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Le gaullisme

Les résultats du scrutin du 12 mars, en France, ont révélé un sensible recul de l'UNR ou parti de la Ve République, c'est-à-dire de la majorité gaulliste au Parlement. Malgré la perte de 40 sièges, l'UNR garde la majorité absolue à la Chambre à une voix près, mais il n'en faut pas plus pour que la gauche démocrate et socialiste et en premier lieu le PCF, crie à la victoire. Les plus optimistes allaient même jusqu'à chuchoter que De Gaulle, blessé dans son orgueil de Mage, renoncerait de lui-même au pouvoir et reprendrait le chemin de Colombey-les-deux-églises. En fait, le sentirent général était que le glas du gaullisme avait sonné et que son effondrement se situerait à coup sûr aux prochaines élections législatives, c'est-à-dire dans cinq ans. La politique n'est elle pas pour certains une longue patience ?

Cette vague d'optimisme ne devait pas manquer d'atteindre le PCI (Secrétariat Unifié) qui titrait dans le numéro de mars de « L'Internationale » : « Le gaullisme vacille mais comment l'achever ». Et le texte de l'éditorial était encore plus direct : « Il est encore difficile de mesurer, quelques heures après la fin du scrutin l'ensemble des conséquences de la défaite que vient de subir le régime gaulliste. C'est, évidemment, le commencement de la fin. » C'est surtout un jugement caractéristique du manque de sérieux de certains militants qui ne manquent jamais de virer selon les vents dominants. Cette identification du « régime gaulliste » avec l'UNR, est non seulement fausse en elle-même, mais conduit en outre à des conclusions politiques qui ne le sont pas moins.

Quant aux militants de l'OCI, fidèles - pour une fois - à leur analyse de 1958, ils persistent à annoncer que « la bourgeoisie, dans son ensemble, presse De Gaulle, qui se prépare soigneusement, à engager une offensive délibérée et étendue contre la classe ouvrière, ses libertés, ses droits et ses organisations ». Et depuis neuf ans que De Gaulle la prépare soigneusement, l'offensive ne peut manquer d'être au point !

Régime moribond pour les uns, machine de guerre de la bourgeoisie contre la classe ouvrière pour les autres, le gaullisme sort de cette aventure tellement déguisé, qu'il est nécessaire de revenir sur ses origines pour en comprendre la nature et l'évolution.

En mai 1958, la bourgeoisie française connaissait une situation de crise politique que la guerre d'Algérie rendait plus dramatique encore. Cette crise n'était pas nouvelle, elle était en fait bien antérieure à la guerre d'Algérie elle-même. Elle se manifestait au niveau des institutions parlementaires, par une effarante instabilité gouvernementale. Les crises succédaient aux crises et l'émiettement des partis de droite donnait parfois la responsabilité du gouvernement à des groupes minuscules. La ronde des ministres et des gouvernements ne faisait que traduire les difficultés qu'éprouvait la bourgeoisie à mener une politique de droite (guerre d'Indochine, guerre d'Algérie, barrage aux revendications économiques du prolétariat) dans un pays où la majorité du corps électoral votait à gauche et où la représentation parlementaire du PCF était de cent cinquante députés environ systématiquement maintenus dans l'opposition du fait de la guerre froide. La bourgeoisie réussissait tant bien que mal à trouver à la Chambre les gouvernements adéquats bien qu'elle en ait tenu le PCF systématiquement à l'écart (dans les situations critiques, vote de la confiance au gouvernement Mendès-France par exemple, elle refusait même de tenir compte des voix communistes dans l'arithmétique parlementaire). Le parti socialiste, au gouvernement ou en dehors, acceptait de faire la politique de la droite y compris celle que la droite était incapable d'imposer au pays (contingent en Algérie par exemple). Mais c'était une situation intenable et la réforme de la loi électorale resurgissait comme le monstre du Loch Ness, au fil des crises gouvernementales. Cette réforme qui visait à supprimer la représentation parlementaire du PCF malgré les 20 à 25 % des voix qu'il recueillait dans le pays, ne pouvait être votée car aucune « majorité » n'était capable de se former pour l'imposer, chacun des partis de l'Assemblée risquant d'en faire les frais en même temps que le PCF.

C'est à ce problème fondamental que devait répondre avant tout la venue de De Gaulle au pouvoir. Depuis Longtemps il attendait son heure et celui que l'on appelait alors le sphinx de Colombey avait depuis toujours une solution toute prête à la crise des institutions parlementaires en France : une réforme non seulement de la loi électorale, mais aussi de la Constitution afin de rendre le gouvernement moins dépendant du Parlement.

La crise algérienne fut l'occasion de cette venue au pouvoir ; elle en fut la cause circonstancielle, mais non la raison profonde.

« De Gaulle va probablement arrêter la guerre, puisque de toute façon, elle était perdue », écrivions-nous à l'époque dans l'éditorial des Voix Ouvrières du 9 juin 1958, « Il va très probablement, si son prestige d'homme de droite est encore capable de l'imposer aux ultras d'Algérie, faire la paix avec le FLN, en capitulant le plus noblement possible », « Mais par contre il va modifier la Constitution de façon que les gouvernements soient le plus indépendants possible des masses populaires ».

Dans un cas comme dans l'autre, crise des institutions parlementaires et crise algérienne, De Gaulle était l'homme de la situation et c'est cette double tâche qui va déterminer non seulement la fonction et la nature du Gaullisme, mais encore son évolution ultérieure.

Le 13 mai 1958 avait servi de prétexte à la bourgeoisie pour remettre le pouvoir à De Gaulle. C'est sur le fond des événements d'Alger, dans le chaos des émeutes et le chantage à la guerre civile (les parachutistes de Massu devaient s'emparer de la République) que se fit la passation « légale » des pouvoirs. Le Président de la République René Coty en personne vint chercher De Gaulle et Guy Mollet s'empressa de dérouler le tapis sous les pieds du sauveur suprême.

Le rideau de fumée de l'insurrection algéroise et l'odeur de poudre des émeutiers parachutistes ne pouvaient manquer d'aveugler ceux qui, en politique, ont les yeux au ras des événements. Toute la gauche ou presque parlait de fascisme.

Ce sont les staliniens qui crièrent le plus haut et, tandis que leurs militants montaient la garde jour et nuit au pied des locaux du Parti, l'Humanité agitait le spectre du fascisme, de « la dictature militaire », de De Gaulle le « général fasciste », etc. Certes leurs analyses se modifieront de congrès en congrès et le rapprochement franco-soviétique permettra au PCF de revenir sur cette « analyse ». De Gaulle est devenu aujourd'hui « l'expression renforcée du pouvoir des monopoles ». Appréciation qui a le mérite de l'imprécision et du creux politique. Car elle n'indique en rien comment se manifeste politiquement et socialement ce renforcement. Le fascisme n'est-il pas aussi politiquement le renforcement du pouvoir des monopoles ? Mais cette formule permet au PCF de se faire le champion de la lutte anti-monopolistique et de rallier c'est du moins ce qu'il souhaite - les suffrages de la petite bourgeoisie opprimée. Le parlement n'est-il pas depuis 1945 l'instrument du passage pacifique au socialisme ?

Quant aux militants de l'OCI, en 1958, ils expliquaient - oralement que la défaite sans combat du prolétariat français équivalait à celle de 1933 en Allemagne. La répression allait s'abattre sur les militants ouvriers et le PCI (c'était alors leur nom) s'effondrait dans la clandestinité, ses parutions d'hebdomadaires devenaient mensuelles, puis trimestrielles et même annuelles. C'était le creux de la vague, l'offensive contre la classe ouvrière allait s'engager et ce n'était pas le moment de prêter le flanc à la répression par des grèves inconsidérées. Il s'agissait de se préparer à la longue nuit. Le mot fascisme n'était pas prononcé, mais il hantait les imaginations et servait de référence aux analyses du groupe.

Cette référence se trouve d'ailleurs en filigrane de la politique actuelle de l'OCI. Le Front Unique Ouvrier, slogan électoral du groupe aux dernières législatives, a pour tâche immédiate la préservation des conquêtes ouvrières et la résistance à l'offensive gaulliste, concrétisée par le Ve plan.

Les représentant du SI pour leur part, s'il ne criaient pas au fascisme, parlaient cependant de « liquidation de la démocratie bourgeoise » et de l'instauration d'une « dictature militaire » (IVe Internationale - novembre 1958). Pendant toute la crise de mai, « La Vérité des Travailleurs » (organe du PCI - SI à l'époque) appelait désespérément à la grève générale, mais n'était lue qu'au quartier latin.

Le vent de panique qui soufflait alors sur les organisations trotskystes officielles, s'explique en partie par leur attitude dans la période précédente. Ces deux groupes qui avaient lié leur sort aux fractions rivales de la révolution algérienne, FLN pour l'un et MNA pour l'autre, furent pris au dépourvu par l'évolution de la situation en France. Aux illusions révolutionnaires, succédaient le plus grand désarroi.

Rapidement le caractère bonapartiste du régime gaulliste s'imposa à tous, mais cette qualification commode demeure tout à fait insuffisante pour apprécier politiquement le gaullisme. Sur quelles forces antagonistes, ce bonapartisme a-t-il pu s'établir ? Cette crise est-elle résolue et dans quel sens ? Le centre de gravité du bonapartisme s'est-il déplacé vers la droite ou vers la gauche ? Et sur quel nouvel équilibre de force le gaullisme se place-t-il ?

« Je suis un homme seul, je ne me confond avec aucun parti, avec aucune organisation », dira De Gaulle le 20 mai 1958, « si le peuple le veut, je suis prêt à assumer les pouvoir de la république... pour tirer de la crise L'État et la Nation ». Le nouveau Bonaparte jouissait d'une incontestable popularité tant en France qu'en Algérie, tant auprès des pieds-noirs, qu'auprès des combattants algériens, et le référendum du 28 septembre devait le révéler en accusant une perte de près d'un million et demi de voix pour le Parti Communiste, auprès d'une partie importante des travailleurs eux-mêmes. Cet homme de droite, ouvertement réactionnaire, nationaliste, aux sympathies fascisantes, apparaissait aux yeux de tous, encore paré de l'auréole de la Résistance. Cette auréole, le PCF l'avait soigneusement fourbie en 1944 comme en 1945 et, après avoir fourni des ministres à De Gaulle dans l'après-guerre, les communistes se trouvaient fort mal placés pour stigmatiser Guy Mollet, ministre gaulliste de la Ve République.

Car De Gaulle n'est pas venu au pouvoir en 1958 pour briser la classe ouvrière française et instaurer une dictature militaire appuyée sur les baïonnettes des parachutistes. Il est venu à la faveur d'un coup de force, celui d'Alger, régler les problèmes que la bourgeoisie française se révélait incapable de résoudre elle-même dans le cadre des Institutions parlementaires de la IVe. A l'incapacité de la bourgeoisie, répondait celle de la gauche française et en premier lieu du PCF, parti majoritaire dans le pays et à l'Assemblée, qui se contentait de vouloir faire « pression » sur le Gouvernement, pour « infléchir » sa politique. Les organisations de la classe ouvrière ne menaçaient nullement la bourgeoisie française, bien au contraire, puisque l'on put voir le socialiste Guy Mollet, investi des pouvoirs spéciaux que les staliniens votèrent avec l'Assemblée, organiser le départ du contingent en Algérie et l'accentuation de la guerre coloniale ; le mouvement de résistance des rappelés fut désavoué par le PCF lui-même.

Mais, si la classe ouvrière restait, dans son immense majorité, passive devant la conduite d'une guerre coloniale qui mettait sa propre bourgeoisie en difficulté, elle n'en représentait pas moins une force importante avec laquelle la bourgeoisie se devait de compter. Cette force s'était manifestée en 1953 lorsque le gouvernement Laniel essaya de se donner à l'aide de décrets-lois une relative autorité indépendante du parlement - par de grandes grèves qui paralysèrent la vie du pays pendant plusieurs semaines. Elle s'était encore manifestée à Nantes et à St-Nazaire en 1955, et le déferlement de la colère des masses travailleuses était un sujet d'inquiétude permanent pour la bourgeoisie.

Le gouvernement De Gaulle ne pouvait manquer de tenir compte de cet élément. Engagée dans la guerre coloniale, ayant mobilisé sur place la majeure partie de son armée permanente et du contingent et d'importantes forces de police, la bourgeoisie française, ne pouvait rien ou presque rien opposer à un mouvement généralisé des travailleurs. A moins de tenter l'aventure fasciste. Mais, De Gaulle représentait précisément la tentative contraire, dans la mesure où elle était possible.

De Gaulle ne pouvait compter entièrement ni sur l'armée, ni sur la police, ni sur l'appareil d'État, lui-même littéralement gangrené par le fascisme. Ses appuis, il les chercha et les trouva sur la gauche. Ce sont les appareils syndicaux qui, dès les premiers jours, constituèrent en France le pilier gauche du bonapartisme. C'est à eux qu'échut le rôle de contenir, canaliser et émietter le mécontentement populaire. La paix sociale fut acquise avec le consentement des Centrales syndicales. En répandant parmi les travailleurs le mythe d'un pouvoir gaulliste fort, contre lequel on ne pouvait répondre que par des grèves limitées à quelques heures, voire quelques minutes, la CGT et le PCF ont sciemment démoralisé la classe ouvrière et ceux qui, depuis 1958, crient à l'offensive généralisée contre les travailleurs, viennent en fait à leur rescousse, dans la mesure de leurs moyens, faibles il est vrai.

A cette époque, le centre de gravité du bonapartisme se situait incontestablement sur la gauche.

C'est un des paradoxe du destin de De Gaulle, que cet homme de droite et même d'extrême droite, ait toujours dû donner à ses « règnes » les couleurs de la gauche. De 1944 à 1946, c'est avec le concours et l'appui du PCF et de la SFIO, qu'il mena à bien sa mission de régénérer la France, c'est-à-dire le capitalisme Français. Et, en 1958, De Gaulle devint l'homme de la paix en Algérie, de la décolonisation en Afrique noire, le champion le l'indépendance vis-à-vis des USA, de l'amitié franco-soviétique, l'apôtre de la paix au Vietnam.

Mais, lors de la crise du 13 mai 1958, la seule force organisée, déterminée et armée, qui s'opposait à l'État, était le FLN. C'est donc fondamentalement sur l'antagonisme FLN - armée, plus ultras d'Algérie, que De Gaulle est venu au pouvoir. Et il est venu au pouvoir, non pour continuer la guerre, mais pour faire la paix. Cela lui a pris trois ans. Car, loin d'agir en dictateur, imposant ses solutions par la force de son armée et de sa police, De Gaulle dut jouer entre les forces hostiles qui l'avaient amené au pouvoir, un jeu souvent difficile, qui révéla à maintes reprises la faiblesse du pouvoir gaulliste. C'est l'essence même du bonapartisme. S'appuyant tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche qui ne lui refusa jamais son appui, De Gaulle mena à bien la tâche pour laquelle il avait été appelé.

A ce propos, ajoutons qu'il s'est plus appuyé sur la crainte de la droite, crainte entretenue par les partis ouvriers et les Centrales syndicales elles-mêmes, que sur la force de cette droite quasi-inexistante dans le pays et n'ayant d'influence qu'au sein de l'appareil militaro-policier.

A la fin de la guerre d'Algérie, la situation allait se modifier. Les forces qui avaient porté De Gaulle au pouvoir, disparaissaient d'elles-mêmes : le FLN devenait un parti de gouvernement dans l'Algérie indépendante, les ultras d'Algérie s'intégraient plus ou moins en métropole, tandis que l'OAS était officiellement « liquidée » (fusillade de Bastien Thiry, procès des généraux Challe et Jouhaud, etc.).

La crise politique immédiate qui avait suscité la venue de De Gaulle était résolue. Le caractère bonapartiste du pouvoir de De Gaulle s'atténuait et son centre de gravité se déplaçait vers la droite. Car il est évident que le pouvoir gaulliste aura renforcé non seulement la domination politique de la bourgeoisie, mais encore sa situation économique. Cela n'est pas dû à une offensive délibérée de la bourgeoisie contre la classe ouvrière, mais au fait que les organisations politiques et syndicales de cette dernière se sont montrées incapables d'organiser la résistance à l'exploitation. Les frais de la guerre d'Algérie puis de la paix, ceux de la modernisation de l'économie française, ce sont les travailleurs qui ont dû les payer, et ceci avec l'appui direct ou indirect des Centrales syndicales.

Les limitations du droit de grève dans la fonction publique (préavis de cinq jours) ne sont que l'extension au secteur public de tentatives préalablement « essayées » dans le privé au moyen d'accords d'entreprise signés par les syndicats. Le droit de réquisition dont usa De Gaulle envers les mineurs fut rendu nul et non avenu par la détermination de ces derniers. « L'attaque » contre la sécurité sociale (franchise de 30 F en 1959) fut purement et simplement annulée devant le mécontentement populaire. Quant à l'intégration des syndicats à l'État, dans la mesure où l'on peut dire qu'elle est plus poussée que ce qu'elle était il y a vingt ans (et c'est dû au temps et non au caractère du gaullisme), elle ne se fait pas à la manière autoritaire de l'État fasciste en liquidant les formes organisées de la classe ouvrière, c'est une évolution normale des syndicats. En fait, avec l'accession des syndicats aux organismes du Plan, avec la généralisation de la politique des accords d'entreprise, le patronat vise à s'assurer la paix sociale en échange de miettes pour la classe ouvrière et de mineures concessions aux syndicats. Loin de vouloir briser les syndicats, le pouvoir gaulliste les utilise au contraire à son profit, il n'a pas de meilleur soutien, les dernières grèves qui viennent de se dérouler en France l'ont encore prouvé : la bureaucratie syndicale s'empresse de traiter et de faire « rentrer » les ouvriers.

Il n'y a pas eu d'offensive contre la classe ouvrière. La bourgeoisie mène simplement une politique de classe conséquente et tente de faire supporter aux travailleurs par une exploitation accrue les frais de sa réorganisation économique. L'État, fidèle gardien de l'ordre capitaliste est au service de cette volonté.

Et elle s'exprime avec d'autant plus de vigueur que les organisations traîtres de la classe ouvrière lui laissent le champ libre, ou presque. Le rapport de forces est en faveur du capital. Mais il serait fou de ne compter dans le camp des forces ouvrières, que la volonté de lutte des directions syndicales. En dernier ressort, c'est la capacité des travailleurs eux-mêmes qui fixe aux uns et aux autres les limites de leur puissance.

Au bout de neuf ans d'existence, le pouvoir gaulliste semble avoir résisté à l'usure inévitable qui sape les gouvernements bonapartistes.

En modifiant la constitution, De Gaulle avait mis fin à la situation difficile de la bourgeoisie française qui vivait selon des institutions datant de l'union sacrée de 1945, et que la guerre froide rendait périmées dans un pays où existe un puissant parti communiste. De toutes façons, ce remplacement du régime parlementaire d'antan par un régime présidentiel est l'une des tendances profondes de l'État à l'époque de l'impérialisme décadent. Cette tâche, seul un Bonaparte pouvait la remplir dans la situation politique de la bourgeoisie française en 1958, mais les résultats acquis dépassent incontestablement le régime gaulliste lui-même, et personne ne songe à le contester, surtout pas Mendès-France ou Mitterrand.

Ce que l'on appelle actuellement le gaullisme n'a donc pas grand-chose à voir avec la formule actuelle de gouvernement et la constitution rien à voir non plus avec l'UNR. Car De Gaulle n'est pas venu au pouvoir grâce à la croissance régulière l'un parti de droite, ni même grâce à un raz-de-marée UNR. L'UNR s'est formée après coup, et en prime presque pourrait-on dire. Depuis longtemps la bourgeoisie française rêvait de substituer à l'émiettement des partis de droite un grand parti de gouvernement, semblable aux Conservateurs en Angleterre ou aux Républicains en Amérique, mais elle ne pouvait y parvenir, chacun des petits partis de droite ne voulant pas renoncer aux positions acquises. La venue au pouvoir de De Gaulle a imposé ce regroupement et à la surprise générale, le corps électoral de la droite classique a entériné avec enthousiasme cette espérance d'ordre et de stabilité gouvernementale. Ce cadeau que De Gaulle fit à la bourgeoisie française, survivra-t-il à lui-même ? Cela n'est nullement exclu.

En fait, du bonapartisme gaulliste originel, il reste surtout aujourd'hui la personnalité du Général lui-même, son style, et sa popularité presque intacte, popularité qu'entretiennent et confirment le recours fréquent aux référendums et l'élection du Président de la République au suffrage universel. Comme on voit, il n'y a rien là de moribond, tout au plus peut-on s'interroger sur l'âge du général et ses chances de longévité. L'essentiel des acquis du gaullisme survivra à De Gaulle lui-même. De l'aventure gaulliste la bourgeoisie aura hérité d'institutions adéquates et de places fortes dans la lutte des classes en France.

Aujourd'hui, la poussée à gauche qui s'est manifestée aux élections et surtout par l'intermédiaire des grèves qui en sont la conséquence directe ou indirecte, ne saurait marquer sur l'arène politique française de changements prévisibles. Car, les institutions de la République visent précisément à assurer une stabilité quelles que soient les fluctuations du corps électoral. Les seuls bouleversements qui échappent à ce carcan institutionnel, sont ceux qui se déroulent en dehors de la vie politique classique, c'est-à-dire les grèves et manifestations. Ces mouvements sont encore limités et isolés et trahis d'avance par ceux qui devaient les diriger, ils sont encore loin d'avoir l'ampleur nécessaire et n'ont pas atteint le niveau des revendications politiques. Mais ce sont eux qui ouvrent la seule voie politique capable de mener au renversement du gaullisme, c'est-à-dire du gouvernement et de l'État français.

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