L'état de grâce n'est plus ce qu'il était...03/11/19811981Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1981/11/88.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

L'état de grâce n'est plus ce qu'il était...

Depuis quelques semaines, le climat social s'est modifié en France. Non qu'un mouvement gréviste d'une ampleur ou d'un caractère tel qu'il place le gouvernement dans une situation difficile ait à ce jour éclaté. Cependant, « l'état de grâce » qui prévalait depuis le 10 mai n'est plus ce qu'il était.

Le mécontentement, sinon encore la désillusion, de certaines catégories de travailleurs se manifeste ici et là dans le pays au travers de mouvements grévistes divers, distincts les uns des autres, mais qui touchent des secteurs de plus en plus nombreux : l'automobile, avec les grèves de différents secteurs d'OS chez Renault, mais aussi avec le mouvement chez Peugeot à Sochaux, les banques, Air-France, la SNCF... Les revendications tournent autour des horaires et de la charge de travail et, souvent même, elles portent sur des augmentations de salaires chiffrées à 400 ou 500 F par mois.

Et ces fissures dans l'état de grâce que Mitterrand s'était flatté d'instaurer, dans la paix sociale que Mauroy s'était vanté d'apporter en cadeau au patronat, démontrent qu'un certain nombre de travailleurs tout au moins ne se sentent pas liés au gouvernement mitterrandiste, pas au point, en tout cas, d'être encore toujours les victimes de la politique gouvernementale.

Par ailleurs, après quelques semaines de relatif silence, les hommes politiques de la droite font désormais feu de tout bois pour attaquer la gestion socialiste et manifester leur opposition.

C'est sans doute de bonne guerre de la part des politiciens évincés qui veulent reconquérir la place ; mais c'est aussi un choix politique des possédants, destiné à masquer, tout particulièrement devant les classes moyennes, leur responsabilité dans l'aggravation de la crise. Au fond, le fait de pouvoir en rejeter éventuellement la faute sur les socialistes et donc, à travers eux, sur les ouvriers, constitue pour eux une aubaine.

Raison de plus pour que la classe ouvrière se défende elle-même, sans laisser la gauche lui prêcher la patience et l'attente et sans laisser la droite faire de la démagogie en prétendant parler au nom de tous.

S'il n'a jamais été dans les intentions de l'équipe Mitterrand-Mauroy de mener une politique hostile à la bourgeoisie, il est devenu particulièrement manifeste, depuis ces dernières semaines, que c'est aux travailleurs qu'elle entend demander de payer la note.

En effet, au début du mois d'octobre, dans la foulée de l'annonce de la dévaluation du franc, le ministre des finances, Jacques Delors, adoptait un ton nouveau sur la question des salaires. Dès le lendemain de la dévaluation, il annonçait « une nouvelle donne en matière salariale », il recommandait « le strict maintien - en moyenne - du pouvoir d'achat ».

Autant dire que c'est d'abaisser effectivement le pouvoir d'achat de la masse des travailleurs qu'il s'agit ouvertement pour le gouvernement.

Cela contraste manifestement avec, sinon sa politique, du moins avec ses propos antérieurs.

En effet, dans les premiers temps, en parlant de la relance de l'économie, le gouvernement affirmait que c'est surtout par la relance de la consommation intérieure qu'il entendait y parvenir. Il est vrai qu'on ne faisait guère qu'en parler, mais enfin, officiellement, la thèse était à l'amélioration du pouvoir d'achat afin d'accroître la consommation, donc la production, avec au bout, en principe, la diminution du chômage.

Dans la réalité, aucune amélioration du pouvoir d'achat ne s'est concrétisée, et le gouvernement lui-même, avec le train de hausses des prix qu'il a lancé au cours de l'été, donnait un coup d'accélération en sens inverse. A côté de cela, la seule hausse du SMIC et des allocations familiales ne faisait pas le poids. Et, parallèlement, avec l'accroissement incessant du chômage, le niveau de vie global de la classe ouvrière baisse effectivement.

La dévaluation du franc, avec ses conséquences sur les hausses de prix et, surtout, avec le fait qu'elle est assortie de menaces sur les salaires, a donc officialisé le réajustement de la politique gouvernementale. Tout, aujourd'hui, va dans le sens de la restriction de la consommation intérieure, par l'abaissement du pouvoir d'achat des travailleurs : le contraire, donc, de la politique affichée quelques mois auparavant.

Dans les faits, les patrons se sont chargés euxmêmes depuis pas mal de temps déjà de faire en sorte que les salaires restent largement à la traîne par rapport aux hausses des prix. mais ils ont maintenant le feu vert officiel du gouvernement qui leur signifie ainsi qu'il va s'atteler à la tâche de faire, si possible, accepter par la classe ouvrière un blocage des salaires qui ne dirait pas son nom.

Si, auparavant, le gouvernement laissait entendre que l'amélioration du pouvoir d'achat allait dans le sens de l'intérêt même de l'économie en général, il affirme donc désormais sa volonté politique de faire accepter qu'au mieux il stagne, et même, en réalité, qu'il régresse.

Cette politique s'enrobe de vélléités de contrôle parallèle des prix. Rigoureux en paroles, le ministre a ainsi déclaré placer tout le commerce de distribution sous un régime spécial de « haute surveillance ». Mais, même à supposer que le gouvernement entreprenne réellement de s'engager dans la voie d'un contrôle des prix, encore faudrait-il qu'il se donne les moyens de le faire appliquer. Ce n'est pas le cas. Et, de toute façon, les prix industriels, eux, qui sont bien sûr beaucoup plus décisifs que ceux des coiffeurs ou des cordonniers, sont en-dehors du champ de ces mesures, de même, d'ailleurs, que les tarifs des services publics qui dépendent du gouvernement lui-même.

L'incitation officielle de la part du gouvernement en direction du patronat à geler les salaires, a toutes les chances, elle, d'être infiniment plus efficace que les pseudo-mesures sur les prix.

Ce réajustement dans la politique économique du gouvernement ne constitue pas un changement sur le fond. En accordant les propos officiels avec la réalité de la politique, il rend somme toute les choses plus claires.

Maintenant, bien sûr, le problème du gouvernement, c'est de parvenir à imposer cette politique qui vise délibérément le niveau de vie de l'ensemble des travailleurs, sans faire courir au patronat et à la bourgeoisie le risque d'explosions de mécontentement trop violentes ou trop susceptibles de se généraliser. Là est tout le pari de la gestion social-démocrate des affaires de la bourgeoisie dans cette période de crise - gestion social-démocrate qui, non contente de pratiquer en matière de subventions et de commandes d'État aux industriels, la même politique que les gouvernements de droite, prétend leur offrir la paix sociale en prime. Mitterrand et Mauroy se sont faits fort, devant la bourgeoisie, d'y parvenir.

Mais ce pari, ils ne l'ont pas encore gagné. même s'ils disposent dans leur jeu de cet atout que constitue l'allégeance de fait des syndicats - une allégeance intelligente, qui sait que, pour « récupérer » le mécontentement ouvrier, il faut parfois en prendre la direction, tout en jugeant jusqu'où ne pas aller trop loin - certains éléments dans les conflits en cours indiquent que, dans l'avenir, les directions syndicales rencontreront peut-être des difficultés pour mener leur politique avec efficacité auprès des travailleurs.

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