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Afrique du Sud : le Front Démocratique Uni candidat à la succession du régime d'apartheid
En Afrique du Sud, les grèves ouvrières - notamment les grèves de mineurs de l'or, mais pas seulement - les mouvements de lutte de la jeunesse scolarisée contre le système éducatif imposé par le régime d'apartheid, les émeutes dans les « townships » noires, la grève générale des 5 et 6 novembre 1984 dans la province du Transvaal, témoignent de l'intense agitation sociale qui a marqué pratiquement toute l'année 1984.
De même, sur le plan politique, l'année a été marquée par le boycott des élections des représentants indiens et métis au Parlement de Pretoria, organisées au mois d'août selon la nouvelle constitution qui devait, selon le gouvernement sud-africain, « aménager » l'apartheid. C'est un succès important pour les organisations qui ont inspiré le boycott, et notamment pour l'United Democratic Front (UDF) - Front Démocratique Uni.
De ce fait, celui-ci cherche à apparaître comme le véritable représentant des populations noire, indienne, et métisse, qui, confrontées aux quatre millions de Blancs, forment l'écrasante majorité des quelque trente et un millions d'habitants de l'Afrique du Sud. En même temps, les dirigeants du Front Démocratique ou ceux qui en sont proches, comme un certain nombre de représentants des diverses églises sud-africaines, ont cherché à se présenter comme une alternative au régime ; l'un d'entre eux, l'évêque noir Desmond Tutu, a même obtenu la consécration internationale sous la forme du prix Nobel de la paix, et en étant reçu démonstrativement par le président des États-Unis, Reagan.
Cette reconnaissance est, sans doute, ressentie comme un succès par toutes les couches exploitées d'Afrique du Sud ; à juste raison car, en dernière analyse, c'est le résultat de leurs grèves, de leurs luttes, de leurs sacrifices sans nombre. Mais elle n'a pas qu'un aspect positif ; car elle consacre en même temps le fait que, à la tête du mouvement des masses sud-africaines, se hissent des notabilités et des partis qui sont bien loin de vouloir représenter toutes ses possibilités et toutes ses forces.
Dans les conditions politiques créées, en Afrique du Sud, par le régime d'apartheid, la revendication politique de l'égalité des droits « un homme, un vote », offre un terrain sur lequel peuvent se rencontrer la classe ouvrière, mais aussi toutes les couches petites-bourgeoises que comptent les communautés noire, indienne et métisse, victimes elles aussi de la discrimination raciale et de l'oppression.
C'est justement autour de cette revendication que l'UDF s'est créée. Cette initiative était une réponse au projet de constitution lancé par le ministère Botha en 1983, et prévoyant l'élection aux côtés de la chambre des députés blancs, d'une chambre de représentants indiens et d'une chambre de représentants métis. L'UDF s'est lancée dans une campagne active de boycott de ces élections qui ont eu lieu en août 1984. Dans les deux communautés, à peine 18 % des électeurs se sont déplacés jusqu'aux urnes. Les députés élus dans ces deux chambres apparaissent ainsi pour ce qu'ils sont ; de simples alibis au régime d'apartheid. La consultation électorale censée élargir la base sociale du régime, s'est retournée contre celui-ci.
L UDF a été officiellement lancée le 20 août 1983 au cours d'un meeting près du Cap par Allan Boesak, pasteur de la mission métisse de « I'Église Réformée Hollandaise » élu en 1982 président de l'Alliance mondiale des Eglises Réformées. L'UDF se présente comme un front qui regroupait, au départ, près de 600 organisations politiques, syndicales, religieuses, de toutes les communautés. Leur nombre a augmenté depuis. Ce front s'affirme ouvert à tous ceux qui s'opposent à l'apartheid tel qu'il est concrétisé par la nouvelle constitution mise en place par le ministère de P-W Botha. Cependant, ses trois présidents nationaux, Archie Gumede, Oscar Mpetha et Albertina Sisulu sont proches de l'ANC, le Congrès National Africain, qui est depuis près de trois quarts de siècle la principale organisation nationaliste de la petite bourgeoisie noire d'Afrique du Sud, au sein de laquelle, dans les années trente, le Parti Communiste sud-africain est devenu la principale force militante, mais en cessant d'avoir une politique propre. Beaucoup d'organisations et de personnalités membres du Front s'affirment comme adhérant aux principes de la « Charte de la Liberté ». Cette Charte est en fait le programme politique de l'ANC, adopté en 1955 au cours d'un congrès d'organisations noires, indiennes, métisses et blanches, et affirme un certain nombre d'objectifs démocratiques.
Ce programme de l'ANC, comme la façon dont il a été adopté traduisent la volonté des « chartistes » d'apparaître comme les représentants de l'ensemble des peuples d'Afrique du Sud, et pour cela de cimenter une alliance entre des organisations parlant au nom des populations noire, indienne, métisse et blanche, pour une Afrique du Sud où toute discrimination raciale serait abolie.
Le lancement de l'UDF réédite d'une façon plus large l'opération de 1955 et le lancement de la « Charte de la Liberté ». Le Front s'est constitué notamment en redonnant vie à des organisations de la communauté indienne comme le Congrès Indien du Transvaal (TIC) et le Congrès Indien du Natal (NIC) fondé autrefois par Gandhi. Il a pu regrouper en son sein un certain nombre d'organisations religieuses, des associations, des syndicats et s'associer à des organisations libérales blanches. Ses dirigeants disent clairement que l'UDF « ne prétend pas œuvrer à la défense des intérêts de la classe ouvrière, de la classe capitaliste ou de la paysannerie. C'est une alliance entre ces classes ». Une partie des organisations syndicales noires ont d'ailleurs refusé de s'y affilier. Une des plus importantes, la FOSATU (Federation of South African Trade Unions - plus de 100 000 membres) a notamment déclaré que « l'unité de but créée au sein des organisations contrôlées par les travailleurs, dont la base et les objectifs de classe sont clairs, se perdrait au sein d'une organisation telle que l'UDF » car « l'UDF représente une variété d'intérêts de classes sans structure constitutionnelle claire dans laquelle la majorité des citoyens peut contrôler l'organisation ». Il est vrai que la FOSATU, restant sur un terrain purement syndical, n'en a pas moins été amenée à soutenir, de l'extérieur, les initiatives politiques de l'UDF.
Il faut également mentionner l'existence d'un autre rassemblement, « le National Forum Comittee » (NFC), qui a appelé au boycott des élections d'août 1984, dont l'impact politique apparaît moindre que celui de l'UDF, et qui est critique à l'égard de celui-ci. Ce regroupement informel s'est créé autour de l'AZAPO (Azanian People's Organisation - Organisation du Peuple d'Azanie) elle-même issue de la « Conscience Noire », aile radicale du nationalisme africain, rivale de l'ANC. Le courant de la « Conscience Noire » s'oppose notamment à toute collaboration avec les libéraux blancs et voulait, à travers le « National Forum Comittee », mettre en place une direction politique de la lutte contre l'apartheid qui soit exclusivement noire. Il justifie ce refus de l'alliance avec les libéraux blancs par une analyse selon laquelle « (le) combat pour la libération nationale est dirigé contre le système de capitalisme racial qui enchaîne le peuple d'Azanie au profit de la petite minorité de capitalistes blancs et de ses alliés, les travailleurs blancs et les secteurs réactionnaires de la classe moyenne noire », et affirme que « la classe ouvrière noire, inspirée par une conscience révolutionnaire est la force motrice de notre lutte » (Manifeste du Forum National). Le « National Forum » représente en fait la réédition, sur une base qui se veut exclusivement noire, de l'opération faite par l'UDF sur une base multiraciale. Lui-même comprend des personnalités qui, pour être noires, n'en sont pas moins des représentants de la petite bourgeoisie bien plus que de la classe ouvrière, comme le chef du bantoustan du Kwazulu Gatsha Buthelezi. Mais ses critiques du « Front Démocratique » expriment des méfiances justifiées à l'égard du « Front Démocratique » et du type d'alliance que celui-ci réalise.
Car il est de fait que l'UDF donne le principal poids politique en son sein à des hommes d'église, à des notables, à des patrons et des petits bourgeois libéraux, à des organisations de la petite bourgeoisie notamment indienne et métisse - deux communautés dont la situation est nettement plus aisée que celle de la population noire.
Cette alliance est cimentée, sans doute, par la revendication commune à ces couches sociales et au reste de la population, d'obtenir les droits politiques dont elles sont privées. Mais cette revendication n'a pas le même sens pour un petit bourgeois et pour un prolétaire. Un notable métis, un petit bourgeois indien ou un étudiant noir revendiquent au fond d'avoir la possibilité de devenir des privilégiés à part entière, de pouvoir tout comme les Blancs, développer leurs affaires, recevoir une éducation, devenir avocats, médecins, capitalistes et députés sans subir des entraves de toute sorte. Un prolétaire lui, exprime à la fois la haine de l'exploitation capitaliste qu'il subit et du régime d'apartheid, qui lui dénie tout droit politique, et qui lui apparaît comme la cause principale de son oppression.
Au sein de la petite bourgeoisie indienne, métisse ou noire, la crainte à l'égard de la classe ouvrière est sans doute tout aussi présente que parmi la petite bourgeoisie blanche et les travailleurs blancs qui ont lié leur sort à celle-ci. et c'est cette crainte qui fait que, tout en apparaissant comme des adversaires politiques du régime, les hommes qui se sont à travers la formation de l'udf et la campagne de boycott hissés au rôle de leaders des masses sud-africaines, gardent avec ce régime une certaine forme de solidarité.
C'est ainsi que le pasteur Allan Boesak tenait à expliquer en 1979, dans une lettre au ministère de la Justice sud-africain : « Je tiens à ce que vous compreniez bien que c'est en tant que chrétien que j'appelle à la désobéissance civile. Je suis surpris que quelques-uns veuillent y voir un appel à la violence. Cet appel veut au contraire offrir une alternative à l'explosion de la violence ».
L'évêque Desmond Tutu développait la même idée en 1976 dans une lettre ouverte adressée au Premier ministre de l'époque Johannes Vorster. « Je vous écris, Monsieur, » disait-il, « parce que je suis saisi d'une épouvante de cauchemar. A moins que quelque chose de radical soit entrepris immédiatement, la violence et les bains de sang deviendront presque inévitables en Afrique du Sud. Il y a une limite à ce qu'un peuple peut supporter. Nous autres Noirs sommes extrêmement patients et pacifiques » ajoutait-il ; « nous sommes prêts à nous contenter de quelques actions significatives qui nous prouveraient que vous-même, votre gouvernement et tous les Blancs, pensez réellement à ce que vous dites, quand vous affirmez vouloir des changements pacifiques ».
Ces « actions significatives » recommandées par Desmond Tutu à Vorster étaient par exemple : « reconnaître aux citadins noirs le droit d'habiter de manière permanente dans ce qui est indûment appelé l Afrique du Sud blanche, avec des droits à la propriété foncière. Ils deviendront ainsi, en partie propriétaires du pays. Et par conséquent, ils ne joindront pas ceux qui désirent détruire le pays. En vérité, ils seront prêts à mourir pour défendre leur patrie et leurs droits ». Desmond Tutu demandait également à Vorster de supprimer le système des laissez-passer, « qui montrent aux Noirs plus clairement que n'importe quoi d'autre qu'ils sont des citoyens de troisième ordre dans leur pays bien-aimé » . Ce langage montre comment, tout en se présentant à leur peuple comme les meilleurs défenseurs de ses droits, des hommes comme Desmond Tutu ou Allan Boesak se présentent aux défenseurs du régime comme les derniers pompiers possibles pour l'incendie social qui menace l'Afrique du Sud, et lui demandent respectueusement de faire à la population noire les quelques concessions qui leur permettraient de continuer à jouer ce rôle : « Je suis un ferme partisan de la justice et de la réconciliation. Je suis pour les changements pacifiques » écrit notamment Desmond Tutu. Mais je ne puis pas continuer à dire ces choses si de l'autre côté on s'arme jusqu'aux dents, si l'on continue à utiliser ces forces militaires et policières sans égard ni scrupule, impitoyablement (...) je ne peux pas continuer à dire ces choses et espérer garder quelque crédibilité ».
Sans doute, des hommes comme Boesak, et surtout Tutu, se placent dans une certaine mesure au-dessus d'un regroupement politique comme l'UDF. Mais c'est tout de même ce regroupement qui leur permet de parler ainsi au nom des masses sud-africaines. Et il s'agit d'un choix conscient ; l'UDF met ainsi en avant des hommes qui se présentent comme des interlocuteurs raisonnables et respectueux pour le régime et, au-delà, pour l'impérialisme.
L'ANC, qui a inspiré la création de l'UDF, permet à un Allan Boesak, ou à un Desmond Tutu de parler au nom des masses sud-africaines. Par contre, elle s'est attaquée violemment au radicalisme verbal exprimé par le regroupement concurrent du « National Forum Comittee ». Les références de celui-ci à la classe ouvrière, « force motrice de notre lutte » lui ont valu d'être qualifié par l'ANC de « gens qui se prétendent socialistes, champions de la classe ouvrière et défenseurs de la fierté noire, (qui) cherchent à diviser le peuple et à le détourner de la poursuite des objectifs consignés dans la Charte de la Liberté ». Au moment même où se crée ainsi un Front qui veut apparaître comme représentatif de toute la population tenue à l'écart par le régime d'apartheid, on voit combien ses promoteurs sont conscients de son contenu de classe. Se présenter en « champion de la classe ouvrière », c'est pour eux « diviser le peuple ». C'est que pour eux, « l'État démocratique » évoqué par la « Charte de la Liberté » doit être l'État des bourgeois et des petits bourgeois blancs ou noirs, indiens et métis, et donc s'imposer à la classe ouvrière. Et ils savent que, s'ils veulent avoir quelque chance de convaincre la bourgeoisie sud-africaine, et entre autre le patronat libéral blanc, qu'ils constituent une solution de rechange souhaitable à l'apartheid, ils doivent montrer leur capacité à contrôler la classe ouvrière, à la lier derrière eux et leurs objectifs.
Mais précisément, la force qui, ces dernières années, a miné et ébranlé le régime d'apartheid est, avant tout, celle de la classe ouvrière. C'est elle qui forme l'écrasante majorité de la population urbaine noire, et à un moindre degré métisse et indienne. C'est la classe ouvrière des « townships » qui a fourni le plus grand nombre des combattants - et des morts - de Soweto en 1976, comme des émeutes de la fin 1984. C'est elle aussi qui, ces dernières années, a multiplié les grèves et les mouvements sociaux et donné vie à un essor ininterrompu du mouvement syndical, passé en cinq ans de la quasi-inexistence dans la population noire à près de 700 000 membres. C'est elle qui, par sa force, son nombre, sa concentration, sa conscience, constitue la plus grande menace pour le régime et pour le capitalisme sud-africain - qui lui doit toute sa richesse. C'est la menace permanente d'explosion sociale qu'elle fait planer sur l'Afrique du Sud qui inquiète les tenants du régime d'apartheid et les patrons libéraux, et qui inquiète au-delà les dirigeants impérialistes comme Reagan qui, aujourd'hui, tient à ménager un Desmond Tutu. La classe ouvrière sud-africaine est, de loin, le contingent le plus nombreux de la classe ouvrière africaine. Sa force explosive, confrontée à un pouvoir politique qui est un élément essentiel de l'ordre impérialiste mondial, constitue une menace directe pour la stabilité de toute l'Afrique et donc pour la domination de l'Occident capitaliste sur celle-ci.
L'UDF justement est un Front qui voudrait aller de la bourgeoisie libérale blanche aux syndicats noirs, et démontrer qu'il peut ainsi mettre cette classe ouvrière nombreuse et active sous le contrôle d'une poignée de dirigeants politiques parfaitement responsables et respectueux des intérêts de la bourgeoisie et de l'impérialisme. Dans la situation explosive de l'Afrique du Sud, et de toute l'Afrique, ces dirigeants pensent pouvoir ainsi convaincre l'une et l'autre de négocier avec eux, de leur donner une place dans le système, autre que celle que leur proposent les réformes dérisoires d'un Botha, d'offrir finalement une réelle participation au pouvoir aux minces couches de la bourgeoisie indienne, métisse et noire, aux élites petites bourgeoises, aux partis politiques, aux associations, aux hommes d'église qui montreront leur capacité à encadrer les masses populaires que le système d'apartheid tient ouvertement en marge et pousse à la révolte. Ils pensent que, par crainte du pire, par lassitude devant les explosions sociales incessantes qu'engendre le système, un Botha et derrière lui un Reagan peuvent se laisser convaincre qu'il vaut mieux négocier avec eux la fin de l'apartheid. Et ils trouvent, tout naturellement, à l'adresse d'un Reagan ou d'un Botha, le langage de tous les réformistes qui veulent démontrer à la bourgeoisie combien ils sont responsables.
Mais justement parce qu'ils ont une telle politique, de tels dirigeants ne cherchent pas à organiser la lutte des masses elles-mêmes, à donner à celles-ci les moyens d'abattre le régime. Redoutant les explosions sociales, redoutant la classe ouvrière finalement autant que la bourgeoisie sud-africaine elle-même, ils cherchent seulement à utiliser la situation pour faire valoir leur rôle possible. Alors, pourquoi le régime, pourquoi l'impérialisme auraient-ils recours à eux, pourquoi auraient-ils peur d'incendiaires qui leur annoncent d'avance que, pour des raisons de principe, ils se refusent à craquer les allumettes qu'ils ont entre les mains ?
En fait, jusqu'à présent, la bourgeoisie sud-africaine a appris à ne faire confiance qu'à la force la plus brutale pour sortir de ses situations de crise.
C'est la répression brutale, féroce, qui lui a permis de briser les révoltes successives de la population noire. Elle n'abandonnera pas d'elle-même les armes d'un régime policier pour se laisser convaincre d'utiliser les armes doucereuses et moralisantes, mais tout compte fait moins éprouvées et moins sûres, que lui offre un Desmond Tutu. Tout au plus un Botha, et surtout un Reagan parce qu'il est plus loin du théâtre direct des événements, peuvent estimer qu'il est préférable de garder cette solution ouverte, de maintenir une possibilité d'y avoir recours au cas où cela s'avérerait nécessaire. Mais ils n'emprunteront cette porte de sortie que le jour où la lutte des travailleurs noirs, la mobilisation de la population, auront atteint un tel degré que le régime s'écroule ou soit prêt à le faire. Ce n'est pas la politique d'un Desmond Tutu, ni celle des dirigeants de l'UDF ou de l'ANC, qui en fait ligotent d'avance la classe ouvrière, qui peut rapprocher ce jour. Mais si ce jour arrive, ils veulent être prêts à saisir ce qui sera leur seule chance politique.
En attendant, de tels hommes politiques se préparent donc, tiennent la porte ouverte, cherchent à se présenter comme une alternative politique crédible. Ils annoncent d'avance que, si jamais ils arrivaient au pouvoir, ce ne serait nullement la fin de l'exploitation capitaliste en Afrique du Sud : ils donneraient seulement à la bourgeoisie sud-africaine, si elle l'estimait nécessaire, le moyen de se débarrasser de la forme politique spécifique qu'elle a donné, durant toute une période, à son oppression de classe celle d'une oppression raciale, exercée par un régime apparaissant comme le défenseur exclusif des intérêts de la minorité blanche. Les couches petites bourgeoises, les élites indiennes, métisses ou noires qui aspirent à trouver dans la gestion de la société capitaliste la place que le système d'apartheid leur refuse, et dont des Fronts comme l'UDF sont l'expression politique, en sont ainsi réduites à ronger leur frein.
La classe ouvrière sud-africaine, elle, quand elle se bat, quand elle mène des luttes violentes contre l'apartheid, n'aspire pas à prendre dans le système d'exploitation une place qu'elle ne peut avoir. L'apartheid est la forme politique même qu'a pris, en Afrique du Sud, l'exploitation économique et l'oppression politique de la classe ouvrière. La lutte de la classe ouvrière prend donc, inévitablement, la forme d'une lutte politique contre le régime d'apartheid, la forme d'une lutte nationale des Noirs, des Métis et des Indiens pour leur émancipation, pour la conquête de leurs droits politiques, de leurs droits à la culture, à l'éducation, à leur identité nationale et à leur dignité. C'est pourquoi un parti révolutionnaire prolétarien, en Afrique du Sud, devrait reprendre entièrement à son compte ces revendications politiques, même si elles ne sont pas seulement celles de la classe ouvrière, mais aussi celles d'autres couches sociales. Mais il ouvrirait, justement, la possibilité qu'elle se batte pour ses propres objectifs de classe, et que les résultats de sa lutte ne se limitent pas à la mise en place d'hommes politiques qui ne seraient plus exclusivement blancs.
Car au travers des luttes, des mobilisations contre le régime d'apartheid, la classe ouvrière peut aller au-delà de la conscience immédiate qu'elle a de son oppression, celle d'être des hommes opprimés, en tant que noirs, par un régime blanc. Elle peut acquérir la conscience qu'elle est la classe ouvrière, celle sur laquelle repose toute la richesse sociale, la seule classe progressive que compte aujourd'hui l'humanité ; elle peut acquérir une conscience socialiste, se sentir partie prenante dans la lutte du prolétariat mondial contre le système impérialiste. A condition qu'il se trouve en son sein les militants, les organisations capables d'exprimer, dans les luttes, ses véritables aspirations, et de donner corps à leur contenu de classe.
C'est pourquoi il serait d'abord vital, pour des révolutionnaires prolétariens militant en Afrique du Sud, de construire une véritable organisation de classe, une organisation politique du prolétariat, un parti qui se batte sur son programme, sur le programme de la classe ouvrière révolutionnaire, c'est-à-dire qui défende, dans les luttes, les intérêts communs, les intérêts d'ensemble, les intérêts historiques de la classe ouvrière, et en premier lieu de toute la classe ouvrière noire d'Afrique, dans son combat mondial contre l'impérialisme.
Seul un tel parti pourrait empêcher que les luttes de la classe ouvrière ne soient qu'utilisées, et finalement trahies, par les petits bourgeois nationalistes, au profit du statu quo envers la bourgeoisie mondiale. Il prendrait entièrement en compte, sans doute, le sentiment d'oppression national de la classe ouvrière en tant que population noire. Il aurait à conclure des alliances avec les organisations de la petite bourgeoisie. Il inciterait le prolétariat à se montrer solidaire des autres couches sociales dans leurs luttes contre les différentes formes d'oppression. Il aurait à se montrer partie prenante, voire à se porter à la direction des luttes, sous toutes leurs formes, qu'engendre l'odieux système d'apartheid. Mais il sauvegarderait, en même temps, l'indépendance de classe du prolétariat, à la fois organisationnelle et politique.
Seul un tel parti peut être à même d'offrir aux masses d'Afrique du Sud un autre programme que le programme démocratique bourgeois, ou simplement libéral ; le programme de la révolution socialiste. Seul, il pourrait garder cette possibilité ouverte en faisant la différence entre les alliés petits-bourgeois que le prolétariat peut avoir pour un temps donné et pour une période déterminée de sa lutte, sur des objectifs limités, et les objectifs à long terme qui sont propres au prolétariat. Seul il pourrait permettre aux travailleurs, à travers leur propre expérience, de faire la différence entre les militants qui défendent leurs intérêts et leurs faux amis. Seul, il pourrait apprendre aux travailleurs à juger, et finalement à acquérir une conscience politique de classe.
Ce serait le rôle d'une Internationale révolutionnaire ayant une existence réelle, d'offrir ce programme aux militants en lutte actuellement.
Léon Trotsky Sur le problème national
Les lignes qui suivent sont extraites de « Remarques sur le projet de thèses de la Ligue Communiste d'Afrique du Sud. » (20 avril 1935 - Oeuvres Tome 5)
« (...) le parti prolétarien doit, et en paroles et en actes, ouvertement et hardiment, prendre entre ses mains la résolution du problème national (racial).
Mais la résolution de ce problème, le parti prolétarien peut et doit la réaliser par ses propres méthodes.
L'instrument historique de l'émancipation nationale ne peut être que la lutte de classes.
L'Internationale communiste, depuis 1924, a transformé le processus « d'émancipation nationale » des peuples coloniaux en une abstraction démocratique creuse, élevée au-dessus de la réalité des rapports de classes. Pour lutter contre l'oppression nationale, les différentes classes s'affranchissent - pour un temps - de leurs intérêts matériels et deviennent de simples forces anti-impérialistes ». Pour que ces « forces » immatérielles remplissent de bon cœur la tâche que leur a confiée l'Internationale communiste, on leur promet en récompense un État « national démocratique » immatériel (avec l'inévitable référence à la formule de Lénine sur la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans »
Plus loin, Trotsky ajoutait : « a) que Lénine parlait toujours de dictature révolutionnaire bourgeoise-démocratique, et pas d'un État « populaire » immatériel, b) que, dans la lutte pour la dictature bourgeoise-démocratique, il ne proposait pas un bloc de toutes les « forces antitsaristes » ; mais menait une politique indépendante de classe du prolétariat. Le bloc « antitsariste » était une idée des socialistes révolutionnaires russes et des cadets de gauche, c'est-à-dire des partis de la petite et moyenne bourgeoisie. Contre eux, le bolchevisme a toujours mené une lutte implacable ».
(...) Le parti bolchevique défendait le droit des nations opprimées à disposer d'elles-mêmes par les méthodes de la lutte de classe prolétarienne, rejetant nettement les blocs « anti-impérialistes » charlatanesques avec les nombreux partis « nationaux » petits-bourgeois de la Russie tsariste (...). Le bolchevisme démasque toujours impitoyablement ces partis, de même que les « social-révolutionnaires » ; leur double nature et leur aventurisme, et surtout le mensonge de leur idéologie prétendument au-dessus des classes. Il ne suspendait même pas son impitoyable critique lorsque les conditions l'obligeaient à conclure tel ou tel accord épisodique strictement pratique avec eux. Il ne pouvait être question d'une quelconque alliance permanente avec eux sous le drapeau de « l'antitsarisme ». C'est seulement grâce à une politique de classe implacable que le bolchevisme a réussi, dans les conditions de la révolution, à écarter les mencheviks, les social-révolutionnaires, les partis nationaux petits-bourgeois, et à souder autour du prolétariat les masses de la paysannerie et des nationalités opprimées. »
Enfin, par rapport au Congrès National Africain (ANC), Trotsky précisait
« 1) Les bolcheviks-léninistes sont pour la défense du congrès, tel qu'il est, dans tous les cas où il reçoit les coups des oppresseurs blancs et de leurs agents chauvins dans les rangs des organisations ouvrières.
2) Les bolcheviks opposent, dans le programme du congrès, les tendances progressistes et les tendances réactionnaires.
3) Les bolcheviks démasquent aux yeux des masses indigènes l'incapacité du congrès à obtenir la réalisation même de ses propres revendications, du fait de sa politique superficielle, conciliatrice, et lancent, en opposition au congrès, un programme de lutte de classe révolutionnaire.
4) Sils sont imposés par la situation, des accords temporaires avec le congrès ne peuvent être admis que dans le cadre de tâches pratiques strictement définies, en maintenant la complète indépendance de notre organisation et notre totale liberté de critique politique. »