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Une vague de grèves inédite en Grande-Bretagne
La classe ouvrière britannique paupérisée
La plupart des grèves en cours portent sur les salaires. L’inflation est aujourd’hui de 12 %, le taux le plus élevé des pays riches et, d’après les prévisions du groupe bancaire Citi, elle devrait dépasser 18 % en janvier 2023. En particulier, les prix de l’énergie explosent. L’Ofgem, l’organisme censé les réguler, vient de revoir à la hausse le plafonnement des dépenses de gaz et d’électricité domestiques. Ayant peu augmenté depuis des années, le plafond annuel était passé, pour un foyer moyen, à 1 277 livres sterling en octobre 2021. Il est aujourd’hui de 1 971 livres (+54 %), et à partir du 1er octobre il devrait passer à 2 500 livres par an, soit 245 euros par mois, alors que des sommes encore supérieures ont été envisagées. Les prix de l’alimentation augmentent également en flèche, comme ceux du lait (+26 %), du beurre (+21 %), de la farine (+19 %) ou encore des pâtes (+16 %). L’hiver dernier, 38 % des Britanniques disaient déjà devoir économiser sur le chauffage. Aujourd’hui, des millions de personnes supplémentaires redoutent de devoir choisir entre se nourrir correctement et se chauffer, et les banques alimentaires sont débordées. En octobre, plus de huit millions de foyers, soit un tiers des familles, auront du mal à payer leur facture d’énergie. Des dizaines de milliers d’écoles ou d’hôpitaux, qui ne bénéficient d’aucun plafonnement, auront également d’énormes difficultés à payer leurs factures. Ces hausses de prix, pour lesquelles « la guerre de Poutine » est le prétexte classique, sont essentiellement dues à la spéculation à laquelle se livrent les grandes entreprises de l’énergie et de l’agroalimentaire. Les multinationales britanniques y figurent en bonne place. Par exemple, le pétrolier Shell a annoncé des profits records de 11,4 milliards de dollars au second trimestre, promettant d’en donner plus de la moitié à ses actionnaires. Centrica, le propriétaire de British Gas, a annoncé un profit de 1,3 milliard de livres au cours du premier semestre. C’est sur le dos des travailleurs et des usagers que ces profits records sont réalisés.
Des grèves multiples
Les grèves qui ont été organisées depuis le mois de juin ont en commun d’avoir porté sur les augmentations de salaires, et d’avoir été massivement suivies par les salariés concernés. Depuis les années Thatcher, la législation sur l’exercice du droit de grève en Grande-Bretagne est restrictive. Ainsi, pour poser un préavis de grève, un syndicat doit organiser un scrutin par voie postale parmi ses membres, dont la liste doit avoir été transmise à l’employeur, qui peut la vérifier et la contester. Selon les secteurs, au moins 40 % ou 50 % doivent participer au scrutin, et une majorité des votants doivent se prononcer pour la grève, sinon celle-ci n’est pas légale. Les préavis sont d’au moins deux semaines et les grèves de solidarité, en soutien à une autre catégorie de travailleurs, ne sont pas légales. Les injonctions judiciaires visant à empêcher une grève sont fréquentes, voire efficaces. Les défaites successives des années 1980 ont affaibli le mouvement ouvrier dans son ensemble, et pas seulement les syndicats. La durée du travail a augmenté, la précarité s’est généralisée, et le droit du travail est souvent une fable. Un certain nombre de travailleurs ont maintenant des contrats « zéro heure », qui les obligent à être disponibles pour un patron qui ne s’engage pas à les faire travailler. Le soutien des travailleurs aux consultations organisées depuis trois mois est donc d’autant plus significatif.
C’est dans les chemins de fer que les premières grèves ont été organisées. Il s’agit des premières grèves nationales depuis 1989. Quand le syndicat majoritaire, RMT, a consulté ses membres pour une action demandant des augmentations de salaires, 71 % des 40 000 syndiqués ont pris part au vote, et 89 % des votants se sont prononcés pour la grève. Les 21, 23 et 25 juin, le trafic a été paralysé et la plupart des gares sont restées fermées. D’autres journées de grève ont été organisées en juillet et en août, à chaque fois avec le même succès.
Les dockers de Felixstowe, un port du sud-est de l’Angleterre par lequel transitent 48 % des conteneurs du pays, ont été en grève du 20 au 28 août, pour la première fois depuis 1989. Le conglomérat qui gère le port, CK Hutchinson, a réalisé un bénéfice de 79 millions de livres en 2021, dont plus de la moitié ont été redistribués aux actionnaires. Les dockers ne voyaient donc pas pourquoi ils auraient dû accepter l’offre de 7 % d’augmentation faite par la direction, qui revient à une baisse de 3 % du salaire réel. La proposition d’une prime de 500 livres n’a pas suffi à les amadouer… et la visite du PDG sur le piquet de grève n’a fait que jeter de l’huile sur le feu. La direction refusant toute concession, la grève pourrait reprendre à l’automne. Les dockers de Liverpool ont également voté pour la grève.
Enfin, les 26 août, 8 et 9 septembre, ce sont 115 000 postiers qui ont fait grève, dans le cadre de leur première grève nationale depuis 2009. Les travailleurs de l’entreprise privée Royal Mail, chargés du tri et de la distribution du courrier, rejettent en bloc les 2 % d’augmentation que la direction a osé leur proposer, alors que les actionnaires ont empoché 400 millions de livres en 2021. Au-delà des revendications salariales, c’est tout un ras-le-bol sur la précarisation de l’emploi et la dégradation des conditions de travail qui s’exprime. Le 26 août, les travailleurs des bureaux de poste, qui considèrent les 5 % avancés par la direction du Post Office comme une aumône inacceptable, ont également fait grève. Quelque 40 000 travailleurs des télécommunications et des centres d’appel ont également fait grève les 29 juillet, 1er, 30 et 31 août.
Dans plusieurs autres secteurs, les travailleurs ont voté pour la grève ou sont en train de le faire : les enseignants, les assistants d’éducation, les travailleurs du système de santé, les employés territoriaux, ainsi que dans différentes entreprises du secteur privé. À chaque fois que les syndicats consultent leurs adhérents sur le recours à la grève, il est adopté à une majorité écrasante. Car si les grèves dans les transports cet été n’ont pas permis d’obtenir gain de cause, le fait qu’elles aient été massivement suivies encourage manifestement de nouvelles catégories de salariés à se mobiliser. Même les avocats pénalistes, qui revendiquent une revalorisation de l’aide légale, ont voté pour une grève illimitée, à partir du 5 septembre.
Signe que le mécontentement est fort, des grèves « sauvages », c’est-à-dire organisées hors du cadre légal contraignant, se sont produites dans des secteurs où les syndicats sont moins présents. Chez Amazon, notamment dans un entrepôt à Tilbury dans l’Essex, des travailleurs ont cessé le travail, refusant les hausses de salaires de 35 pence de l’heure (70 euros par mois) proposées par la direction, alors que l’entreprise vient de faire 20 milliards de livres (24 milliards d’euros) de chiffre d’affaires au Royaume-Uni en un semestre. Ils réclament 2 livres de plus par heure, soit 400 euros par mois. Dans le raffinage et le bâtiment, d’autres grèves sauvages se sont produites en août. Ces différentes grèves ne forment pas un mouvement d’ensemble, mais leur multiplication et le fait qu’elles soient suivies, y compris dans des secteurs qui ne font jamais grève, créent une effervescence, un climat susceptible de favoriser l’entrée en lutte de nouvelles catégories de travailleurs.
La combativité des grévistes, les entraves des directions syndicales
Depuis le début, les directions syndicales mènent ces grèves à leur façon, bureaucratique, se limitant à des journées espacées et en ordre dispersé. Dans les chemins de fer, trois syndicats coexistent, avec chacun leurs journées d’action et leurs mots d’ordre : le RMT, ASLEF et TSSA. Le RMT a une image de syndicat combatif, et son secrétaire Mick Lynch est devenu la figure la plus en vue du mouvement en cours. Il n’est pas lié au Parti travailliste, ne mâche pas ses mots, et sa formule « la classe ouvrière est de retour » est largement reprise. Mais il a appelé les cheminots à faire grève les 21, 23, 25 juin, puis le 27 juillet, les 18 et 20 août, les 15 et 17 septembre, avec des négociations entre chaque séquence. Le syndicat ASLEF, qui organise environ 20 000 conducteurs de train (dont certains appartiennent au RMT), a appelé ses membres à faire grève les 30 juillet et 13 août, et de nouveau le 15 septembre, pour une fois en même temps que le RMT. Le syndicat TSSA, qui regroupe quant à lui une vingtaine de milliers d’employés des bureaux et des guichets des transports, a eu ses propres jours de grève. Quant aux travailleurs du nettoyage des gares et des trains, employés par des entreprises sous-traitantes, ils se battent depuis des mois pour des augmentations de salaires, mais séparément, bien qu’ils fassent aussi partie du RMT. Enfin, ce syndicat a appelé les travailleurs du métro à faire grève le 19 août, avec les conducteurs de bus et les membres d’un autre syndicat. D’autres journées de grève ont été organisées sur certaines lignes régionales. Autrement dit, alors que les revendications salariales sont partagées par l’ensemble des grévistes, voire par l’ensemble des travailleurs, la plupart des mobilisations sont restées sectorielles. Cette dispersion s’appuie parfois sur des sentiments catégoriels cultivés par les directions syndicales, par exemple l’idée que, pour se faire entendre, mieux vaut être dans son couloir que noyé dans la masse des grévistes. Certains grévistes pensent aussi que la multiplication des journées d’action dans les transports, en étalant les perturbations, pèse plus. Et beaucoup disent ne pouvoir se permettre une grève illimitée.
En réalité, la dynamique des grèves est ainsi contenue et la force collective du monde du travail est émiettée par cette dispersion et par l’absence de plan d’ensemble. Les journées de grève sont aujourd’hui telles les coups portés par un boxeur qui préviendrait son adversaire de la puissance limitée du coup, et, plutôt que chercher le KO, le laisserait récupérer avant de porter le coup suivant. Un tel boxeur aurait peu de chances de l’emporter… Les grèves en cours pourraient-elles se transformer en une seule grève, massive sinon générale ? D’une certaine façon, il s’agit d’un mouvement d’ensemble, dans la mesure où les grèves des uns donnent envie aux autres de s’y mettre. Mais pour que la grève se généralise, pour qu’elle soit commune à l’ensemble du monde du travail, il faudrait que les travailleurs débordent les organisations syndicales des différents secteurs. En Grande-Bretagne, la seule grève générale date de 1926, et les directions syndicales ne la célèbrent guère aujourd’hui : elles trahirent alors la grève au bout de neuf jours, laissant les seuls mineurs poursuivre la grève avant qu’ils soient contraints de reprendre le travail, affamés. Un autre mauvais souvenir, plus proche, est celui de l’hiver 1978-1979, l’« hiver du mécontentement » (Winter of Discontent), quand l’inflation était également très élevée, et que le pays avait connu une série de grèves marquantes pour des hausses de salaire : ouvriers de Ford, employés des cimetières, éboueurs, travailleurs des hôpitaux… Margaret Thatcher était parvenue au pouvoir dans leur foulée, avec un discours violemment antisyndical. Il s’ensuivit une longue période de gouvernements conservateurs démantelant le droit du travail et réduisant les prérogatives syndicales. En 1984-1985, quand de nombreuses fermetures de puits furent annoncées, les mineurs firent grève seuls pendant douze mois, et furent défaits.
Depuis, les trade-unions, qui comptent deux fois moins de syndiqués qu’en 1979, ont évité toute vague de grèves. Certes, le contexte est favorable aux syndicats. Pendant la pandémie de Covid, les travailleurs des « secteurs essentiels » (santé, transports, télécommunications, postes…) ont travaillé au péril de leur vie, et aujourd’hui ils voient leur salaire réel laminé. Il y a un consensus sur le fait que les salaires doivent augmenter, et les syndicats peuvent se refaire une santé en appelant à faire grève. Mais aujourd’hui encore, ils n’organisent aucune assemblée de grévistes, et les piquets de grève, certes limités par la loi à six personnes, ne rassemblent en général que quelques représentants syndicaux, la masse des grévistes restant chez eux. Autrement dit, les travailleurs n’ont aucun contrôle sur leurs grèves, entièrement dirigées et décidées par des directions syndicales, qui pourraient y mettre fin sur la base de compromis insatisfaisants.
« Enough is enough » et « Don’t Pay »
La campagne « Enough is enough » (Trop, c’est trop) est menée par des dirigeants syndicaux, et par quelques députés de la gauche travailliste qui ne sont pas dans la ligne de leur direction. Mick Lynch en est la figure la plus connue, et il bénéficie de son image de militant combatif. Centrée autour de cinq revendications (des hausses de salaire, une baisse des factures d’énergie, la fin de la pauvreté alimentaire, des logements décents, une fiscalité sur les plus riches), cette campagne revendique 500 000 signatures, et a prévu une journée d’action le 1er octobre. Elle ne propose pas de ne pas payer les factures d’énergie. D’une certaine façon, même si de nombreux grévistes s’y retrouvent, elle représente une diversion par rapport aux grèves en cours : un de ses dirigeants, le secrétaire du syndicat des postes (CWU) Dave Ward, aimerait négocier un compromis « acceptable » dans le conflit en cours, y compris en acceptant des licenciements et des hausses de salaire inférieures à l’inflation. De son point de vue et de celui de la gauche réformiste, mieux vaut une campagne d’agitation qu’une grève. Du point de vue des intérêts des travailleurs, c’est exactement l’inverse.
Face à l’augmentation démentielle des prix de l’énergie domestique, une autre campagne est menée : « Don’t pay UK » (« Ne payez pas »), un mouvement de boycott, appelant à refuser les prélèvements automatiques à partir du 1er octobre. Menée par des militants anonymes, cette pétition en ligne depuis la mi-juin a recueilli, au 7 septembre, 179 000 signatures, un chiffre en deçà du million espéré. Cette campagne, qui suscite une certaine sympathie, s’appuie sur l’exemple de la Poll Tax au tournant des années 1990, quand le gouvernement Thatcher avait dû faire machine arrière sur une réforme de la fiscalité locale, réforme particulièrement antiouvrière. Mais la mobilisation contre la Poll Tax avait non seulement pris la forme d’un boycott de 12 millions de personnes, mais aussi celle de mobilisations massives, dont la plus importante, à Londres le 31 mars 1990, avait rassemblé quelque 200 000 manifestants et s’était transformée en émeute. Les gens hésitent à s’engager à ne pas payer leurs factures de gaz ou d’électricité, par crainte de risquer de voir leur compteur coupé, ou encore de faire l’objet d’un recouvrement de créance. En outre, nombre des consommateurs les plus pauvres payent par des compteurs à prépaiement, ou par des cartes achetées en magasin : s’ils boycottent, ils n’ont pas de chauffage.
Les conservateurs, les travaillistes et les grèves en cours
La vague de grèves a commencé peu de temps avant que, le 7 juillet, Boris Johnson ne présente sa démission du poste de dirigeant du Parti conservateur et donc de Premier ministre. Cette démission, prenant effet le 5 septembre, est survenue après de nombreuses défections au sein de son gouvernement, et elle n’a pas de rapport direct avec les grèves en cours. Selon la tradition de la grande démocratie britannique, il a ensuite incombé aux députés puis aux quelque 200 000 membres du Parti conservateur, en général des hommes cossus et particulièrement réactionnaires, de choisir son successeur. Celle qui a été choisie et est devenue Première ministre le 6 septembre, Liz Truss, est ministre depuis dix ans. Elle s’est toujours fait connaître pour des propos aussi stupides que réactionnaires. En 2012, elle avait cosigné un livre programme, Britannia Unchained (La Grande-Bretagne libérée) qui expliquait que les travailleurs britanniques « sont les plus oisifs au monde », prennent leur retraite trop tôt et ont une productivité trop faible. Elle annonce aujourd’hui qu’elle s’attaquera aux « syndicalistes qui prennent le pays en otage ». Cette politicienne, qui singe en permanence Margaret Thatcher, promet un service minimum dans les transports et des conditions plus restrictives dans les scrutins que les syndicats doivent organiser avant toute grève. À sa manière, elle considère aussi les grèves en cours comme un mouvement qui dépasse la situation de telle ou telle entreprise.
Quant à la direction du Parti travailliste, dont les syndicats sont pourtant les principaux bailleurs de fonds, elle ne veut surtout pas afficher de soutien aux grévistes, et tient à faire la preuve de sa responsabilité pour l’alternance. Jeremy Corbyn, dirigeant de 2015 à 2020, imposé par la base travailliste aux caciques du parti, avait certes représenté une parenthèse « de gauche », ne serait-ce que dans le discours. Mais depuis Tony Blair, les dirigeants travaillistes surenchérissent dans les gages de responsabilité donnés à la bourgeoisie. Le dirigeant actuel, Keir Starmer, s’inscrit dans cette tradition. Quand un député travailliste, membre du « gouvernement fantôme » (shadow cabinet) travailliste s’est rendu sur un piquet de grève, il a aussitôt été démis de ses fonctions : un parti qui veut gouverner ne va pas soutenir les grèves, a expliqué Starmer.
Malgré cela, les principaux dirigeants syndicaux et la gauche travailliste placent l’essentiel de leurs espoirs dans une alternance électorale qui, à l’horizon 2024, ramènerait les travaillistes aux affaires. Ils misent pour cela sur le discrédit actuel des conservateurs et sur le mécontentement en cours.
Les travailleurs britanniques n’ont rien à attendre de tels marchands d’illusions. Il faut surtout espérer qu’ils prennent le contrôle sur leur mobilisation. Il faut espérer qu’ils se servent de l’arme de la grève, des grèves de masse, de la force de la classe ouvrière dans l’économie, mais aussi du caractère imprévisible de leurs luttes, pour faire valoir leurs intérêts.
8 septembre 2022