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- Lutte de Classe n°232
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Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845) : l’actualité d’un ouvrage pionnier
Quand Engels écrit ce livre, entre novembre 1844 et mars 1845, il vient de passer deux ans à Manchester, comme employé dans l’entreprise textile de son père (Barmen & Engels), et il est déjà communiste. Né en 1820 dans une famille piétiste de la bourgeoisie rhénane, il s’oppose tôt à son milieu, révolté notamment par la condition ouvrière dans la vallée de la Wupper, qu’il dénonce dans ses écrits dès 1839. D’abord démocrate révolutionnaire et proche de l’opposition libérale au régime, sa critique de l’ordre établi se fait bientôt plus radicale, notamment au contact de socialistes. En partant pour Manchester à l’automne 1842, il quitte l’atmosphère étouffante de son milieu d’origine et plonge au cœur d’une capitale industrielle bouillonnante, où il pressent que se dessine l’avenir de la société.
De 1801 à 1841, la population de Manchester a triplé, pour approcher les 250 000 habitants. Près de 20 000 d’entre eux sont employés dans les fabriques cotonnières ; ils sont 20 000 de plus dans son agglomération. Dans cette « Cottonopolis », le jeune Engels consulte tout ce qui est imprimé sur les questions économiques et sociales. Son travail s’appuie principalement sur les enquêtes officielles et la presse nationale et locale. Mais ce qui fait sa valeur est sa connaissance de première main, de l’intérieur, de la classe ouvrière. S’il s’acquitte par obligation de ses tâches dans l’entreprise paternelle, il évite la bonne société et passe son temps libre dans les milieux populaires, à l’affût de contacts avec les militants ouvriers.
Sa rencontre début 1843 avec Mary Burns, une ouvrière irlandaise qui sera sa compagne jusqu’à ce qu’elle meure en 1863, lui facilite les choses. C’est grâce à elle et à sa sœur Lizzie qu’il produit des pages si vivantes sur les immigrés irlandais, leurs conditions de logement inhumaines et la façon dont le patronat se sert d’eux pour faire pression sur les salaires. Et c’est grâce à ses échanges incessants avec le milieu militant que son texte a tant de souffle. Là où la plupart des travaux publiés alors sur la « question ouvrière » voient dans le prolétariat industriel une menace pour l’ordre public ou la civilisation, Engels y voit une classe porteuse d’avenir. S’il décrit sans fard les souffrances quotidiennes des travailleurs, il consacre toute une partie du livre à leurs réactions face à l’exploitation, aux organisations construites et aux luttes menées par les ouvriers eux-mêmes.
L’Angleterre où Engels débarque est un pays où les combats de la jeune classe ouvrière sont en effet au premier plan de l’actualité. En août 1842 a eu lieu la première grève générale dans l’industrie du textile (les « émeutes des chaudières »). Depuis 1838, le mouvement chartiste, pour l’adoption d’une Charte du peuple revendiquant le suffrage universel (masculin), mobilise des centaines de milliers de travailleurs. Et depuis les années 1820 s’est développé un courant socialiste, inspiré par la vision utopiste de l’industriel philanthrope Robert Owen. Presque dès son arrivée, Engels se lie à ces militants chartistes et owénistes, livrant à leurs publications des articles sur lesquels s’appuiera son ouvrage. Parmi les militants qu’il fréquente, il y a aussi ceux qui s’investissent dans la construction des trade-unions, les syndicats, en lesquels Engels voit « l’école de guerre des ouvriers, où ils se préparent au grand combat inéluctable ». À travers la lutte trade-unioniste pour des objectifs économiques limités, Engels explique que les travailleurs apprennent à s’organiser, un apprentissage indispensable sur la route qui les mènera à la prise du pouvoir.
Dès sa parution, le livre d’Engels a été critiqué. Décennie après décennie, ses détracteurs, qu’ils proviennent de la gauche réformiste ou de la droite réactionnaire, ont décliné à peu près les mêmes thèmes : son enquête contiendrait des erreurs factuelles et aurait été contredite par les travaux historiques ultérieurs ; son tableau de la condition ouvrière serait exagérément noir, et celui de la bourgeoisie exagérément féroce ; sa conclusion sur l’imminence d’une révolution sociale aurait été invalidée par la relative stabilisation de la vie politique en Grande-Bretagne à partir des années 1850.
La répétition de telles critiques, jusqu’à nos jours, de la part d’intellectuels hostiles au communisme, est en soi un hommage : Engels dérange encore. Et les rares données erronées – d’ailleurs plutôt imputables aux sources sur lesquelles Engels s’est appuyé qu’à lui-même – n’enlèvent rien à la valeur de l’analyse d’ensemble. Plus personne ne conteste que l’espérance de vie des travailleurs britanniques a chuté entre 1800 et 1850. Le travail des enfants dénoncé par Engels n’est pas non plus contestable, il est seulement mieux mesuré : enfants et adolescents constituaient un tiers des ouvriers du textile en 1833, et encore un quart en 1842. Quant à l’exploitation féroce telle que décrite par Engels, elle reflète avec une précision effrayante ce que fut la réalité. Concernant les appels d’Engels à une révolution ouvrière pour mettre à bas le capitalisme, ils n’avaient pas, sous sa plume, de valeur prédictive : c’étaient les paroles d’un militant. Jusqu’en 1848, la situation politique en Grande-Bretagne demeura par bien des côtés prérévolutionnaire, y compris aux yeux des classes dominantes, et Engels faisait partie de ceux qui se battaient pour que les travailleurs mènent leurs luttes jusqu’à la réorganisation de fond en comble de la société.
Lire ou relire La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, c’est l’occasion de mesurer ce que l’élaboration des idées de Karl Marx doit à son camarade Engels. Lors de leur rencontre à Cologne en 1842, le premier contact est plutôt froid. Mais lorsqu’ils se revoient à Paris fin août-début septembre 1844, au moment où Engels se prépare à entamer la rédaction de son ouvrage, naît un compagnonnage indéfectible, sur la base d’un accord complet dans le domaine théorique. Par des voies propres, ils ont alors dépassé leurs vieilles conceptions philosophiques et politiques et, dans leurs échanges, Engels apporte des éléments d’analyse économique issus de son expérience à Manchester qui nourrissent la pensée de Marx. Par bien des côtés, La Situation jette les fondements du Manifeste du parti communiste que les deux militants signeront ensemble en 1848, et du Capital dont Marx produit le premier volume en 1867. On y trouve en particulier la portée de la révolution industrielle et du machinisme, la différence entre les prolétaires et les artisans, l’unité de la classe ouvrière et son rôle historique.
Paru pour la première fois en allemand en 1845, le livre circule parmi les militants ouvriers et les socialistes allemands. Sa traduction dans d’autres langues sera plus tardive. Il n’est publié en anglais qu’en 1887, à New York. Et ce n’est qu’à partir de sa réédition en anglais à Londres en 1892 que le livre commence vraiment à être diffusé plus largement, trois ans avant la mort d’Engels. La première édition française date quant à elle de 1933.
Ce qui frappe à la lecture de l’ouvrage aujourd’hui, c’est son actualité, notamment celle des passages sur la pollution industrielle, la destruction de l’environnement et leurs conséquences sur la santé des ouvriers. Plus généralement, le texte fait écho à ce que vivent aujourd’hui des millions de prolétaires à travers le monde, en particulier dans les pays dominés par l’impérialisme, où l’exploitation capitaliste ne fait pas moins de ravages qu’à Manchester en 1844. Inspiré par la révolte à l’égard de la pourriture de la société capitaliste, La Situation est écrite avec une ardeur communicative. Engels a dédié son ouvrage « aux classes laborieuses de Grande-Bretagne », dont il partagera les combats toute sa vie, puisqu’après l’échec des révolutions européennes de 1848 il retournera à son emploi à Manchester et vivra en Angleterre jusqu’à sa mort. Pour tous ceux qui poursuivent aujourd’hui son combat pour l’émancipation, ce texte de 1845 reste un bagage précieux.
Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Traduction de l’allemand par G. Badia et J. Frédéric, Paris, les Éditions sociales, 2021. Prix : 20 euros.