour conquérir, ou asseoir, leur pouvoir.
Avec la disparition de Tito - et aussi, avec l'évolution de l'URSS, et la disparition de l'opposition entre les « blocs » traditionnels - plus rien n'a contenu les rivalités entre clans et cliques de la bureaucratie.
Il faut souligner que les bureaucrates ont trouvé des relais, souvent enthousiastes, dans la petite bourgeoisie intellectuelle. Chaque intelligentsia s'est ralliée et souvent avec virulence à « son » nationalisme.
Dans le cas de la Slovénie, ces forces politiques séparatistes au sein de la bureaucratie et de l'intelligentsia (qui n'a pas d'autre programme pour la société que l'expansion... du marché slovène) traduisent directement les aspirations intéressées de la classe bourgeoise locale à échapper à une Yougoslavie chroniquement faible et en crise, en exploitant sa position relativement privilégiée et ses liens en particulier avec des intérêts capitalistes austro-allemands.
La bourgeoisie et la bureaucratie économique des autres régions du pays, faible, voire rachitique, ne trouverait sûrement pas que des avantages à perdre le cadre de l'ensemble yougoslave et à affronter isolément la concurrence capitaliste. Et les enchaînements de surenchères nationalistes ne coïncident pas forcément en l'occurrence, en tous points, avec leurs intérêts. Mais il y a pourtant une concordance entre les menées des bandes nationalistes et au moins les préoccupations immédiates de ces couches privilégiées : celles-ci veulent pouvoir disposer de leur appareil étatique, d'une administration, d'une police, qui soient à leur service direct et exclusif, qui leur garantissent le contrôle des richesses créées localement. Telle est la base d'une entente objective, même si, ce faisant, les couches privilégiées se trouvent elles-mêmes embarquées dans un jeu avec le feu.
Une politique propre pour le prolétariat
Le processus d'éclatement de la Yougoslavie (et à plus forte raison se produisant comme il se produit, dans le feu et le sang), en l'absence de toute intervention politique consciente du prolétariat et sous la pression de forces réactionnaires, représente une régression à tous les points de vue.
Économiquement, il ne mène à la limite qu'à des mini-autarcies de misère, lesquelles sont inconcevables sans une dictature féroce sur les travailleurs.
Politiquement, les couches dirigeantes de ces éventuels mini-États réactionnaires feront inévitablement appel à la haine contre la nation voisine, brandiront des revendications territoriales. Elles seront impitoyables contre les minorités sur leur sol, d'autant que les minorités des uns constituent les majorités des autres. Elles seront d'un obscurantisme d'autant plus crasseux qu'il leur faudra chercher dans un passé « glorieux » de quoi faire oublier un présent misérable.
Il suffit de voir sur quelles cordes jouent, d'ores et déjà, les chefs politiques des républiques, qui - on ne le rappelle jamais assez - ont été, tous sans exception, des dignitaires du régime prétendument communiste.
Non seulement Milosevic, qui a favorisé le retour en scène des royalistes et de l'extrême-droite « tchetnik », mais aussi par exemple Franjo Tudjman avec sa célébration de la « république de Croatie et des Croates du monde entier », « une et éternelle », dans laquelle il dénonce « la persistance des tendances à abuser de la démocratie » ... Quant aux chefs de certaines des bandes armées qui se battent sous son autorité, eux, ils ne se gênent même pas pour se revendiquer des Oustachis.
Et quand le chef du PC du Monténégro salue solennellement le retour des cendres de l'ancien roi Nicolas, en compagnie des descendants des Romanov, en ces termes : « Sire, je m'adresse à Votre Majesté, vous voici en votre Monténégro... » , il donne un aperçu du genre d'avenir que ces dirigeants réservent, y compris sur le plan culturel...
Des cloisonnements supplémentaires entre des peuples déjà trop morcelés et cloisonnés actuellement à l'échelle de l'Europe centrale et balkanique, ne représenteraient pas seulement une régression économique, politique, culturelle. Ils constitueraient un handicap supplémentaire pour une nouvelle éclosion d'un mouvement ouvrier révolutionnaire à l'échelle de toute la région.
Cela ne signifie nullement que les révolutionnaires socialistes attendent de l'État fédéral - qu'il finisse par être complètement dominé par les Serbes ou pas - qu'il rétablisse l'unité par la violence contre les peuples.
Ils ne reconnaissent pas le « droit à l'oppression », fût-il enrobé dans des discours sur les avantages de l'unité. Mais ils dénoncent, en même temps, la prétention des dirigeants des républiques nationales à incarner quelque droit démocratique que ce soit pour leurs peuples. Le peuple croate ne sera pas plus « libre » dans l'État croate de Tudjman et de ses bandes armées fascisantes qu'il ne l'est dans la Yougoslavie actuelle. Quant aux peuples minoritaires dans les républiques nationales, leur « droit à disposer d'eux-mêmes » sera nié avec plus de brutalité que jamais dans le cadre des États indépendants serbe, croate, etc...
Quel que soit le camp qui sortira momentanément victorieux des affrontements actuels (car toute victoire risque d'être seulement momentanée), il n'a aucune autre perspective à offrir que l'oppression, la violence, et l'aggravation de l'exploitation pour la classe ouvrière.
Le processus auquel on assiste en Yougoslavie n'avait en soi rien d'inéluctable, mais il a manqué, il manque au prolétariat une direction, une avant-garde porteuse d'un programme révolutionnaire internationaliste. La dictature titiste a certes discrédité les idées du communisme et du pouvoir des travailleurs, mais des révolutionnaires socialistes en Yougoslavie auraient pourtant une politique propre à proposer au prolétariat.
Celle-ci ne se limiterait évidemment pas à l'aspect national des problèmes. C'est parce que le prolétariat leur a laissé le champ libre sur le plan politique que les forces bourgeoises et bureaucratiques ont pu occuper la totalité du terrain et présenter tous les problèmes, toutes les difficultés, comme dérivant des problèmes nationaux. Tous ces dirigeants, même s'ils se combattent aujourd'hui, sont complices sur le terrain du nationalisme pour faire croire aux travailleurs que les responsables de leur sort sont leurs voisins d'une autre nationalité, afin d'éviter que ce soit leur propre domination qui en vienne à être mise en cause.
Une politique révolutionnaire consisterait à opposer à la politique nationaliste une politique de classe.
C'est-à-dire une politique qui dresse la classe ouvrière de chacune des républiques, de chacune des régions, contre la classe privilégiée, y compris celle de sa propre langue et de sa propre nationalité. Une politique qui, sur toutes les questions, celles par exemple qui sont posées par la dégradation de la situation économique, l'inflation, la baisse du pouvoir d'achat des travailleurs, mettrait en lumière la responsabilité écrasante des couches privilégiées et de leur personnel politique.
Une politique qui impliquerait un programme de lutte pour se défendre, mais qui se placerait clairement dans la perspective du renversement du pouvoir des couches privilégiées.
Une politique, enfin, qui affirmerait l'unité absolue d'intérêts de la classe ouvrière, quelle que soit sa diversité nationale, et qui chercherait dans toutes les occasions, dans les luttes revendicatives comme dans les luttes politiques - contre les exactions des bandes armées fascisantes, par exemple - à faire en sorte que cette unité se manifeste concrètement.
Sur la base de cette politique, il leur faudrait évidemment, dans le contexte yougoslave, prendre position sur les problèmes nationaux, c'est-à-dire faire entendre haut et clair leur opposition à toutes les formes d'oppression, quelles qu'en soient les victimes.
Quels que puissent être les contentieux, un parti révolutionnaire prolétarien prendrait fait et cause pour le droit de chaque peuple à l'autodétermination, y compris jusqu'à la séparation politique. Rien ne saurait légitimer, du point de vue des intérêts du prolétariat, le recours à la force pour maintenir ensemble des peuples qui ne le désireraient pas.
Mais les révolutionnaires défendraient en même temps l'idée que les travailleurs et les peuples auraient pourtant intérêt à rester ensemble, dans un vaste cadre économique commun, mais un cadre commun qui serait débarrassé de l'oppression et des hiérarchies nationales. C'est-à-dire purgé de tous ceux qui sont au contraire intéressés à leur perpétuation : les classes privilégiées, bourgeois et bureaucrates, et leurs représentants politiques.
Seule la classe ouvrière au pouvoir aurait les moyens effectifs de donner une réalité concrète aux droits des peuples à disposer d'eux-mêmes, y compris dans les conditions d'imbrication des nationalités existant en Yougoslavie.
Car, pour que le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » ne soit pas seulement, au mieux un slogan vide, au pire la feuille de vigne d'une autre oppression nationale que celle qu'on prétend combattre, il faut un pouvoir très démocratique, construit de bas en haut - et pas l'inverse. Un pouvoir où existeraient les droits les plus larges de décider, de se diriger, non seulement à l'échelle d'une république, mais même à l'échelle d'une région, voire d'un village. Un pouvoir aussi démocratique et aussi décentralisé n'est contradictoire avec la nécessaire harmonisation de la vie économique à une très vaste échelle - bien plus vaste même que la Yougoslavie actuelle - que dans un système d'exploitation, où l'État protège les intérêts d'une minorité contre la majorité.
Seul le prolétariat, débarrassé de la dictature économique et sociale de la classe riche, est susceptible de créer un pouvoir démocratique de ce type.
Les nationalistes sont dans l'incapacité de promouvoir quelque fonctionnement démocratique que ce soit. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes n'est, dans leur bouche, qu'une hypocrisie : signifiant l'aspiration de leurs privilégiés à disposer plus librement des profits tirés de l'exploitation des travailleurs, il a inévitablement, dans ces conditions, un contenu oppresseur pour d'autres minorités nationales.
Même dans les États bourgeois les plus riches, les régimes considérés comme démocratiques protègent des rapports d'exploitation qui s'accompagnent de rapports d'oppression. A plus forte raison les régimes autoritaires ou dictatoriaux, pour qui les différences nationales existantes sont des instruments de pouvoir tout trouvés.
Les convulsions dans lesquelles la Yougoslavie se débat aujourd'hui, le recul dramatique qu'elles illustrent, sont un avertissement de la régression que le pourrissement du système capitaliste peut entraîner. Le réveil du mouvement ouvrier pourrait l'enrayer. Il lui faudrait pour cela la conscience de sa solidarité d'intérêts par-delà toutes les divisions, toutes les différences locales. Pour abattre tous ces États qui ramènent les peuples à la barbarie, les classes exploitées ont absolument besoin de leur unité.
27 septembre 1991